Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Gérald Bronner : « les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques »

Publié par La Rédaction25 mai 2010

Gérald Bronner : « les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques »
Conspiracy Watch : Vous avez consacré plusieurs ouvrages aux croyances collectives et à la sociologie de la cognition. Comment expliquer le développement contemporain de ces croyances particulières que sont les théories du complot ?

Gérald Bronner : Il faudrait d’abord être tout à fait certain qu’elles se développent réellement. C’est aussi le sentiment que j’ai, mais il faut être prudent car nous pouvons toujours être victimes d’un biais d’observation. Peut-être y a-t-il eu beaucoup de théories du complot dont nous n’avons jamais entendu parler par le passé parce qu’elles ne pouvaient se répandre comme elles le font aujourd’hui. Il est donc assez difficile de faire une étude longitudinale de cette question et affirmer qu’il y en a plus aujourd’hui que par le passé. Ceci étant dit, on peut en revanche assez facilement parier sur le fait que notre contemporanéité leur assure une diffusion inégalée dans l’histoire des hommes ce qui n’est pas tout à fait la même chose. En fait, le mythe du complot est sans doute aussi vieux que les sociétés humaines, mais les formes qu’il revêt aujourd’hui sont inédites, il a muté en quelque sorte.

C. W. : Quel est le rôle d'Internet dans cette mutation ?

G. B. : Evidemment, Internet joue un rôle majeur dans cette possibilité donnée aux mythes du complot de se répandre à une vitesse vertigineuse. Cela leur permet aussi de coller en temps réel à l’actualité. Il faut, en effet, un certain temps avant qu’un mythe ne se sédimente et ne devienne un produit attractif sur le marché cognitif. Par le passé donc, l’imaginaire conspirationniste devait se fonder sur des faits d’actualité durables. Aujourd’hui, le bouche à oreille ne constituant plus l’unique support de ces récits, on a pu voir émerger toutes sortes de mythes du complot concernant, par exemple, le tremblement de terre en Haïti (lire ici - NDLR). Des événements traités sur le court terme par l’actualité peuvent donc aujourd’hui, compte tenu de la vitesse de diffusion de l’information contemporaine, donner lieu à l’émergence de mythes du complot, ce qui n’était sans doute pas le cas avant.

C. W. : Vous parlez de « libéralisation du marché cognitif ». Qu’entendez-vous par là ?

G. B. : Le marché cognitif appartient à une famille de phénomènes sociaux (à laquelle appartient aussi le marché économique) où les interactions individuelles convergent plus ou moins aveuglément vers des formes émergentes et relativement stables de la vie sociale. Il s’agit d’un marché car s’y échangent ce que l’on pourrait appeler des produits cognitifs : hypothèses, croyances, connaissances, etc. De la même façon que pour les phénomènes économiques, la pure concurrence entre les produits cognitifs (nécessitant une série de critère impossibles à réunir : exhaustivité de l’information, etc.) n’existe pas, et l’on peut y rencontrer des phénomènes oligopolistiques, voire monopolistiques, une forme de loi de l’offre, ainsi de suite. La libéralisation du marché cognitif correspond à un moment qui accompagne le mouvement démocratique : il n’y a plus de religion d’Etat obligatoire par exemple en France. Chacun peut se dire bouddhiste, musulman, etc. Les offres cognitives sont donc concurrentes : c’est la libéralisation du marché. C’est évidemment un élément positif dans l’histoire des hommes puisque cela implique la liberté individuelle du croire, mais cela entraîne aussi un certain nombre d’effets pervers que je me dois, en tant que sociologue des croyances, d’étudier.

C. W. : Pourquoi les théories du complot sont-elles si compliquées à démonter ?

G. B. : Répondre à cette question revient à se demander pourquoi elles sont si attractives. Les mythes du complot sont des serpents de mer de l’imaginaire humain. D’abord parce qu’ils rendent de grands services à notre soif de comprendre le monde. En effet, ces mythes sont fondés sur un effet de dévoilement très satisfaisant pour l’esprit, un sentiment proche de ce que nous ressentons lorsque nous découvrons la solution d’une énigme : il s’agit de donner une cohérence à des faits qui n’en avaient pas toujours jusque-là, de trouver un liant entre des événements apparemment indépendants en montrant qu’ils sont noués, dans l’ombre, par la volonté d’un groupe ou d’un individu. Ces mythes sont souvent spectaculaires et ils frappent donc aisément les esprits. Subséquemment, ils sont facilement mémorisés, ce qui constitue un atout majeur pour leur diffusion sur le marché cognitif.

