La semaine dernière, un député d'extrême droite a relancé outre-Quiévrain la vieille thèse dite « des ballets roses ». D'où vient cette théorie du complot ? Qui la relaie ?
« L'institutionnalisation de la pédophilie en Belgique ». Tel était le thème de la conférence de presse organisée jeudi 19 avril par le député belge Laurent Louis. Ce jeune député de 32 ans, élu grâce au système de l'apparentement, a cru devoir exhiber des photos extraites du rapport d'autopsie de Julie et Mélissa, deux des victimes de Marc Dutroux, provoquant l'indignation unanime de la classe politique belge. Il a également mis en ligne une pétition demandant « qu’une Commission spéciale soit instaurée afin de combattre les réseaux pédophiles en Belgique et de mettre en lumière l'implication de hauts responsables du pays mais aussi les protecteurs des pédophiles ».
Une semaine plus tôt, Laurent Louis avait reçu un e-mail anonyme dressant une liste nominative de plusieurs centaines de personnalités belges et françaises censées faire partie de réseaux de pédocriminalité. N'hésitant pas à le diffuser sur son blog, au motif « qu’il est temps de nettoyer notre pays de ceux qui le salissent et le déshonorent », Laurent Louis affirme avoir « voulu livrer le document à l’état brut, sans chercher à rectifier l’une ou l’autre erreur factuelle » tout en se demandant si les « magouilles, [la] corruption et [la] pédophilie, [étaient] les ingrédients de la politique belge »...
La liste en question a en fait été mise en ligne à l'origine le 4 avril 2012 sur le blog de Jean-Pierre Miralles sous le titre « Petit Robert de la pédocriminalité ». Fortement teinté de complotisme, le site de Miralles a pour but d'« offrir une information indépendante, alternative urgente pour la sécurité de nos enfants concernant les pédophiles ». On y trouve notamment un hommage à Alain Gossens, ancien animateur du site conspirationniste belge Karmapolis, ou encore à Stan Maillaud, un activiste « anti-Nouvel Ordre Mondial » bien connu de la complosphère francophone. Miralles, souligne Le Vif.be, « fait partie du réseau de soutien de l’Anversois Marcel Vervloesem, un "chasseur de pédophiles" né avec l’affaire Dutroux… et condamné en 2008 pour abus sexuels sur mineurs. Soupçonné cette fois du viol de son neveu, Vervloesem, 59 ans, est retourné derrière les barreaux à la fin janvier. Depuis, ses réseaux s’activent en sa faveur. Cette incarcération n’est pas étrangère à la soudaine propagation de cette liste abracadabrante qui circule depuis des années. Même les plus obstinés partisans de la théorie du complot dédaignent ce texte bourré d’erreurs manifestes, sans parler des accusations invraisemblables ».
Laurent Louis est largement soutenu par toute une fraction du web conspirationniste avec des sites comme Sott.net (de Laura Knight-Jadczyk), Pédopolis.com, RenovatioTV.com, Égalité & Réconciliation (d'Alain Soral), Alterinfo.net (de Zeynel Cekici), Altermedia.info (de David Duke), Les Moutons Enragés.fr ou encore – ce n'est pas une blague – ReOpen Dutroux. Cette galaxie conspirationniste « anti-pédocriminalité » communie dans la dénonciation d'un « complot pédophile » qui, selon la sociologue Véronique Campion-Vincent, auteur de Comme un abus d'enfance (Seuil, 2008), relève d'une véritable « mythologie contemporaine ». « Selon cette croyance, explique la chercheuse, un réseau puissant et permanent de solidarité unit les pédophiles – décrits comme des personnages riches, puissants et influents, appartenant aux élites – ce qui explique que les nombreux crimes qu’ils commettent ne soient pas détectés ou demeurent impunis. Le thème de base des divers personnages défendant la théorie du complot pédophile est le soupçon des "élites", acusées d’un complot contre le "peuple" » [1]. Ce mythe du complot pédophile « est un thème ancien et classique des rumeurs, cependant de nouveaux facteurs – liés en particulier à la reconnaissance sociale des faits niés hier de la pédophilie et de l’inceste – ont transformé de nos jours ce mythe récurrent ».
Défendue avec constance par Marc Dutroux, la thèse du complot se nourrit en particulier des déclarations « de "témoins" auto-proclamés – parmi lesquels des femmes qui avaient nettement été victimes d’abus répétés perpétrés par leurs proches pendant leur enfance ». Ainsi Régina Louf, alias le témoin X1 (son pseudonyme dans le dossier judiciaire), qui prétendait avoir assisté à quatre-vingt meurtres d'enfants et allait jusqu'à relater « des parties de chasse des puissants qui traquaient leurs victimes enfantines dans d’immenses forêts armés d’arcs et de flèches » [2]. Comme le relève Véronique Campion-Vincent, « les accusations ont grossi et grossi selon le modèle classique des affaires de sorcellerie d’autrefois. Ainsi le Roi des Belges fut-il plusieurs fois dénoncé comme pédophile et membre du complot ». Le "témoignage" de Régina Louf a fini par être écarté du dossier par les juges en charge de l'affaire qui estimaient « que ses déclarations n'étaient pas corroborées et relevaient du fantasme » [3].
