Florent Parmentier : Le néo-eurasisme est un mouvement intellectuel dont l’influence, marginale à la fin de l’URSS, s’est répandue parmi les élites politiques et stratégiques. Le préfixe « néo » vient du fait qu’un premier mouvement « eurasiste » s’était constitué dans l’entre-deux-guerres, autour d’intellectuels parfois très brillants, comme Roman Jakobson ou le Prince Troubetzkoy. Les théoriciens néo-eurasistes actuels les plus connus à l’étranger sont Alexandre Douguine et Alexandre Prokhanov (admirateur de Staline et directeur du journal "rouge-brun" Zavtra). Il présente tout d’abord la particularité de mettre la Russie au centre du jeu géopolitique mondial. Ce message « externe » justifie une place de choix pour la Russie dans le monde en tant que nation spécifiquement politique qui se construit, comme elle l’a toujours fait, autour d’une mission. Le néo-eurasisme véhicule également un message « interne », qui se veut intégrateur de tous les peuples de l’espace post-soviétique sous une bannière « eurasienne ». Cette vision, non-hostile envers l’Islam et les populations allogènes, est en concurrence avec une autre forme de nationalisme plus xénophobe, centrée sur l’ethnie.
F. P. : Le discours néo-eurasiste donne une place à la théorie de la conspiration entendue comme forme idéologique, au sens de dénégation du réel. Cela ne constitue pas pour autant nécessairement une originalité profonde. Ainsi, l’histoire du pouvoir russe est jalonnée de meurtres, d’usurpations et de complots qui apparaissent comme les modes d’action des opposants. Sur la base de ces événements avérés, des premiers tsars à Raspoutine, en passant par les Décembristes, la suspicion s’est étendue. A l’époque de la Révolution d’octobre 1917, les partisans du Tsar, les « Russes blancs », font des pays occidentaux (essentiellement l’Allemagne) et des Juifs leurs boucs émissaires. Quand aux Bolcheviks, ils attribuaient leurs difficultés et l’hostilité qu’ils rencontraient au niveau international à une coalition associant le grand capital et les partisans du Tsar. La Seconde Guerre mondiale ou la dissolution de l’URSS ont donné cours à d’autres théories. Bien sûr, les complots existent parfois – il ne s’agit pas de nier leur existence – ce qui est intéressant ici est de voir comment ceux-ci sont produits et reproduits dans des discours particuliers, qui eux-mêmes façonnent les imaginaires.
F. P. : La désintégration de l’URSS et la mondialisation ont engendré en Russie de nombreuses angoisses sociales, d’autant que l’ancien « ennemi » est apparu comme le grand triomphateur. La théorie du complot, par son hyper-rationalisme, fournit une explication commode et permet de ressouder une société qui a perdu ses repères précédents. Elle illustre notamment la force du complexe obsidional du pays, ce qui nous ramène à la nature incertaine et mal assurée de l’identité nationale.
F. P. : Le complot n’est pas absent de la thématique néo-eurasiste, puisque l’on retrouve un certain nombre d’ingrédients, comme la crainte des Etats-Unis et le rejet d’une mondialisation « unipolaire ». Alexandre Douguine, le propagateur le plus connu du néo-eurasisme, a développé il y a quelques années des théories dites de la « conspiratologie ». Ce terme pseudo-scientifique désigne une construction théorique issue de l’enquête qui vise à démasquer les comploteurs ! Autrement dit, c’est l’autre nom d’une théorie du complot. Dans cette approche, les apparences sont trompeuses et le complot est le facteur explicatif premier, celui qui dirige l’histoire du monde. Rien n’est laissé au hasard, et « l’ennemi » est nécessairement bénéficiaire de cette situation.
F. P. : On retrouve des éléments de ce type dans les propos du général Leonid Ivashov, vice-président de l’Académie russe des affaires géopolitiques. Celui-ci a affirmé sans ambages (dans un article publié sur le site du Réseau Voltaire - NDLR) que les attentats n'avaient pas été perpétrés par des islamistes, mais qu’ils étaient le fruit « d'une collision des intérêts du grand capital au niveau transnational et global ». Le même doute existe chez Alexandre Douguine, qui fait du 11-Septembre un « piège » contre les intérêts de la Russie, la détournant de ses intérêts réels (l’installation des bases américaines en Asie Centrale illustrant son propos).