Par ailleurs, celui qui endosse le mythe du complot a le sentiment d’en savoir un peu plus que le quidam et d’être, par conséquent, moins naïf que lui. De là qu’il n’est pas toujours aisé de le convaincre de l’inanité de ses arguments, car il voit facilement son interlocuteur comme le médiateur d’une doctrine officielle qu’il s’agit de combattre. Si l’on ajoute à cela que les mythes du complot flattent souvent les stéréotypes ou toutes les formes de sub-cultures, on comprend aisément qu’il n’est pas besoin d’être irrationnel pour les trouver séduisants.

Gérald Bronner : « les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques »
C. W. : Dans La Pensée extrême (Denoël, 2009), vous vous demandez « comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques ». Comment adhère-t-on à une théorie du complot ?

G. B. : Il est très important de comprendre qu’il n’est pas besoin d’être stupide ou sous-éduqué pour croire à quelque chose d’extravagant comme par exemple les mythes du complot. En fait, de nombreuses recherches montrent qu’il y a souvent une corrélation étonnante entre le niveau d’étude et l’adhésion en des croyances qui paraissent folles. En réalité, et c’est là un point fondamental, ces mythes sont fondés sur des argumentations souvent techniques, complexes et, quoiqu’il en soit de plus en plus étoffées.

C’est là un des aspects fondamentaux du croire contemporain qu’autorise Internet. La simple technique du copié-collé permet de constituer des argumentations très élaborées en quelques instants sur n’importe quel sujet. Alors qu’auparavant, il fallait des années de travail pour bâtir un mythe du complot solide et une motivation certaine, notre contemporanéité offre à monsieur tout-le-monde la possibilité de bâtir des raisonnements en forme de mille-feuilles. Ces raisonnements que j’appelle « effet Fort » (du nom d’un auteur américain qui fut l’un des premiers dans l’histoire à construire ce type d’argumentation faite de mille éléments fragiles, mais donnant, à la fin, une impression de véracité) sont très difficiles à démentir parce qu’il faut avoir beaucoup de temp
s et de motivation et des compétences multiples pour pouvoir le faire. Or, il se trouve que les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques, ce qui leur assure, sur la Toile au moins, d’organiser un oligopole cognitif un peu inquiétant et une omniprésence du mythe du complot.

Gérald Bronner : « les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques »
C. W. : Selon vous, le principe de précaution peut, dans ses excès, nourrir le conspirationnisme. Comment expliquez-vous cela ?

G. B. : C’est assez normal, comme nous l’expliquons avec mon collègue Etienne Géhin dans notre livre L’inquiétant principe de précaution (PUF, 2010), l’esprit humain n’est pas conformé pour bien penser le risque. Il a tendance à surestimer les faibles probabilités, à ne voir que les coûts potentiels d’une innovation technologique sans voir ses bénéfices certains, etc. Il arrive donc facilement à se persuader (surtout si on l’aide un peu comme s’emploient à le faire les militants précautionnistes) que les risques que l’on voudrait nous faire prendre ne sont que le fait d’industriels véreux pensant au profit et en aucun cas à la santé publique. Le plus inquiétant est que les scientifiques, les experts en général, sont soupçonnés eux aussi (même lorsque, comme c’est souvent le cas, ils appartiennent à des organismes indépendants) de marcher main dans la main avec le monde industriel et de comploter par intérêt contre la santé publique. Comme le précautionnisme implique systématiquement une remise en cause de la parole officielle, il était prévisible qu’il alimente la nébuleuse conspirationniste.
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Ancien directeur-adjoint du Centre d'études sociologiques de la Sorbonne, Gérald Bronner est actuellement professeur de sociologie à l'Université de Strasbourg et membre de l'Institut Universitaire de France. Il est notamment l'auteur de L’inquiétant principe de précaution (avec Etienne Géhin), PUF, coll. Quadrige, 2010 ; La Pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent fanatiques, Denoël, coll. Impacts, 2009 (European Amalfi Prize For Sociology and Social Sciences) ; Vie et mort des croyances collectives, Hermann, coll. Société et pensées, 2006 ; L’empire des croyances, PUF, coll. Sociologies, 2003 (Prix Adrien Duvand de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, 2004). L'entretien a été réalisé par échanges de courriers électroniques dans la semaine du 17/05/2010.

