Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Les cinq règles de la rhétorique conspirationniste

Publié par Emmanuel Taieb24 septembre 2013, ,

Nier la complexité du réel, établir des corrélations factices, éliminer des vérités irréductibles à la théorie, établir une structure mythique de l'histoire, identifier les signes du complot... : telles sont, selon Emmanuel Taïeb, les cinq règles de la rhétorique conspirationniste.

Les conspirateurs de la Conspiration des Poudres (gravure de Crispin de Passe l'Ancien, XVIIe siècle, détail).

Le discours conspirationniste ne se désigne pas nécessairement comme «conspirationniste», même s’il développe un argument du complot, parce que le conspirationnisme est socialement et médiatiquement délégitimé (1). Il résiste donc à cette labellisation exogène jugée infamante, se présentant plutôt comme l’analyse politique d’une situation donnée, le plus souvent sous la forme d’une dénonciation véhémente d’une «conspiration», et comme l’auxiliaire d’un peuple auquel il révèle ce qui lui est caché. Le décalage sémantique entre la catégorie analytique et la catégorie pratique est ici extrême, puisque le conspirationnisme se présente en fait comme un anticonspirationnisme.

Le conspirationnisme ne se donne pas non plus comme un discours prélogique ou irrationnel. Au contraire, il a importé et adapté le discours de la raison et de la science, essayant de produire une contre-expertise sur des enjeux publics, ou tâchant de susciter des controverses sur ses sujets de prédilection. Donc, le conspirationnisme se veut un discours qui entend démontrer et convaincre. Il repose en apparence sur des observations du réel, sur des hypothèses, et sur des résultats. Comme le note Émile Poulat, «l’imaginaire peut déraisonner, mais il raisonne toujours abondamment, avec un souci inlassable de preuves, de citations et d’arguments» (2). Dès lors, où sont les failles de ce discours, comment l’identifier, et pourquoi qualifier un tel discours de conspirationniste ? La réponse à ces questions se fera à la fois d’un point de vue général, et en s’appuyant sur un document ayant circulé sur Internet concomitamment à la campagne de vaccination contre la grippe A (H1N1) et dénonçant la volonté de puissance de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : une série anonyme de trente-deux diapositives intitulée « Le vaccin de la conspiration », et qui déploie une rhétorique conspirationniste archétypale (3).

1 - Nier la complexité du réel

Premièrement, le conspirationnisme nie la complexité du réel, dont il va proposer une explication univoque et monocausale. Il ne s’embarrasse pas de contre-exemples, et donne à une même cause — l’action d’un groupe d’individus — des effets variés et une puissance capable d’aller contre la volonté des acteurs du monde social. Philippe Corcuff, analysant la tendance au complotisme des travaux sur la propagande de Chomsky, évoque à ce propos « un certain recul théorique des discours critiques », qui substituent l’intentionnalisme d’élites économiques et médiatiques à une perspective sociologique accordant toute leur place aux rapports de force entre et au sein des champs sociaux (4). Dans le cas du diaporama « Le vaccin de la conspiration », c’est l’Organisation mondiale de la santé qui tient le rôle du conspirateur principal — le mot «mondiale» pesant ici de tout son poids —, alliée aux laboratoires pharmaceutiques, car, affirme le texte, « l’OMS dispose de l’autorité d’obliger tout le monde dans les 194 pays à se faire vacciner de force en automne, d’imposer des quarantaines et de limiter les voyages ». Alors même qu’en 2004, autour de la possible pandémie de grippe aviaire, c’était l’OMS qui alertait les gouvernements, sous la forme d’une « prophétie de malheur officielle » caractéristique (5), c’est elle désormais qui est dénoncée comme actrice d’un autre malheur, et fait l’objet d’une prophétie de destruction mondiale de l’humanité de type conspirationniste.