Auteur de deux documentaires sur l'affaire Dutroux, le journaliste Gérard Rogge revient sur l'histoire de cette théorie du "complot pédophile" en Belgique :
« Elle est née au début des années 80, mise au point par un psychiatre belge, le Docteur Pinon, qui voulait se venger de son épouse qui l'avait cocufié. Il l'a donc impliquée dans des ballets roses où apparaissait notre Roi actuel, des généraux de gendarmerie, des magistrats, etc. Toute cette affaire a été investiguée au niveau du Parquet de Nivelles au début des années 80. La conclusion a été qu'il n'y avait absolument rien et on s'est aperçu très vite qu'il s'agissait de délire d'un psychiatre un peu fou. Et puis, on a vu au moment des tueries du Brabant, cette théorie réapparaître. C'était le mobile des tueries : il fallait récupérer des cassettes qui avaient été tournées pendant ces ballets roses. Il y a eu trente-six enquêtes, résultat nul.
Dans un deuxième temps, lorsque l'affaire Dutroux est apparue, vers 1996, à nouveau, ce monstre du Loch Ness, cette théorie des ballets roses, est réapparue et il faut bien dire que le Procureur Bourlet a été dans un premier temps séduit par ces théories. Ça a été repris à un certain moment par Patrick Moriau, le Député PS et on a vu apparaître aussi une espèce de journaliste escroc luxembourgeois, un certain Nick, Jean Nicolas, qui dirigeait l'hebdomadaire "L'Investigateur" et qui a essayé de propager à nouveau cette théorie en rapport avec l'affaire Dutroux.
Ces théories ont été prises au sérieux. on ne peut pas dire qu'on n'a rien fait, qu'on n'a pas investigué et il y a eu de nombreux enquêteurs qui se sont lancés sur cette piste. Mais le résultat a été absolument nul. Tout au contraire, on s'est aperçu qu'il y avait une énorme manipulation derrière tout cela ».
Notes :
[1] Véronique Campion-Vincent, « Élites maléfiques et “complot pédophile” : paniques morales autour des enfants », in Schweizerisches Archiv für Volkskunde [Archives suisses des traditions populaires], n°102, Tome 1, 2006, p. 49.
[2] Ibid., p. 56.
[3] Véronique Campion-Vincent, Comme un abus d'enfance, Seuil, 2008, p. 58.
(Dernière mise à jour : 23/04/2012, 22h21)
« L'institutionnalisation de la pédophilie en Belgique ». Tel était le thème de la conférence de presse organisée jeudi 19 avril par le député belge Laurent Louis. Ce jeune député de 32 ans, élu grâce au système de l'apparentement, a cru devoir exhiber des photos extraites du rapport d'autopsie de Julie et Mélissa, deux des victimes de Marc Dutroux, provoquant l'indignation unanime de la classe politique belge. Il a également mis en ligne une pétition demandant « qu’une Commission spéciale soit instaurée afin de combattre les réseaux pédophiles en Belgique et de mettre en lumière l'implication de hauts responsables du pays mais aussi les protecteurs des pédophiles ».
Une semaine plus tôt, Laurent Louis avait reçu un e-mail anonyme dressant une liste nominative de plusieurs centaines de personnalités belges et françaises censées faire partie de réseaux de pédocriminalité. N'hésitant pas à le diffuser sur son blog, au motif « qu’il est temps de nettoyer notre pays de ceux qui le salissent et le déshonorent », Laurent Louis affirme avoir « voulu livrer le document à l’état brut, sans chercher à rectifier l’une ou l’autre erreur factuelle » tout en se demandant si les « magouilles, [la] corruption et [la] pédophilie, [étaient] les ingrédients de la politique belge »...
La liste en question a en fait été mise en ligne à l'origine le 4 avril 2012 sur le blog de Jean-Pierre Miralles sous le titre « Petit Robert de la pédocriminalité ». Fortement teinté de complotisme, le site de Miralles a pour but d'« offrir une information indépendante, alternative urgente pour la sécurité de nos enfants concernant les pédophiles ». On y trouve notamment un hommage à Alain Gossens, ancien animateur du site conspirationniste belge Karmapolis, ou encore à Stan Maillaud, un activiste « anti-Nouvel Ordre Mondial » bien connu de la complosphère francophone. Miralles, souligne Le Vif.be, « fait partie du réseau de soutien de l’Anversois Marcel Vervloesem, un "chasseur de pédophiles" né avec l’affaire Dutroux… et condamné en 2008 pour abus sexuels sur mineurs. Soupçonné cette fois du viol de son neveu, Vervloesem, 59 ans, est retourné derrière les barreaux à la fin janvier. Depuis, ses réseaux s’activent en sa faveur. Cette incarcération n’est pas étrangère à la soudaine propagation de cette liste abracadabrante qui circule depuis des années. Même les plus obstinés partisans de la théorie du complot dédaignent ce texte bourré d’erreurs manifestes, sans parler des accusations invraisemblables ».
