Mis en cause dans Le Temps pour avoir crié à la manipulation dans l'affaire de l'attentat raté du Thalys, le prédicateur genevois Hani Ramadan, frère de Tariq Ramadan, a publié mardi un long droit de réponse dans les colonnes du quotidien suisse sous le titre : « Vous avez dit "théorie du complot" ? ».
Mis en cause dans Le Temps pour avoir crié à la manipulation dans l’affaire de l’attentat raté du Thalys, le prédicateur genevois Hani Ramadan, frère de Tariq Ramadan, a publié mardi un long droit de réponse dans les colonnes du quotidien suisse sous le titre : « Vous avez dit "théorie du complot" ? ». Selon lui, il existerait « depuis des décennies » un plan sioniste visant à semer le chaos au Moyen-Orient et nous assisterions à sa mise en œuvre « sous nos yeux ».
« Commençons simplement par affirmer que nous pensons qu’il n’y a pas de "théorie du complot", mais que complot il y a » écrit le directeur du Centre islamique de Genève. « Le soutien de l’alliance américano-sioniste eurocompatible au putschiste al-Sissi, tout comme la passivité de la communauté internationale […] en ce qui concerne la Syrie, démontrent bien que tout ce qui se passe n’est pas l’effet du hasard, loin de là » (sic).
Hani Ramadan est coutumier des sorties conspirationnistes sur son blog, hébergé par La Tribune de Genève. Comme le souligne Le Figaro, « il n'hésite pas à faire montre d'un antisionisme et d'un anti-américanisme virulents, dénonçant "l'impérialisme américano-sioniste" à longueur de billets. En juin dernier il voyait dans les trois attentats simultanés en France, au Koweït et en Tunisie la marque de la "volonté des sionistes de provoquer des soulèvements contre les musulmans". Au moment de l'attaque de Charlie Hebdo, il écrivait qu'il voyait dans cet attentat un "vaste processus de diabolisation de l'islam, savamment programmé au cours des années" ».
Cette fois-ci, Hani Ramadan cite à l’appui de sa démonstration l’extrait d’un « document historique irréfutable » censé présenter les « résolutions » prises par l’Organisation sioniste mondiale (OSM) à Jérusalem telles qu’elles auraient été publiées dans un article de la revue Kivounim en février 1982 :
« L’éclatement de la Syrie et de l’Irak en régions déterminées sur la base de critères ethniques ou religieux doit être, à long terme, un but prioritaire pour Israël, la première étape étant la destruction de la puissance militaire de ces Etats. […] Riche en pétrole, et en proie à des luttes intestines, l’Irak est dans la ligne de mire israélienne. Sa dissolution serait, pour nous, plus importante que celle de la Syrie, car c’est lui qui représente, à court terme, la plus sérieuse menace pour Israël. »
Hani Ramadan poursuit avec ce commentaire :
« Les visées décrites dans ce document, n’est-ce pas ce qui se produit sous nos yeux depuis plus de trente ans ? Pourquoi est-il si difficile d’en parler ? Pourquoi ne met-on pas en évidence l’origine de drames humains indescriptibles dont nous sommes les témoins et qui débordent jusque chez nous ? Pourquoi n’explique-t-on pas que les dictatures arabes sanguinaires et Daech sont les meilleurs alliés de l’Etat d’Israël, plutôt que la voie des urnes ? Pourquoi est-ce que nos agences de presse en Occident diabolisent à ce point, et rapidement, un terroriste présumé ; et se taisent, à ce point, sur un projet qui se déroule depuis des décennies, et qui est en fait une énorme monstruosité ».
Poser ces questions, c’est évidemment y répondre. Et qu’attend-on du lecteur sinon qu’il identifie, derrière le silence – forcément complice – des médias, la main invisible de ceux qui cherchent, comme Hani Ramadan a pu l’écrire ailleurs, à « affirmer dans les faits la suprématie raciale du peuple élu » ?
Premier problème : le document cité par Hani Ramadan n’expose en aucune façon les « résolutions » prises par l’OSM. Il figure d’ailleurs entre un texte sur la pensée de Judah L. Magnes (1877-1948), un rabbin libéral américain qui jusqu'à la veille de la création de l’Etat d’Israël défendit le projet d'un Etat binational judéo-arabe, et un article sur l'héritage de Ber Borochov (1881-1917), linguiste yiddishiste et penseur marxiste, qui posa les bases intellectuelles et politiques du sionisme socialiste. Du reste, au début des années 1980, l’OSM – qui n’a cessé, tout au long du XXème siècle, de cristalliser sur elle les fantasmes conspirationnistes (1) – n'avait déjà plus aucun poids politique substantiel depuis longtemps et sa revue, Kivounim, ne constituait en rien un écrit programmatique exposant les décisions (ou « résolutions ») prises en son sein.