Le discours conspirationniste s’apparente-t-il pour autant à de la manipulation ? La réponse à cette interrogation ne peut qu’être nuancée, au sens où les conspirationnistes croient réellement à l’existence du complot qu’ils dénoncent. Ce n’est pas qu’ils tirent des conclusions fausses, mais ils font reposer les éléments factuels retenus sur des prémisses erronées. Ce mélange du «vrai» et du «faux» est en soi une forme de manipulation du réel. Mais il s’agit moins ici de manipuler pour tromper que de manipuler pour convaincre. Car leur certitude, que les citoyens sont toujours-déjà manipulés, conduit les conspirationnistes à afficher leur répugnance pour toute utilisation de techniques manipulatoires. Pour autant, comme le rappelle Philippe Breton, il y a manipulation quand « la raison qui est donnée pour adhérer au message n’a rien à voir avec le contenu du message lui-même » (6). Si le faible écart entre le fond du message diffusé et l’ambition première de ses diffuseurs peut laisser penser que toute manipulation est absente du discours complotiste, parce que l’adhésion au principe du complot structure le propos même du message, il serait hasardeux de s’en tenir à la «raison» d’adhésion la plus manifeste. Car le discours conspirationniste n’est qu’un élément d’une idéologie politique plus vaste, et ne s’y réduit pas. C’est cette idéologie politique plus globale qui est la «raison» première du discours, comme vecteur et comme médium au-delà de son message propre. La manipulation apparaît quand la raison donnée à l’utilisation du médium s’écarte du contenu du message en circulation. L’ambition du conspirationnisme demeure tout de même que le récepteur du message y adhère en vertu du seul contenu du message et de la révélation qu’il propose. C’est-à-dire qu’il s’arrête au message sans questionner le médium. Par cette toute-puissance du message, le conspirationnisme ne vise pas à désinformer, mais à faire adhérer.

2 - Etablir des corrélations factices

Deuxièmement, le conspirationnisme fonctionne par la corrélation factice de faits ou de discours autonomes. Le conspirationnisme peut ainsi s’appuyer sur des propos divergents qui démontrent que la réalité est camouflée par les comploteurs. Ça a été le cas le 11-Septembre avec l’avion qui s’est écrasé sur le Pentagone, où des témoignages ont divergé sur la taille ou le bruit fait par l’avion, générant immédiatement des théories qui concluaient que la «version officielle» était fausse et qu’«on» voulait nous cacher quelque chose.

Parfois même, un seul fait prétendu ou un seul discours suffit pour accréditer le complot. En 1922, le ministre allemand des Affaires étrangères, Walter Rathenau, est assassiné par des nationalistes d’extrême droite qui considéraient qu’il était l’un des «sages de Sion», car il paraissait en connaître le nombre. En effet, dans l’une de ses déclarations, Rathenau avait parlé métaphoriquement de «300 personnes» guidant les destinées de l’Europe (7).

The Committee of 300, de John Coleman.

À l’inverse, et le plus souvent, on peut relier entre eux une série de faits dont la convergence jusque-là inaperçue dévoile le complot. Faits réels, invérifiables, ou faux, mis en récit accusatoire, et qui font preuve. Le texte du « vaccin de la conspiration » prétend ainsi que « l’OMS a fourni le virus de la grippe aviaire vivant à la filiale de Baxter en Autriche », qu’ensuite « ce virus a été utilisé par Baxter pour fabriquer 72 kilos de matériel vaccinal en février », et qu’enfin « Baxter a ensuite envoyé ce matériel à 16 laboratoires dans quatre pays sous un faux étiquetage, désignant les produits contaminés comme du matériel vaccinal, déclenchant presque de cette façon une pandémie mondiale ». À elle seule, cette simple incrimination d’un laboratoire —d’autant plus facile à faire que le texte étant sans auteur, il ne saurait y avoir de poursuite judiciaire contre sa source —, entre dans le cadre des controverses scientifiques ou économiques propres au régime pluraliste. Mais le saut qualitatif qu’opère le discours conspirationniste est visible dans l’alliance — financière et surtout criminelle — qu’il prétend dévoiler entre l’OMS et ce laboratoire pharmaceutique. Plus explicite, la dénonciation poursuit : « L’OMS, une agence des Nations Unies, semble jouer un rôle clé dans la coordination des activités des laboratoires, des compagnies pharmaceutiques et des gouvernements, dans l’accomplissement de l’objectif de réduction de la population et la prise de contrôle politique et économique de l’Amérique du Nord et de l’Europe. » En effet, « dans de (sic) cadre des plans pandémiques spéciaux décrétés dans le monde entier, en particulier aux États-Unis en 2005, en cas d’urgence pandémique, les gouvernements nationaux doivent être dissous et remplacés par des comités de crise ». Cette fois, tout est dit, l’ambition de contrôle mondial, et de substitution des gouvernements légitimes par l’OMS est dévoilée. Si dans la suite du tract électronique sont également incriminées l’ONU et l’UE, c’est sur l’OMS et sa présidente, Margaret Chan, dont une photo peu avantageuse est d’ailleurs présentée, que se focalise le propos. Et au sein même de l’OMS sur un petit groupe agissant baptisé groupe «d’élite», qui la financerait et contrôlerait également les principaux médias. Nulle critique des «dominants» ici, sinon imaginaires, et la thèse d’un complot qu’on pourrait qualifier de «médico-industriel» suit le schéma classique de la révélation du groupe de conjurés ou d’initiés qui, en dernière instance, pèse sur les destinées humaines.De même, il est possible de relier entre elles des déclarations convergentes pour indiquer que les locuteurs participent d’un même complot, et se trahissent en tenant un discours commun. Ce type de corrélations est visible dans certains travaux sur la propagande. À rebours d’une démarche sociologique qui attribuerait la tenue de propos identiques à l’appartenance des énonciateurs à un même groupe social ou politique, à une socialisation identique, ou à une conviction identique, ces travaux considèrent que l’émergence d’un positionnement médiatique jugé dominant est la marque d’une main invisible, ou d’une connivence entre politiques et journalistes, qui imposerait une vision conforme à des intérêts supérieurs, au détriment d’une information fiable. La contagion des idées irait donc ici du gouvernement vers des journalistes formellement libres, dont la fidélité au positionnement du pouvoir n’a pu être implantée dans leur esprit que par une action extérieure concertée (8). La présomption d’un pouvoir occulte capable de contrôler la production politique et médiatique d’une société fournit une analyse intentionnaliste, mécaniciste et complotiste, qui repose sur la vision d’une société homogène qui ne serait traversée ni par des contradictions internes, ni par des résistances à la réception des messages médiatiques ou politiques.Le conspirationnisme projette donc un monde social fantasmatique où les groupes humains ne sont pas autonomes dans leur pensée, mais manipulés et régis par des puissances extérieures. Il apparaît ici comme une mode de reconduction sécularisée de l’idéologie de la dépossession des actions humaines par une instance supérieure, semblable à celle qu’ont véhiculée historiquement les Églises (9).