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Gérald Bronner : « les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques »
Conspiracy Watch : Vous avez consacré plusieurs ouvrages aux croyances collectives et à la sociologie de la cognition. Comment expliquer le développement contemporain de ces croyances particulières que sont les théories du complot ?

Gérald Bronner : Il faudrait d’abord être tout à fait certain qu’elles se développent réellement. C’est aussi le sentiment que j’ai, mais il faut être prudent car nous pouvons toujours être victimes d’un biais d’observation. Peut-être y a-t-il eu beaucoup de théories du complot dont nous n’avons jamais entendu parler par le passé parce qu’elles ne pouvaient se répandre comme elles le font aujourd’hui. Il est donc assez difficile de faire une étude longitudinale de cette question et affirmer qu’il y en a plus aujourd’hui que par le passé. Ceci étant dit, on peut en revanche assez facilement parier sur le fait que notre contemporanéité leur assure une diffusion inégalée dans l’histoire des hommes ce qui n’est pas tout à fait la même chose. En fait, le mythe du complot est sans doute aussi vieux que les sociétés humaines, mais les formes qu’il revêt aujourd’hui sont inédites, il a muté en quelque sorte.

C. W. : Quel est le rôle d'Internet dans cette mutation ?

G. B. : Evidemment, Internet joue un rôle majeur dans cette possibilité donnée aux mythes du complot de se répandre à une vitesse vertigineuse. Cela leur permet aussi de coller en temps réel à l’actualité. Il faut, en effet, un certain temps avant qu’un mythe ne se sédimente et ne devienne un produit attractif sur le marché cognitif. Par le passé donc, l’imaginaire conspirationniste devait se fonder sur des faits d’actualité durables. Aujourd’hui, le bouche à oreille ne constituant plus l’unique support de ces récits, on a pu voir émerger toutes sortes de mythes du complot concernant, par exemple, le tremblement de terre en Haïti (lire ici - NDLR). Des événements traités sur le court terme par l’actualité peuvent donc aujourd’hui, compte tenu de la vitesse de diffusion de l’information contemporaine, donner lieu à l’émergence de mythes du complot, ce qui n’était sans doute pas le cas avant.

C. W. : Vous parlez de « libéralisation du marché cognitif ». Qu’entendez-vous par là ?

G. B. : Le marché cognitif appartient à une famille de phénomènes sociaux (à laquelle appartient aussi le marché économique) où les interactions individuelles convergent plus ou moins aveuglément vers des formes émergentes et relativement stables de la vie sociale. Il s’agit d’un marché car s’y échangent ce que l’on pourrait appeler des produits cognitifs : hypothèses, croyances, connaissances, etc. De la même façon que pour les phénomènes économiques, la pure concurrence entre les produits cognitifs (nécessitant une série de critère impossibles à réunir : exhaustivité de l’information, etc.) n’existe pas, et l’on peut y rencontrer des phénomènes oligopolistiques, voire monopolistiques, une forme de loi de l’offre, ainsi de suite. La libéralisation du marché cognitif correspond à un moment qui accompagne le mouvement démocratique : il n’y a plus de religion d’Etat obligatoire par exemple en France. Chacun peut se dire bouddhiste, musulman, etc. Les offres cognitives sont donc concurrentes : c’est la libéralisation du marché. C’est évidemment un élément positif dans l’histoire des hommes puisque cela implique la liberté individuelle du croire, mais cela entraîne aussi un certain nombre d’effets pervers que je me dois, en tant que sociologue des croyances, d’étudier.

C. W. : Pourquoi les théories du complot sont-elles si compliquées à démonter ?

G. B. : Répondre à cette question revient à se demander pourquoi elles sont si attractives. Les mythes du complot sont des serpents de mer de l’imaginaire humain. D’abord parce qu’ils rendent de grands services à notre soif de comprendre le monde. En effet, ces mythes sont fondés sur un effet de dévoilement très satisfaisant pour l’esprit, un sentiment proche de ce que nous ressentons lorsque nous découvrons la solution d’une énigme : il s’agit de donner une cohérence à des faits qui n’en avaient pas toujours jusque-là, de trouver un liant entre des événements apparemment indépendants en montrant qu’ils sont noués, dans l’ombre, par la volonté d’un groupe ou d’un individu. Ces mythes sont souvent spectaculaires et ils frappent donc aisément les esprits. Subséquemment, ils sont facilement mémorisés, ce qui constitue un atout majeur pour leur diffusion sur le marché cognitif.