Surtout, Oded Yinon, l’auteur de l’article, était – et est resté – un parfait inconnu pour les Israéliens. Il est présenté à la fois comme « journaliste » et comme « ancien fonctionnaire du ministère israélien des Affaires étrangères ». A quel niveau ? Nous n’en saurons rien. Lorsqu’on recherche son nom sur la version en hébreu de Google, on obtient ainsi 43 résultats, dont la très grande majorité sont consacrés au livre qu'il a écrit sur son père, Dov Yinon, qui fut commentateur à la radio israélienne. La même requête sur la version anglophone du moteur de recherche donne 28 700 occurrences, pratiquement toutes consacrées à dénoncer le plan machiavélique dont Oded Yinon serait l'auteur.
Toujours est-il que ce texte a été repéré dès sa publication par Israël Shahak, un militant antisioniste radical qui finira par être publié par la maison d’édition négationniste La Vieille Taupe. Par l’entremise de Shahak, des extraits de l’article d’Oded Yinon seront publiés dès 1982 par la Revue d’études palestiniennes. Depuis plus de trente ans, il est régulièrement cité dans la littérature antisémite et négationniste qui est allé jusqu’à le rebaptiser « Plan Yinon », attribuant une importance démesurée à un texte qui en est à peu près totalement dénué malgré son titre emphatique : « Une stratégie pour Israël dans les années 80 ». Roger Garaudy en avait par exemple fait l’un des arguments phares de son livre L’Affaire Israël (1983). Aujourd'hui, le « Plan Yinon » fait les choux gras de Thierry Meyssan, Alain Soral, Kémi Seba ou Pierre Hillard. Et l’on en retrouve trace aussi bien dans un numéro de 2007 de la revue Confluences Méditerranée que sur des sites conspirationnistes, antisémites et/ou islamistes : Réseau Voltaire, Le Grand Soir, Alterinfo, Le National Emancipé, The-Savoisien.com, SOS-crise, Mondialisation.ca, IRIB, pascasher.blogspot.com, Kontre-Kulture, Boulevard Voltaire, Médias-Presse-Info, etc.
Comme l’indiquent Michaël Prazan et Adrien Minard dans le livre de référence qu’ils ont consacré à l’itinéraire intellectuel et politique de Garaudy, « rien n’indique que cet article, qui évoque successivement l’opportunité d’une action en faveur d’une désagrégation des pays du Moyen-Orient et d’un transfert massif des Palestiniens vers la Jordanie, désigne un plan de travail concret validé par les autorités et devant orienter de tout temps la politique extérieure de l’Etat hébreu. Bien au contraire. Il s’agit d’une position personnelle parmi d’autres, exprimée par un simple journaliste dans le contexte particulièrement tendu des semaines qui précèdent l’opération Paix en Galilée menée par Tsahal au Sud-Liban » (2).
Mais la force de conviction des dénonciations du prétendu « Plan Yinon » réside également dans la « valeur prédictive » que l’on confère à ce texte, à l’instar des Protocoles des Sages de Sion. « L’argument, écrit Pierre-André Taguieff, revient à interpréter le cours de l’histoire comme strictement conforme au plan des Sages de Sion » (3) (dans le cas d’espèce, on dira : « des sionistes »). La situation chaotique dans laquelle convulserait le Moyen-Orient viendrait ainsi valider le caractère prophétique, et donc l’importance décisive, d’un texte qui n’a jamais rien eu de secret et n’a sans doute jamais eu la moindre influence sur les décisions stratégiques prises par l’Etat d’Israël.
Notes :
(1) « Ses activités, écrivent Michaël Prazan et Adrien Minard, ont longtemps consisté en l’organisation de congrès où les délégués des communautés juives de toute la diaspora se réunissaient pour décider, par un vote, des moyens propres à assurer la pérennité du foyer d’immigration promis par Lord Balfour en 1917, puis de l’Etat d’Israël à partir de 1948. Divers courants ont toujours co-existé en son sein. Mais les adversaires d’Israël l’ont souvent considérée comme une sorte de directoire secret constitué d’extrémistes animée des pires desseins et dictant ses ordres au gouvernement. On retrouve le thème du complot juif tirant les ficelles de l’OSM, dont le nom même serait la confirmation explicite de ce fantasme » (Michaël Prazan & Adrien Minard, Roger Garaudy. Itinéraire d’une négation, Calmann-Lévy, 2007, p. 161).
(2) Michaël Prazan & Adrien Minard, op. cit., pp. 161-162.
(3) Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, nouvelle éd., Berg International-Fayard, 2004, pp. 80-82.