3 - Eliminer des vérités irréductibles à la théorie

Troisièmement, le conspirationnisme fonctionne à l’élimination de vérités irréductibles à la théorie. C’est-à-dire que le conspirationnisme est imperméable à la contre-démonstration, et ne retient que ce qui va dans le sens de la présence du complot. De ce point de vue, le complotisme est virtuellement inarrêtable. Par exemple, l’administration de la preuve philologique que Les Protocoles des sages de Sion sont apocryphes n’atteint pas leurs zélateurs. L’argument de ceux qui résistent étant que ce sont peut-être des faux matériellement, mais qu’ils sont authentiques selon l’esprit (10) ; ou bien que l’on peut éliminer les Protocoles comme texte, mais qu’il y a bien un complot juif mondial visible à l’oeuvre quotidiennement ; ou bien encore que si les Protocoles ne décrivent pas l’actualité, ils sont une prophétie (11). Ce qui compte, c’est la «Théorie», peu importent les quelques points marginaux qui ne la rejoignent pas tout à fait. Sourd à la réfutabilité comme à la falsifiabilité — à propos des rumeurs, Jean-Noël Kapferer se demandait d’ailleurs comment il serait possible de soumettre à un test empirique des récits impliquant le diable (12) —, le discours complotiste entend se prémunir contre tout démontage, au nom de l’importance de la cause qu’il défend, ou de la mise en garde qu’il opère. À la limite, l’absence de faits tangibles, comme la mise à l’épreuve du corpus sur lequel se fonde la théorie du complot, ne parvient pas à empêcher la diffusion du message complotiste ; car c’est bien lui, et l’idéologie qu’il promeut, qui sont premiers (13).

