La culture de masse aujourd’hui – Da Vinci Code, thriller ésotérique de Dan Brown, la série télévisée «X-Files», de nombreux films fantastiques et des jeux vidéo – présenterait, selon vous, des caractères, comme celui du complot international, qui étaient l’apanage de l’extrême droite jusque dans les années 1970. La théorie du complot, juif, mondial ou capitaliste est aujourd’hui de plus en plus populaire. Comment expliquez-vous sa résurgence ?
La formule « théorie du complot » est trompeuse : le complotisme ou conspirationnisme est l’un des grands mythes politiques modernes. Son message central est que l’histoire universelle s’explique par l’action des sociétés secrètes, et que la politique mondiale est secrètement dirigée par de redoutables manipulateurs. Le mythe du complot mondial ou mégacomplot a été fabriqué à la fin du XVIIIème siècle et il s’est enrichi depuis lors.
Ce qui caractérise la vague complotiste observable depuis plus de trois décennies, et qui a récemment pris une grande ampleur, c’est qu’elle ne touche plus seulement les milieux d’extrême droite, mais s’étend à des publics divers qui ne sont pas nécessairement politisés. En se mélangeant avec des thèmes empruntés à l’ésotérisme, la vision du complot est devenue un phénomène culturel. Ce dernier peut être éclairé par deux hypothèses portant sur de grandes transformations du champ des croyances.
Tout d’abord, le retrait des grandes religions politiques ou séculières comme le communisme. La croyance au progrès, conçu comme un mouvement global du moins bien vers le mieux, n’est plus attractive pour un nombre croissant de nos contemporains, qui se sont laissé convertir au catastrophisme de l’écologie profonde, ou radicale. Nous avons vécu, nous autres Occidentaux, pendant deux siècles et demi sous le ciel de la foi dans le progrès. L’âge de l’avenir radieux est derrière nous.
Le deuxième phénomène, bien connu des historiens des religions, est celui de la sécularisation, soit la limitation de l’influence des grandes religions monothéistes. Cette restriction de la sphère religieuse produit un vide dans lequel vont s’engouffrer des réponses simplistes à la demande de sens, dans un contexte marqué par l’incertitude et le désarroi. Cette demande est en friche. Mais l’offre l’est tout autant. Le marché de l’ésotérisme et des nouveaux mouvements religieux ou magiques est en expansion. Les réponses apportées vont de la secte totalitaire, sur le modèle de l’Ordre du Temple solaire, aux techniques de développement personnel, aux « médecines douces » de style New Age, à visage sympathique.
Dans ce nouvel espace des croyances proliférantes, où se mêlent quête du sens caché et rêves d’initiation, l’imaginaire du complot s’est naturellement réinstallé. Le goût du secret et du décodage, l’attrait du mystère, l’intérêt pour les machinations ou les manipulations, la fascination exercée par l’action des forces invisibles, la peur d’une dictature occulte : autant de composantes de la nouvelle synthèse que je qualifie d’« ésotéro-complotiste ». Le sens de la politique mondiale est révélé dans les mauvaises intentions des hommes, ou plutôt, de certains groupes d’hommes, manipulateurs ou conspirateurs. Ces derniers une fois démasqués, les malheurs du monde s’expliquent enfin : ils ont une cause.
Y a-t-il un socle commun entre la masse de pamphlets dénonçant des complots organisés par des puissances occultes et des artefacts culturels immensément populaires comme les romans de Dan Brown, Da Vinci Code et Anges et démons ?
On peut résumer par trois ou quatre propositions la vision du complot : rien n’arrive par accident ; tout ce qui arrive est le produit de l’accomplissement d’un programme, donc résulte d’intentions ou de volontés humaines ; rien n’est tel qu’il paraît être ; tout est lié, mais de façon occulte. Il faut donc décoder, ou plutôt décrypter, sans fin. Car derrière le secret, il y a l’ultrasecret, voire l’hyper-secret, à jamais inaccessible. Le fait même de ne pas posséder de preuves du complot devient la preuve suprême.
Les gens qui croient au complot sont contraints de faire un travail intellectuel complexe et toujours décevant. Ils sont portés par le désir de preuve, mais restent persuadés qu’on ne pourra jamais rien prouver. L’esprit complotiste est porté par le soupçon infini. Ce plaisir du décodage qu’on trouve à la lecture du Da Vinci Code et ses dérivés (les soi-disant décodeurs du roman) est au fondement d’une consommation de type esthétique et ludique. Le complot n’est pas seulement mis à la sauce politique des hallucinés des arrière-loges ou des maîtres cachés, il est aussi mis en scène par une industrie culturelle qui fabrique des produits avec les sociétés secrètes et les conspirations. Certes, jouer à dénoncer ne revient pas à dénoncer. Mais des jeux vidéo comme Illuminati-Nouvel Ordre mondial (INWO), en divertissant, contribuent à inculquer les schémas complotistes. Il y a là un endoctrinement de masse, qui opère en douceur (…).
Vous craignez que cet aspect conspirationniste et ésotérique de la culture populaire ne soit pas sans conséquences politiques…
La vision du complot contribue à la délégitimation de la démocratie en ce qu’elle postule que celle-ci serait une « cryptocratie », une oligarchie ou une ploutocratie déguisée en régime fondé sur la souveraineté du peuple. La démocratie se réduirait à un décor masquant le pouvoir de l’argent, dont le pouvoir de la presse ne serait qu’un relais. Le pouvoir politique visible cacherait la puissance invisible des conspirateurs et des manipulateurs. Les croyances complotistes impliquent une démystification totale du système démocratique, et n’en laissent rien subsister. Elles présupposent que la vérité du politique est toujours ailleurs, dans les coulisses ou dans les souterrains.
Le déclin des religions du progrès et des religions institutionnalisées ne date pas d’hier. En revanche, la résurgence des mythologies du complot est plus récente. Ne croyez-vous pas qu’il y a eu une accélération de ce phénomène depuis le 11-Septembre ?
Le 11-Septembre a relancé l’imaginaire du grand complot et l’a nourri de nouveaux thèmes. Il a favorisé en particulier la diffusion de l’idée d’un « complot américano-sioniste », pour employer une expression qu’on trouve un peu partout à l’extrême droite et à l’extrême gauche ainsi que dans les mouvances islamistes, en France et en Italie, en Indonésie, au Pakistan, en Syrie ou en Irak (avant et après la chute de Saddam Hussein), en Grande-Bretagne, dans des mouvances d’extrême gauche plus radicales que leurs homologues françaises (notamment par leur alliance avec les islamistes). Avec le 11-Septembre et la deuxième guerre d’Irak, le mythe du complot américano-sioniste a pris de la vraisemblance pour beaucoup de gens, gens de gauche compris. (...)
Source : extraits de « Le retour de la théorie du complot. Entretien avec le politologue Pierre-André Taguieff », propos recueillis par Samuel Blumenfeld, Le Monde 2, n° 90, supplément du 5 novembre 2005.
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