Voir aussi :
Un « deuxième Israël » en Ukraine ? Non, un canular pris au sérieux par les conspirationnistes
Mis en cause dans Le Temps pour avoir crié à la manipulation dans l’affaire de l’attentat raté du Thalys, le prédicateur genevois Hani Ramadan, frère de Tariq Ramadan, a publié mardi un long droit de réponse dans les colonnes du quotidien suisse sous le titre : « Vous avez dit "théorie du complot" ? ». Selon lui, il existerait « depuis des décennies » un plan sioniste visant à semer le chaos au Moyen-Orient et nous assisterions à sa mise en œuvre « sous nos yeux ».
« Commençons simplement par affirmer que nous pensons qu’il n’y a pas de "théorie du complot", mais que complot il y a » écrit le directeur du Centre islamique de Genève. « Le soutien de l’alliance américano-sioniste eurocompatible au putschiste al-Sissi, tout comme la passivité de la communauté internationale […] en ce qui concerne la Syrie, démontrent bien que tout ce qui se passe n’est pas l’effet du hasard, loin de là » (sic).
Hani Ramadan est coutumier des sorties conspirationnistes sur son blog, hébergé par La Tribune de Genève. Comme le souligne Le Figaro, « il n'hésite pas à faire montre d'un antisionisme et d'un anti-américanisme virulents, dénonçant "l'impérialisme américano-sioniste" à longueur de billets. En juin dernier il voyait dans les trois attentats simultanés en France, au Koweït et en Tunisie la marque de la "volonté des sionistes de provoquer des soulèvements contre les musulmans". Au moment de l'attaque de Charlie Hebdo, il écrivait qu'il voyait dans cet attentat un "vaste processus de diabolisation de l'islam, savamment programmé au cours des années" ».
Cette fois-ci, Hani Ramadan cite à l’appui de sa démonstration l’extrait d’un « document historique irréfutable » censé présenter les « résolutions » prises par l’Organisation sioniste mondiale (OSM) à Jérusalem telles qu’elles auraient été publiées dans un article de la revue Kivounim en février 1982 :
« L’éclatement de la Syrie et de l’Irak en régions déterminées sur la base de critères ethniques ou religieux doit être, à long terme, un but prioritaire pour Israël, la première étape étant la destruction de la puissance militaire de ces Etats. […] Riche en pétrole, et en proie à des luttes intestines, l’Irak est dans la ligne de mire israélienne. Sa dissolution serait, pour nous, plus importante que celle de la Syrie, car c’est lui qui représente, à court terme, la plus sérieuse menace pour Israël. »
Hani Ramadan poursuit avec ce commentaire :
« Les visées décrites dans ce document, n’est-ce pas ce qui se produit sous nos yeux depuis plus de trente ans ? Pourquoi est-il si difficile d’en parler ? Pourquoi ne met-on pas en évidence l’origine de drames humains indescriptibles dont nous sommes les témoins et qui débordent jusque chez nous ? Pourquoi n’explique-t-on pas que les dictatures arabes sanguinaires et Daech sont les meilleurs alliés de l’Etat d’Israël, plutôt que la voie des urnes ? Pourquoi est-ce que nos agences de presse en Occident diabolisent à ce point, et rapidement, un terroriste présumé ; et se taisent, à ce point, sur un projet qui se déroule depuis des décennies, et qui est en fait une énorme monstruosité ».
Poser ces questions, c’est évidemment y répondre. Et qu’attend-on du lecteur sinon qu’il identifie, derrière le silence – forcément complice – des médias, la main invisible de ceux qui cherchent, comme Hani Ramadan a pu l’écrire ailleurs, à « affirmer dans les faits la suprématie raciale du peuple élu » ?
Premier problème : le document cité par Hani Ramadan n’expose en aucune façon les « résolutions » prises par l’OSM. Il figure d’ailleurs entre un texte sur la pensée de Judah L. Magnes (1877-1948), un rabbin libéral américain qui jusqu'à la veille de la création de l’Etat d’Israël défendit le projet d'un Etat binational judéo-arabe, et un article sur l'héritage de Ber Borochov (1881-1917), linguiste yiddishiste et penseur marxiste, qui posa les bases intellectuelles et politiques du sionisme socialiste. Du reste, au début des années 1980, l’OSM – qui n’a cessé, tout au long du XXème siècle, de cristalliser sur elle les fantasmes conspirationnistes (1) – n'avait déjà plus aucun poids politique substantiel depuis longtemps et sa revue, Kivounim, ne constituait en rien un écrit programmatique exposant les décisions (ou « résolutions ») prises en son sein.