4 - Etablir une structure mythique de l'histoire

Quatrièmement, le conspirationnisme s’appuie sur l’établissement d’une structure mythique de l’histoire. Les théories du complot reposent en effet sur une vision du déroulement historique selon laquelle le complot est le moteur de l’histoire, et les actions humaines n’y sont jamais accidentelles. Tout ce qui arrive est perçu comme l’effet d’actions intentionnelles. Tout est prévu, tout a été prévu par des agents, et tout obéit à un immense plan caché. Et si tout obéit à un destin programmé, il ne sert à rien d’agir car on ne peut aller contre ce plan. On retrouve là encore la dépossession des actions humaines au profit d’une transcendance ou d’un groupe dominant. Selon Taguieff, en effaçant l’imprévisibilité de l’histoire, le dogme du complot « fournit à bon compte le sentiment de pouvoir maîtriser le présent, prévoir l’avenir et déjouer les pièges du futur, sur la base d’une connaissance supposée des causes profondes de la marche du monde » (14). À cet égard, le conspirationnisme est un historicisme au sens de Popper, puisqu’il accorde à une nouvelle Providence sécularisée la capacité de peser sur les destinées du monde. Selon Popper, la thèse du complot repose sur l’idée que pour expliquer un phénomène social, il faut découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Partir de la fin, en quelque sorte, pour découvrir mécaniquement une intention à l’action qui a produit l’effet observé, même si l’acteur à l’origine de l’action a agi sans intention particulière. S’il tire des bénéfices de l’effet, alors c’est qu’il en est bien à l’origine ; même si une pluralité d’acteurs ont pu agir au même moment que lui. Dans le cas de la pensée de Marx, par exemple, non seulement son matérialisme historique est un historicisme, mais surtout l’idée que le monde social a pris la forme que la classe dominante a voulu lui donner, fait abstraction de l’indétermination du social, et le réduit à une épreuve de force entre groupes opposés. Popper indique que le conspirationnisme est une forme de superstition ou de croyance religieuse sécularisée, dont l’historicisme n’est qu’une modalité (15).Ce faisant, le complot est un « réenchantement désenchantant » du monde, qui produit deux effets contradictoires. D’un côté, il réenchante sur le mode de la révélation. Malgré la publicité des actions politiques en démocratie, ou à cause d’elle, voire l’impératif de transparence, le besoin reste fort d’accéder à une supposée réalité cachée. La mécanique narrative complotiste repose sur le renversement de l’ordre des choses pour lui substituer un ordre plus conforme aux soupçons que peut nourrir le groupe. Le recours au complot affirme que le monde n’est pas tel qu’il se donne visiblement, même si cette affirmation peut être inquiétante. Les esprits s’apaisent à la révélation du complot (« tout devient clair »), mais ils peuvent aussi s’exalter, car ils croient pouvoir mettre fin au complot par l’action. D’un autre côté, ce réenchantement est en même temps désenchantement : même si on peut découvrir le plan, la puissance de l’ennemi rend fataliste et pessimiste quant à toute capacité d’action humaine ; la dépossession et la réification des acteurs apparaissant totales et irrémédiables.

5 - Identifier les signes du complot

Enfin, le conspirationnisme repose sur une surinterprétation de faits perçus comme autant de signes. Pour les théoriciens du complot, tous les faits sont des signes qui peuvent dévoiler le complot, si l’on parvient à les décrypter correctement et à ne pas s’arrêter à leur apparence. Dès lors, tout est réinterprété dans le sens du complot : une déclaration politique, un geste, un symbole (triangles maçons, étoiles, etc.), ou bien simplement des faits, comme le nombre de doses de vaccin H1N1 commandées par les autorités sanitaires françaises (plus de 90 millions) qui paraît suspect parce que trop massif, ou leur insistance à ce que toute la population soit vaccinée. Dans « Le vaccin de la conspiration », et à défaut de preuves, quelques «signes» anecdotiques sont distillés savamment pour accroître l’étrangeté de la situation. Sans craindre de se contredire d’ailleurs, puisque le texte affirme une première fois que le choix de rebaptiser «grippe A» la grippe d’abord dénommée «porcine» a été opéré par l’OMS « dans une tactique de reconnaissance de son origine artificielle » (l’organisation se trahissant, donc), puis une seconde fois (dans une partie visiblement ajoutée pour un public français) que ce choix a été fait « afin de ne pas froisser les producteurs de porcs ».

Dans tous les cas, la matérialité observable des signes prouve la matérialité inobservable du complot. Si le complot n’est pas visible directement, sa puissance et son échelle font qu’il ne peut rester absolument secret, et qu’il se manifeste sous des formes qu’il faut repérer. L’observation des signes, la transformation de détails en révélateurs deviennent alors le moyen non seulement de voir le complot, mais aussi de devenir initié. Il faut «savoir» trouver puis décoder des signes qui n’apparaîtront pas aux yeux des profanes. Et cette capacité permet de diffuser des informations inédites et donc de bénéficier d’une plus-value journalistique sur le marché de l’information (16). Le groupe des initiés vient alors se superposer au groupe des comploteurs, conduisant à un conflit permanent entre ceux qui veulent éventer le complot et ceux qui veulent le cacher. Ici, le mythe conspirationniste radicalisé constitue une machine à fabriquer des ennemis absolus, voués à être détruits, afin que l’histoire puisse reprendre son cours normal. C’est là que l’imaginaire du complot prend toute sa dimension politique, car, en désignant un ennemi, il procède à l’intégration du groupe des initiés, durcit une opposition eux/nous, et surtout incite à la mobilisation contre le groupe ennemi. Comme le note encore Taguieff, le mythe conspirationniste « fonctionne comme une incitation efficace à la mobilisation et un puissant mode de légitimation ou de rationalisation de l’action, aussi criminelle soit-elle » (17). C’est aussi là que se révèle sa nature apocalyptique, car la lutte entre les conjurés, qui en tendent asservir l’humanité, et les initiés, ne peut être qu’une lutte à mort ; et l’on notera au passage qu’Alfred Rosenberg et Hitler avaient lu littéralement Les Protocoles des sages de Sion, y trouvant matière à leur lutte absolue contre une domination juive mondiale fantasmée (18). Et une lutte pour se prémunir également de la destruction programmée par les comploteurs car, comme l’écrit Paul Zawadzki, « Les Protocoles des Sages de Sion représentent l’un des exemples les plus extrêmes du processus d’auto-victimisation antisémite, qui par la logique d’autodéfense contre une conspiration mondiale légitime d’avance le passage à l’acte meurtrier » (19).