F. P. : Effectivement, Alexandre Prokhanov, un auteur reconnu en Russie, et directeur d'un journal ouvertement antisémite (à l'automne 2000, Prokhanov a par exemple invité en Russie l'ancien leader du Ku Klux Klan, David Duke - NDLR), a fait sensation dans un roman à succès de 2002, salué par la critique, Monsieur Hexogène. Il y explique à mots couverts que l’arrivée de Vladimir Poutine au sommet de l’Etat, suite aux attentats de 1999 ayant menés à la seconde guerre de Tchétchénie, était le fait d’un complot atlantiste lié aux Tchétchènes. Cette fiction brosse le portrait d’un président rongé par l’alcool, qui rappelle étrangement Boris Eltsine. Il y est manipulé par sa fille et des oligarques juifs, eux-mêmes contrôlés par des membres du KGB favorables à un « nouvel ordre mondial ». De fait, Prokhanov, « le dernier soldat de l’empire » auto-proclamé, écrit un ouvrage qui, tel une poupée gigogne, cache une théorie de la conspiration dans une autre théorie de la conspiration. En effet, le personnage qui renvoie à Poutine est lui-même ambigu : porté au pouvoir par un complot atlantiste, certains passages permettent néanmoins de projeter sur lui l’espoir d’un renouveau patriotique eurasiste : dans une scène, celui que l’on appelle « l’élu » ressemble à un dauphin qui se transforme en rayon de lumière, ce que certains interprètent comme une allusion à une possible appartenance à un nouvel ordre patriotique. Ce roman exprime bien à la fois la méfiance de certains néo-eurasistes de la tendance dure à l’égard de Poutine, ainsi que leur antipathie profonde envers les forces atlantistes.
Florent Parmentier est docteur en science politique. Actuellement assistant au centre d’études européennes de Sciences-Po, il a notamment publié L’empire au miroir. Stratégies de puissance aux Etats-Unis et en Russie, Genève, Droz, 2007 (traduction en anglais à paraître chez Ashgate au dernier trimestre 2009). L'entretien a été réalisé par courriers électroniques en mai 2009.
Florent Parmentier : Le néo-eurasisme est un mouvement intellectuel dont l’influence, marginale à la fin de l’URSS, s’est répandue parmi les élites politiques et stratégiques. Le préfixe « néo » vient du fait qu’un premier mouvement « eurasiste » s’était constitué dans l’entre-deux-guerres, autour d’intellectuels parfois très brillants, comme Roman Jakobson ou le Prince Troubetzkoy. Les théoriciens néo-eurasistes actuels les plus connus à l’étranger sont Alexandre Douguine et Alexandre Prokhanov (admirateur de Staline et directeur du journal "rouge-brun" Zavtra). Il présente tout d’abord la particularité de mettre la Russie au centre du jeu géopolitique mondial. Ce message « externe » justifie une place de choix pour la Russie dans le monde en tant que nation spécifiquement politique qui se construit, comme elle l’a toujours fait, autour d’une mission. Le néo-eurasisme véhicule également un message « interne », qui se veut intégrateur de tous les peuples de l’espace post-soviétique sous une bannière « eurasienne ». Cette vision, non-hostile envers l’Islam et les populations allogènes, est en concurrence avec une autre forme de nationalisme plus xénophobe, centrée sur l’ethnie.
F. P. : Le discours néo-eurasiste donne une place à la théorie de la conspiration entendue comme forme idéologique, au sens de dénégation du réel. Cela ne constitue pas pour autant nécessairement une originalité profonde. Ainsi, l’histoire du pouvoir russe est jalonnée de meurtres, d’usurpations et de complots qui apparaissent comme les modes d’action des opposants. Sur la base de ces événements avérés, des premiers tsars à Raspoutine, en passant par les Décembristes, la suspicion s’est étendue. A l’époque de la Révolution d’octobre 1917, les partisans du Tsar, les « Russes blancs », font des pays occidentaux (essentiellement l’Allemagne) et des Juifs leurs boucs émissaires. Quand aux Bolcheviks, ils attribuaient leurs difficultés et l’hostilité qu’ils rencontraient au niveau international à une coalition associant le grand capital et les partisans du Tsar. La Seconde Guerre mondiale ou la dissolution de l’URSS ont donné cours à d’autres théories. Bien sûr, les complots existent parfois – il ne s’agit pas de nier leur existence – ce qui est intéressant ici est de voir comment ceux-ci sont produits et reproduits dans des discours particuliers, qui eux-mêmes façonnent les imaginaires.