Surtout, Oded Yinon, l’auteur de l’article, était – et est resté – un parfait inconnu pour les Israéliens. Il est présenté à la fois comme « journaliste » et comme « ancien fonctionnaire du ministère israélien des Affaires étrangères ». A quel niveau ? Nous n’en saurons rien. Lorsqu’on recherche son nom sur la version en hébreu de Google, on obtient ainsi 43 résultats, dont la très grande majorité sont consacrés au livre qu'il a écrit sur son père, Dov Yinon, qui fut commentateur à la radio israélienne. La même requête sur la version anglophone du moteur de recherche donne 28 700 occurrences, pratiquement toutes consacrées à dénoncer le plan machiavélique dont Oded Yinon serait l'auteur.
Toujours est-il que ce texte a été repéré dès sa publication par Israël Shahak, un militant antisioniste radical qui finira par être publié par la maison d’édition négationniste La Vieille Taupe. Par l’entremise de Shahak, des extraits de l’article d’Oded Yinon seront publiés dès 1982 par la Revue d’études palestiniennes. Depuis plus de trente ans, il est régulièrement cité dans la littérature antisémite et négationniste qui est allé jusqu’à le rebaptiser « Plan Yinon », attribuant une importance démesurée à un texte qui en est à peu près totalement dénué malgré son titre emphatique : « Une stratégie pour Israël dans les années 80 ». Roger Garaudy en avait par exemple fait l’un des arguments phares de son livre L’Affaire Israël (1983). Aujourd'hui, le « Plan Yinon » fait les choux gras de Thierry Meyssan, Alain Soral, Kémi Seba ou Pierre Hillard. Et l’on en retrouve trace aussi bien dans un numéro de 2007 de la revue Confluences Méditerranée que sur des sites conspirationnistes, antisémites et/ou islamistes : Réseau Voltaire, Le Grand Soir, Alterinfo, Le National Emancipé, The-Savoisien.com, SOS-crise, Mondialisation.ca, IRIB, pascasher.blogspot.com, Kontre-Kulture, Boulevard Voltaire, Médias-Presse-Info, etc.
Comme l’indiquent Michaël Prazan et Adrien Minard dans le livre de référence qu’ils ont consacré à l’itinéraire intellectuel et politique de Garaudy, « rien n’indique que cet article, qui évoque successivement l’opportunité d’une action en faveur d’une désagrégation des pays du Moyen-Orient et d’un transfert massif des Palestiniens vers la Jordanie, désigne un plan de travail concret validé par les autorités et devant orienter de tout temps la politique extérieure de l’Etat hébreu. Bien au contraire. Il s’agit d’une position personnelle parmi d’autres, exprimée par un simple journaliste dans le contexte particulièrement tendu des semaines qui précèdent l’opération Paix en Galilée menée par Tsahal au Sud-Liban » (2).
Mais la force de conviction des dénonciations du prétendu « Plan Yinon » réside également dans la « valeur prédictive » que l’on confère à ce texte, à l’instar des Protocoles des Sages de Sion. « L’argument, écrit Pierre-André Taguieff, revient à interpréter le cours de l’histoire comme strictement conforme au plan des Sages de Sion » (3) (dans le cas d’espèce, on dira : « des sionistes »). La situation chaotique dans laquelle convulserait le Moyen-Orient viendrait ainsi valider le caractère prophétique, et donc l’importance décisive, d’un texte qui n’a jamais rien eu de secret et n’a sans doute jamais eu la moindre influence sur les décisions stratégiques prises par l’Etat d’Israël.
Notes :
(1) « Ses activités, écrivent Michaël Prazan et Adrien Minard, ont longtemps consisté en l’organisation de congrès où les délégués des communautés juives de toute la diaspora se réunissaient pour décider, par un vote, des moyens propres à assurer la pérennité du foyer d’immigration promis par Lord Balfour en 1917, puis de l’Etat d’Israël à partir de 1948. Divers courants ont toujours co-existé en son sein. Mais les adversaires d’Israël l’ont souvent considérée comme une sorte de directoire secret constitué d’extrémistes animée des pires desseins et dictant ses ordres au gouvernement. On retrouve le thème du complot juif tirant les ficelles de l’OSM, dont le nom même serait la confirmation explicite de ce fantasme » (Michaël Prazan & Adrien Minard, Roger Garaudy. Itinéraire d’une négation, Calmann-Lévy, 2007, p. 161).
(2) Michaël Prazan & Adrien Minard, op. cit., pp. 161-162.
(3) Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux, nouvelle éd., Berg International-Fayard, 2004, pp. 80-82.
Voir aussi :
Un « deuxième Israël » en Ukraine ? Non, un canular pris au sérieux par les conspirationnistes
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