C’est pour cette raison que le conspirationnisme doit être pris au sérieux, non pas tant dans son fond, que dans sa dimension idéologique et mystique. Car s’il est réenchantement du monde, c’est parce qu’il promet aux initiés d’accéder au monde invisible, pas celui de Dieu dans un univers sécularisé, mais celui de ses vrais maîtres. Et cette révélation est d’ailleurs désormais librement accessible à tous par le biais notamment d’Internet, qui autorise le rayonnement d’informations qui seraient restées confidentielles dans un autre état des structures de la sphère publique. Comme l’écrit Corcuff : « le “complot” s’est démocratisé » (20). Son analyse partage d’ailleurs avec celle des rumeurs d’avoir été saisie concomitamment par plusieurs disciplines scientifiques (21). À la fois parce qu’il s’agit d’un objet en apparence plastique, persistant dans le temps, et capable de nourrir aussi bien des analyses fonctionnalistes que d’autres le considérant comme une tentative d’institutionnalisation d’une idéologie singulière au cœur du jeu politique.

 

Notes :
(1) Véronique Campion-Vincent, La société parano. Théories du complot, menaces et incertitudes, Paris, Payot, 2005, p. 13.
(2) Emile Poulat, « L’esprit d
u complot », Politica Hermetica, « Le complot », n°6, 1992.
(3) Le 24 septembre 2013, on trouvait ce document sur : http://www.slideshare.net/blogaujourlejour/le-vaccin-de-la-conspiration-1948411 (posté le 3 septembre 2009). Vraisemblablement traduit de l’anglais, il concerne essentiellement le cas américain, mais au moins une diapositive, sans doute ajoutée pour le lectorat français, et d’ailleurs rédigée dans une police de caractère différente, s’arrête sur la situation française. Sur ce mode « rumoral » et électronique de circulation de chaînes d’alertes, cf. Emmanuel Taïeb, « Persistance de la rumeur. Sociologie des rumeurs électroniques », Réseaux, 106, 2001, p. 231-271.
(4) Philippe Corcuff, « Chomsky et le “complot médiatique”. Des simplifications actuelles de la critique sociale », Calle Luna, septembre 2006.
(5) Francis Chateauraynaud, « Annoncer le pire à l’échelle mondiale. La pandémie de grippe aviaire entre gestion des risques et prophétie de malheur (1997-2007) », Document de travail du GSPR, EHESS, Paris, février 2008, p. 2.
(6) Philippe Breton, La parole manipulée, Paris, La Découverte, 2002.
(7) Pierre-André Taguieff, La foire aux Illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005, p. 185.
(8) On retrouve ce travers dans les écrits d’Anne Morelli, à propos des intellectuels et journalistes soutenant les frappes de l’OTAN sur la Serbie en 1999, qu’elle accuse d’être « engagés aux ordres de l’OTAN », ou de se blottir « sous l’aile protectrice de l’oncle Sam ». Au moins ici, les comploteurs sont identifiés (A. Morelli, Principes élémentaires de propagande de guerre. Utilisables en cas de guerre froide, chaude ou tiède..., Bruxelles, Labor, 2001, p. 71 ; A. Morelli, « Les principes de Ponsonby et la propagande de la République », in D. Rolland, D. Georgakakis, Y. Déloye (dir.), Les Républiques en propagande. Pluralisme politique et propagande : entre déni et institutionnalisation, Paris, L’Harmattan, 2006). Chez Chomsky, le vecteur du complotisme est un plus vague « système » médiatico-économique. Contre cette perspective, cf. Philippe Corcuff, « “Le complot” ou les mésaventures tragi-comiques de “la critique” », Calle Luna, avril 2005.
(9) Marcel Gauchet rappelle ainsi que les sociétés religieuses ont attribué à Dieu le déroulement du temps historique, ont dépossédé les individus de ce qui aurait pu leur revenir, et ont reconduit l’idée d’hétéronomie sans passer à l’autonomie de la volonté humaine (M. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 2005, p. 43).
(10) P.- A. Taguieff, op. cit., pp. 62-63.
(11) C’est ce que pense le Times quand il présente les Protocoles le 8 mai 1920. Il les dénoncera comme faux par la suite (Léon Poliakov, La causalité diabolique, tome 2, Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2006 [1985], p. 339).
(12) Jean-Noël Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Paris, Seuil, 1995 [1987], p. 290.
(13) Les études de propagation des rumeurs ont montré que l’importance de la cause à défendre l’emportait sur la véracité du message en circulation. C’est visible dans le cas des « décalcomanies au LSD », rumeur diffusée notamment par la profession médicale, au nom de la lutte contre la drogue (V. Campion-Vincent & J.-B. Renard, Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Payot, 1998, pp. 195-205).
(14) P.-A. Taguieff, op. cit., p. 84.
(15) Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, tome 2, Paris, Seuil, 1979 [1962-1966], pp. 67-68.
(16) C’est typiquement ce que font Thierry Meyssan et le Réseau Voltaire en « vendant » des informations inédites révélant la « vraie » nature des phénomènes observés.
(17) P.- A. Taguieff, L’imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Paris, Mille et une nuits, 2006, p. 9.
(18) Cf. P.- A. Taguieff, Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 674 ; Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Seuil, 2004.
(19) Paul Zawadzki, « Théorie du complot », in E. DeWaresquiel (dir.), Le siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au xxe siècle, Paris, Larousse, 2004, p. 902.
(20) Ph. Corcuff, « “Le complot” ou les mésaventures tragi-comiques de “la critique” », art. cit.
(21) Philippe Aldrin, « Penser la rumeur. Une question discutée des sciences sociales », Genèses, 2003/1, n°50.