Par ailleurs, celui qui endosse le mythe du complot a le sentiment d’en savoir un peu plus que le quidam et d’être, par conséquent, moins naïf que lui. De là qu’il n’est pas toujours aisé de le convaincre de l’inanité de ses arguments, car il voit facilement son interlocuteur comme le médiateur d’une doctrine officielle qu’il s’agit de combattre. Si l’on ajoute à cela que les mythes du complot flattent souvent les stéréotypes ou toutes les formes de sub-cultures, on comprend aisément qu’il n’est pas besoin d’être irrationnel pour les trouver séduisants.

Gérald Bronner : « les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques »
C. W. : Dans La Pensée extrême (Denoël, 2009), vous vous demandez « comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques ». Comment adhère-t-on à une théorie du complot ?

G. B. : Il est très important de comprendre qu’il n’est pas besoin d’être stupide ou sous-éduqué pour croire à quelque chose d’extravagant comme par exemple les mythes du complot. En fait, de nombreuses recherches montrent qu’il y a souvent une corrélation étonnante entre le niveau d’étude et l’adhésion en des croyances qui paraissent folles. En réalité, et c’est là un point fondamental, ces mythes sont fondés sur des argumentations souvent techniques, complexes et, quoiqu’il en soit de plus en plus étoffées.

C’est là un des aspects fondamentaux du croire contemporain qu’autorise Internet. La simple technique du copié-collé permet de constituer des argumentations très élaborées en quelques instants sur n’importe quel sujet. Alors qu’auparavant, il fallait des années de travail pour bâtir un mythe du complot solide et une motivation certaine, notre contemporanéité offre à monsieur tout-le-monde la possibilité de bâtir des raisonnements en forme de mille-feuilles. Ces raisonnements que j’appelle « effet Fort » (du nom d’un auteur américain qui fut l’un des premiers dans l’histoire à construire ce type d’argumentation faite de mille éléments fragiles, mais donnant, à la fin, une impression de véracité) sont très difficiles à démentir parce qu’il faut avoir beaucoup de temp
s et de motivation et des compétences multiples pour pouvoir le faire. Or, il se trouve que les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques, ce qui leur assure, sur la Toile au moins, d’organiser un oligopole cognitif un peu inquiétant et une omniprésence du mythe du complot.

Gérald Bronner : « les croyants sont généralement plus motivés que les sceptiques »
C. W. : Selon vous, le principe de précaution peut, dans ses excès, nourrir le conspirationnisme. Comment expliquez-vous cela ?

G. B. : C’est assez normal, comme nous l’expliquons avec mon collègue Etienne Géhin dans notre livre L’inquiétant principe de précaution (PUF, 2010), l’esprit humain n’est pas conformé pour bien penser le risque. Il a tendance à surestimer les faibles probabilités, à ne voir que les coûts potentiels d’une innovation technologique sans voir ses bénéfices certains, etc. Il arrive donc facilement à se persuader (surtout si on l’aide un peu comme s’emploient à le faire les militants précautionnistes) que les risques que l’on voudrait nous faire prendre ne sont que le fait d’industriels véreux pensant au profit et en aucun cas à la santé publique. Le plus inquiétant est que les scientifiques, les experts en général, sont soupçonnés eux aussi (même lorsque, comme c’est souvent le cas, ils appartiennent à des organismes indépendants) de marcher main dans la main avec le monde industriel et de comploter par intérêt contre la santé publique. Comme le précautionnisme implique systématiquement une remise en cause de la parole officielle, il était prévisible qu’il alimente la nébuleuse conspirationniste.
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Ancien directeur-adjoint du Centre d'études sociologiques de la Sorbonne, Gérald Bronner est actuellement professeur de sociologie à l'Université de Strasbourg et membre de l'Institut Universitaire de France. Il est notamment l'auteur de L’inquiétant principe de précaution (avec Etienne Géhin), PUF, coll. Quadrige, 2010 ; La Pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent fanatiques, Denoël, coll. Impacts, 2009 (European Amalfi Prize For Sociology and Social Sciences) ; Vie et mort des croyances collectives, Hermann, coll. Société et pensées, 2006 ; L’empire des croyances, PUF, coll. Sociologies, 2003 (Prix Adrien Duvand de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, 2004). L'entretien a été réalisé par échanges de courriers électroniques dans la semaine du 17/05/2010.

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