Laurent Louis est largement soutenu par toute une fraction du web conspirationniste avec des sites comme Sott.net (de Laura Knight-Jadczyk), Pédopolis.com, RenovatioTV.com, Égalité & Réconciliation (d'Alain Soral), Alterinfo.net (de Zeynel Cekici), Altermedia.info (de David Duke), Les Moutons Enragés.fr ou encore – ce n'est pas une blague – ReOpen Dutroux. Cette galaxie conspirationniste « anti-pédocriminalité » communie dans la dénonciation d'un « complot pédophile » qui, selon la sociologue Véronique Campion-Vincent, auteur de Comme un abus d'enfance (Seuil, 2008), relève d'une véritable « mythologie contemporaine ». « Selon cette croyance, explique la chercheuse, un réseau puissant et permanent de solidarité unit les pédophiles – décrits comme des personnages riches, puissants et influents, appartenant aux élites – ce qui explique que les nombreux crimes qu’ils commettent ne soient pas détectés ou demeurent impunis. Le thème de base des divers personnages défendant la théorie du complot pédophile est le soupçon des "élites", acusées d’un complot contre le "peuple" » [1]. Ce mythe du complot pédophile « est un thème ancien et classique des rumeurs, cependant de nouveaux facteurs – liés en particulier à la reconnaissance sociale des faits niés hier de la pédophilie et de l’inceste – ont transformé de nos jours ce mythe récurrent ».
Défendue avec constance par Marc Dutroux, la thèse du complot se nourrit en particulier des déclarations « de "témoins" auto-proclamés – parmi lesquels des femmes qui avaient nettement été victimes d’abus répétés perpétrés par leurs proches pendant leur enfance ». Ainsi Régina Louf, alias le témoin X1 (son pseudonyme dans le dossier judiciaire), qui prétendait avoir assisté à quatre-vingt meurtres d'enfants et allait jusqu'à relater « des parties de chasse des puissants qui traquaient leurs victimes enfantines dans d’immenses forêts armés d’arcs et de flèches » [2]. Comme le relève Véronique Campion-Vincent, « les accusations ont grossi et grossi selon le modèle classique des affaires de sorcellerie d’autrefois. Ainsi le Roi des Belges fut-il plusieurs fois dénoncé comme pédophile et membre du complot ». Le "témoignage" de Régina Louf a fini par être écarté du dossier par les juges en charge de l'affaire qui estimaient « que ses déclarations n'étaient pas corroborées et relevaient du fantasme » [3].
Auteur de deux documentaires sur l'affaire Dutroux, le journaliste Gérard Rogge revient sur l'histoire de cette théorie du "complot pédophile" en Belgique :
« Elle est née au début des années 80, mise au point par un psychiatre belge, le Docteur Pinon, qui voulait se venger de son épouse qui l'avait cocufié. Il l'a donc impliquée dans des ballets roses où apparaissait notre Roi actuel, des généraux de gendarmerie, des magistrats, etc. Toute cette affaire a été investiguée au niveau du Parquet de Nivelles au début des années 80. La conclusion a été qu'il n'y avait absolument rien et on s'est aperçu très vite qu'il s'agissait de délire d'un psychiatre un peu fou. Et puis, on a vu au moment des tueries du Brabant, cette théorie réapparaître. C'était le mobile des tueries : il fallait récupérer des cassettes qui avaient été tournées pendant ces ballets roses. Il y a eu trente-six enquêtes, résultat nul.
Dans un deuxième temps, lorsque l'affaire Dutroux est apparue, vers 1996, à nouveau, ce monstre du Loch Ness, cette théorie des ballets roses, est réapparue et il faut bien dire que le Procureur Bourlet a été dans un premier temps séduit par ces théories. Ça a été repris à un certain moment par Patrick Moriau, le Député PS et on a vu apparaître aussi une espèce de journaliste escroc luxembourgeois, un certain Nick, Jean Nicolas, qui dirigeait l'hebdomadaire "L'Investigateur" et qui a essayé de propager à nouveau cette théorie en rapport avec l'affaire Dutroux.
Ces théories ont été prises au sérieux. on ne peut pas dire qu'on n'a rien fait, qu'on n'a pas investigué et il y a eu de nombreux enquêteurs qui se sont lancés sur cette piste. Mais le résultat a été absolument nul. Tout au contraire, on s'est aperçu qu'il y avait une énorme manipulation derrière tout cela ».
Notes :
[1] Véronique Campion-Vincent, « Élites maléfiques et “complot pédophile” : paniques morales autour des enfants », in Schweizerisches Archiv für Volkskunde [Archives suisses des traditions populaires], n°102, Tome 1, 2006, p. 49.
[2] Ibid., p. 56.
[3] Véronique Campion-Vincent, Comme un abus d'enfance, Seuil, 2008, p. 58.
(Dernière mise à jour : 23/04/2012, 22h21)
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