 

Ce texte a été adapté de l'article «Logiques politiques du conspirationnisme» paru originellement dans la revue Sociologie et sociétés (Presses de l'Université de Montréal), vol. 42, n° 2, 2010, p. 265-289. Il est disponible en intégralité sur Erudit.org. Merci à Emmanuel Taïeb, à la rédaction de Sociologie et sociétés et aux Presses de l'Université de Montréal de nous avoir autorisé à en reproduire cet extrait ici.

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Le discours conspirationniste ne se désigne pas nécessairement comme «conspirationniste», même s’il développe un argument du complot, parce que le conspirationnisme est socialement et médiatiquement délégitimé (1). Il résiste donc à cette labellisation exogène jugée infamante, se présentant plutôt comme l’analyse politique d’une situation donnée, le plus souvent sous la forme d’une dénonciation véhémente d’une «conspiration», et comme l’auxiliaire d’un peuple auquel il révèle ce qui lui est caché. Le décalage sémantique entre la catégorie analytique et la catégorie pratique est ici extrême, puisque le conspirationnisme se présente en fait comme un anticonspirationnisme.

Le conspirationnisme ne se donne pas non plus comme un discours prélogique ou irrationnel. Au contraire, il a importé et adapté le discours de la raison et de la science, essayant de produire une contre-expertise sur des enjeux publics, ou tâchant de susciter des controverses sur ses sujets de prédilection. Donc, le conspirationnisme se veut un discours qui entend démontrer et convaincre. Il repose en apparence sur des observations du réel, sur des hypothèses, et sur des résultats. Comme le note Émile Poulat, «l’imaginaire peut déraisonner, mais il raisonne toujours abondamment, avec un souci inlassable de preuves, de citations et d’arguments» (2). Dès lors, où sont les failles de ce discours, comment l’identifier, et pourquoi qualifier un tel discours de conspirationniste ? La réponse à ces questions se fera à la fois d’un point de vue général, et en s’appuyant sur un document ayant circulé sur Internet concomitamment à la campagne de vaccination contre la grippe A (H1N1) et dénonçant la volonté de puissance de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : une série anonyme de trente-deux diapositives intitulée « Le vaccin de la conspiration », et qui déploie une rhétorique conspirationniste archétypale (3).

