Le recours à la théorie du complot est devenu trop facile et trop commode, explique l'auteur de Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014). « Notre pleurnichard statut de victime mondiale n’est donc coupable de rien ? » interroge l'écrivain.
Tenace et terrible démission : Daech c’est le Mossad, la CIA, l’Occident, les autres. Dans tous les cas, ce sont Eux, pas Nous. L’affirmation vous la retrouvez sur internet, dans les tasses de café, dans les têtes. Pas seulement chez l’Islamiste enfermé entre Médine et la Mecque fantasmée, mais chez l’intellectuel de gauche, le haut cadre, le moyen, le lettré. Incroyablement tenace et solide.
La monstruosité, c’est l’Autre, pas moi. Inconcevable auto-blanchiment. La théorie du Mossad et de la CIA sert avec une lamentable facilité à absoudre chacun du Daech en nous, de nos responsabilités face au monde et face aux conséquences de nos actes. Incroyable cet effort constant chez nous de fuir le réel et l’évidence pour coller nos drames aux autres.
Daech ? Mais il est en nous : Ecole, incivisme, mythologies de Djinns et de Chouyoukhs, basculement dans le magique, religion des rites et des reliques. C’est un effet dominos : on accepte des régimes pourris qui financent des écoles désastreuses, qui produisent des monstres au lointain bout de la chaîne. Daech ne vient pas au monde dans un territoire de bonheur, mais dans les pays désespérés et qui n’espèrent rien des autres ni d’eux-mêmes.
Alors arrêtons ! Cela devient usant et minable cette Mossadisation de nos monstruosités. C’est trop facile et trop commode. « C’est le Mossad, puis je rentre chez moi ». Ce sont les Juifs, les Israéliens, les Américains… etc. Et nous, notre si glorieuse innocence est responsable de quoi ? Notre pleurnichard statut de victime mondiale n’est donc coupable de rien ?
Cette obsession du Mossad et du Juif et de la CIA a trouvé son engrais dans Internet et fleurie aujourd’hui en vastes champs cérébraux. Partout. Du verre cassé dans la cuisine, à la dislocation de nos univers. Mossad, CIA, Kissinger… etc. On y puise pour expliquer le tout du rien, puis on se consterne sur notre sort, on grille le feu rouge, on insulte la femme, on jette son sachet par la vitre de la voiture, on prie et on se creuse un trou dans la terre en attendant le jugement dernier.
Mais le névrosé du Mossad comme représentation du monde ne va jamais au terme de son raisonnement : si l’autre est aussi fort, n’est-ce pas conclure que nous sommes trop faibles ? Idiots ? Peu éduqués ? Peu entreprenants ? Peu respectueux du savoir et de la puissance qu’il offre ? Cupides et barbares? Non. Le complotiste s’arrête à la première couche : l’autre est fort et moi je suis sa victime. Puis on change de discussion. Territoire offert à l’analyse ne lourde que cette Mossadisation de nos malheurs et échecs.
La Mossadisation sert à expliquer le succès de celui qu’on n’aime pas, l’économie, les médias, la différence, la singularité et même la rébellion. Alors que le mal est dans le lien au monde, dans cette façon de venir au monde bras baissés, cette démission. Le mal est dans le grammage exact de notre présence au monde.
La Mossadisation est une maladie de l’esprit. Elle n’est pas liée à l’existence, la puissance ou la faiblesse d’un service barbouze quelconque qui défend les siens, mais à nos esprits. C’est une affaire intime de l’âme malade de « l’Arabe » ou de ceux qui subissent « l’Arabe ». Daech vient de l’échec des Etats, de régimes, des peuples, des élites, de vous, de moi.
Si les autres en profitent, il faut saluer leurs intelligences et prendre conscience de nos misères. Mais à qui raconter ce Zabor en cette époque ? C’est plus facile de soupçonner le monde que de le porter sur son dos ou de lui tenir tête à hauteur de ses nuages et constellations. Le chroniqueur est devenu allergique, jusqu’à la violence, face à cette théorie du « Mossad universel ». C’est d’une indécence qui insulte la vie, la raison et le sens de la dignité. Ce qui nous arrive est notre faute, pas notre sort.
Source : Impact24.info, 4 mars 2015.
L'auteur : Ecrivain et journaliste algérien, Kamel Daoud est l'auteur de Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014). Depuis le mois de décembre 2014, il est sous le coup d'une fatwa de condamnation à mort émise par un imam salafiste algérien. Du même auteur, lire : La théorie du complot : un banc public pour faire asseoir les peuples.
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