F. P. : La désintégration de l’URSS et la mondialisation ont engendré en Russie de nombreuses angoisses sociales, d’autant que l’ancien « ennemi » est apparu comme le grand triomphateur. La théorie du complot, par son hyper-rationalisme, fournit une explication commode et permet de ressouder une société qui a perdu ses repères précédents. Elle illustre notamment la force du complexe obsidional du pays, ce qui nous ramène à la nature incertaine et mal assurée de l’identité nationale.
F. P. : Le complot n’est pas absent de la thématique néo-eurasiste, puisque l’on retrouve un certain nombre d’ingrédients, comme la crainte des Etats-Unis et le rejet d’une mondialisation « unipolaire ». Alexandre Douguine, le propagateur le plus connu du néo-eurasisme, a développé il y a quelques années des théories dites de la « conspiratologie ». Ce terme pseudo-scientifique désigne une construction théorique issue de l’enquête qui vise à démasquer les comploteurs ! Autrement dit, c’est l’autre nom d’une théorie du complot. Dans cette approche, les apparences sont trompeuses et le complot est le facteur explicatif premier, celui qui dirige l’histoire du monde. Rien n’est laissé au hasard, et « l’ennemi » est nécessairement bénéficiaire de cette situation.
F. P. : On retrouve des éléments de ce type dans les propos du général Leonid Ivashov, vice-président de l’Académie russe des affaires géopolitiques. Celui-ci a affirmé sans ambages (dans un article publié sur le site du Réseau Voltaire - NDLR) que les attentats n'avaient pas été perpétrés par des islamistes, mais qu’ils étaient le fruit « d'une collision des intérêts du grand capital au niveau transnational et global ». Le même doute existe chez Alexandre Douguine, qui fait du 11-Septembre un « piège » contre les intérêts de la Russie, la détournant de ses intérêts réels (l’installation des bases américaines en Asie Centrale illustrant son propos).
F. P. : Effectivement, Alexandre Prokhanov, un auteur reconnu en Russie, et directeur d'un journal ouvertement antisémite (à l'automne 2000, Prokhanov a par exemple invité en Russie l'ancien leader du Ku Klux Klan, David Duke - NDLR), a fait sensation dans un roman à succès de 2002, salué par la critique, Monsieur Hexogène. Il y explique à mots couverts que l’arrivée de Vladimir Poutine au sommet de l’Etat, suite aux attentats de 1999 ayant menés à la seconde guerre de Tchétchénie, était le fait d’un complot atlantiste lié aux Tchétchènes. Cette fiction brosse le portrait d’un président rongé par l’alcool, qui rappelle étrangement Boris Eltsine. Il y est manipulé par sa fille et des oligarques juifs, eux-mêmes contrôlés par des membres du KGB favorables à un « nouvel ordre mondial ». De fait, Prokhanov, « le dernier soldat de l’empire » auto-proclamé, écrit un ouvrage qui, tel une poupée gigogne, cache une théorie de la conspiration dans une autre théorie de la conspiration. En effet, le personnage qui renvoie à Poutine est lui-même ambigu : porté au pouvoir par un complot atlantiste, certains passages permettent néanmoins de projeter sur lui l’espoir d’un renouveau patriotique eurasiste : dans une scène, celui que l’on appelle « l’élu » ressemble à un dauphin qui se transforme en rayon de lumière, ce que certains interprètent comme une allusion à une possible appartenance à un nouvel ordre patriotique. Ce roman exprime bien à la fois la méfiance de certains néo-eurasistes de la tendance dure à l’égard de Poutine, ainsi que leur antipathie profonde envers les forces atlantistes.
Florent Parmentier est docteur en science politique. Actuellement assistant au centre d’études européennes de Sciences-Po, il a notamment publié L’empire au miroir. Stratégies de puissance aux Etats-Unis et en Russie, Genève, Droz, 2007 (traduction en anglais à paraître chez Ashgate au dernier trimestre 2009). L'entretien a été réalisé par courriers électroniques en mai 2009.
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