1 - Nier la complexité du réel

Premièrement, le conspirationnisme nie la complexité du réel, dont il va proposer une explication univoque et monocausale. Il ne s’embarrasse pas de contre-exemples, et donne à une même cause — l’action d’un groupe d’individus — des effets variés et une puissance capable d’aller contre la volonté des acteurs du monde social. Philippe Corcuff, analysant la tendance au complotisme des travaux sur la propagande de Chomsky, évoque à ce propos « un certain recul théorique des discours critiques », qui substituent l’intentionnalisme d’élites économiques et médiatiques à une perspective sociologique accordant toute leur place aux rapports de force entre et au sein des champs sociaux (4). Dans le cas du diaporama « Le vaccin de la conspiration », c’est l’Organisation mondiale de la santé qui tient le rôle du conspirateur principal — le mot «mondiale» pesant ici de tout son poids —, alliée aux laboratoires pharmaceutiques, car, affirme le texte, « l’OMS dispose de l’autorité d’obliger tout le monde dans les 194 pays à se faire vacciner de force en automne, d’imposer des quarantaines et de limiter les voyages ». Alors même qu’en 2004, autour de la possible pandémie de grippe aviaire, c’était l’OMS qui alertait les gouvernements, sous la forme d’une « prophétie de malheur officielle » caractéristique (5), c’est elle désormais qui est dénoncée comme actrice d’un autre malheur, et fait l’objet d’une prophétie de destruction mondiale de l’humanité de type conspirationniste.

Le discours conspirationniste s’apparente-t-il pour autant à de la manipulation ? La réponse à cette interrogation ne peut qu’être nuancée, au sens où les conspirationnistes croient réellement à l’existence du complot qu’ils dénoncent. Ce n’est pas qu’ils tirent des conclusions fausses, mais ils font reposer les éléments factuels retenus sur des prémisses erronées. Ce mélange du «vrai» et du «faux» est en soi une forme de manipulation du réel. Mais il s’agit moins ici de manipuler pour tromper que de manipuler pour convaincre. Car leur certitude, que les citoyens sont toujours-déjà manipulés, conduit les conspirationnistes à afficher leur répugnance pour toute utilisation de techniques manipulatoires. Pour autant, comme le rappelle Philippe Breton, il y a manipulation quand « la raison qui est donnée pour adhérer au message n’a rien à voir avec le contenu du message lui-même » (6). Si le faible écart entre le fond du message diffusé et l’ambition première de ses diffuseurs peut laisser penser que toute manipulation est absente du discours complotiste, parce que l’adhésion au principe du complot structure le propos même du message, il serait hasardeux de s’en tenir à la «raison» d’adhésion la plus manifeste. Car le discours conspirationniste n’est qu’un élément d’une idéologie politique plus vaste, et ne s’y réduit pas. C’est cette idéologie politique plus globale qui est la «raison» première du discours, comme vecteur et comme médium au-delà de son message propre. La manipulation apparaît quand la raison donnée à l’utilisation du médium s’écarte du contenu du message en circulation. L’ambition du conspirationnisme demeure tout de même que le récepteur du message y adhère en vertu du seul contenu du message et de la révélation qu’il propose. C’est-à-dire qu’il s’arrête au message sans questionner le médium. Par cette toute-puissance du message, le conspirationnisme ne vise pas à désinformer, mais à faire adhérer.

2 - Etablir des corrélations factices

Deuxièmement, le conspirationnisme fonctionne par la corrélation factice de faits ou de discours autonomes. Le conspirationnisme peut ainsi s’appuyer sur des propos divergents qui démontrent que la réalité est camouflée par les comploteurs. Ça a été le cas le 11-Septembre avec l’avion qui s’est écrasé sur le Pentagone, où des témoignages ont divergé sur la taille ou le bruit fait par l’avion, générant immédiatement des théories qui concluaient que la «version officielle» était fausse et qu’«on» voulait nous cacher quelque chose.

Parfois même, un seul fait prétendu ou un seul discours suffit pour accréditer le complot. En 1922, le ministre allemand des Affaires étrangères, Walter Rathenau, est assassiné par des nationalistes d’extrême droite qui considéraient qu’il était l’un des «sages de Sion», car il paraissait en connaître le nombre. En effet, dans l’une de ses déclarations, Rathenau avait parlé métaphoriquement de «300 personnes» guidant les destinées de l’Europe (7).

The Committee of 300, de John Coleman.

À l’inverse, et le plus souvent, on peut relier entre eux une série de faits dont la convergence jusque-là inaperçue dévoile le complot. Faits réels, invérifiables, ou faux, mis en récit accusatoire, et qui font preuve. Le texte du « vaccin de la conspiration » prétend ainsi que « l’OMS a fourni le virus de la grippe aviaire vivant à la filiale de Baxter en Autriche », qu’ensuite « ce virus a été utilisé par Baxter pour fabriquer 72 kilos de matériel vaccinal en février », et qu’enfin « Baxter a ensuite envoyé ce matériel à 16 laboratoires dans quatre pays sous un faux étiquetage, désignant les produits contaminés comme du matériel vaccinal, déclenchant presque de cette façon une pandémie mondiale ». À elle seule, cette simple incrimination d’un laboratoire —d’autant plus facile à faire que le texte étant sans auteur, il ne saurait y avoir de poursuite judiciaire contre sa source —, entre dans le cadre des controverses scientifiques ou économiques propres au régime pluraliste. Mais le saut qualitatif qu’opère le discours conspirationniste est visible dans l’alliance — financière et surtout criminelle — qu’il prétend dévoiler entre l’OMS et ce laboratoire pharmaceutique. Plus explicite, la dénonciation poursuit : « L’OMS, une agence des Nations Unies, semble jouer un rôle clé dans la coordination des activités des laboratoires, des compagnies pharmaceutiques et des gouvernements, dans l’accomplissement de l’objectif de réduction de la population et la prise de contrôle politique et économique de l’Amérique du Nord et de l’Europe. » En effet, « dans de (sic) cadre des plans pandémiques spéciaux décrétés dans le monde entier, en particulier aux États-Unis en 2005, en cas d’urgence pandémique, les gouvernements nationaux doivent être dissous et remplacés par des comités de crise ». Cette fois, tout est dit, l’ambition de contrôle mondial, et de substitution des gouvernements légitimes par l’OMS est dévoilée. Si dans la suite du tract électronique sont également incriminées l’ONU et l’UE, c’est sur l’OMS et sa présidente, Margaret Chan, dont une photo peu avantageuse est d’ailleurs présentée, que se focalise le propos. Et au sein même de l’OMS sur un petit groupe agissant baptisé groupe «d’élite», qui la financerait et contrôlerait également les principaux médias. Nulle critique des «dominants» ici, sinon imaginaires, et la thèse d’un complot qu’on pourrait qualifier de «médico-industriel» suit le schéma classique de la révélation du groupe de conjurés ou d’initiés qui, en dernière instance, pèse sur les destinées humaines.De même, il est possible de relier entre elles des déclarations convergentes pour indiquer que les locuteurs participent d’un même complot, et se trahissent en tenant un discours commun. Ce type de corrélations est visible dans certains travaux sur la propagande. À rebours d’une démarche sociologique qui attribuerait la tenue de propos identiques à l’appartenance des énonciateurs à un même groupe social ou politique, à une socialisation identique, ou à une conviction identique, ces travaux considèrent que l’émergence d’un positionnement médiatique jugé dominant est la marque d’une main invisible, ou d’une connivence entre politiques et journalistes, qui imposerait une vision conforme à des intérêts supérieurs, au détriment d’une information fiable. La contagion des idées irait donc ici du gouvernement vers des journalistes formellement libres, dont la fidélité au positionnement du pouvoir n’a pu être implantée dans leur esprit que par une action extérieure concertée (8). La présomption d’un pouvoir occulte capable de contrôler la production politique et médiatique d’une société fournit une analyse intentionnaliste, mécaniciste et complotiste, qui repose sur la vision d’une société homogène qui ne serait traversée ni par des contradictions internes, ni par des résistances à la réception des messages médiatiques ou politiques.Le conspirationnisme projette donc un monde social fantasmatique où les groupes humains ne sont pas autonomes dans leur pensée, mais manipulés et régis par des puissances extérieures. Il apparaît ici comme une mode de reconduction sécularisée de l’idéologie de la dépossession des actions humaines par une instance supérieure, semblable à celle qu’ont véhiculée historiquement les Églises (9).

3 - Eliminer des vérités irréductibles à la théorie

Troisièmement, le conspirationnisme fonctionne à l’élimination de vérités irréductibles à la théorie. C’est-à-dire que le conspirationnisme est imperméable à la contre-démonstration, et ne retient que ce qui va dans le sens de la présence du complot. De ce point de vue, le complotisme est virtuellement inarrêtable. Par exemple, l’administration de la preuve philologique que Les Protocoles des sages de Sion sont apocryphes n’atteint pas leurs zélateurs. L’argument de ceux qui résistent étant que ce sont peut-être des faux matériellement, mais qu’ils sont authentiques selon l’esprit (10) ; ou bien que l’on peut éliminer les Protocoles comme texte, mais qu’il y a bien un complot juif mondial visible à l’oeuvre quotidiennement ; ou bien encore que si les Protocoles ne décrivent pas l’actualité, ils sont une prophétie (11). Ce qui compte, c’est la «Théorie», peu importent les quelques points marginaux qui ne la rejoignent pas tout à fait. Sourd à la réfutabilité comme à la falsifiabilité — à propos des rumeurs, Jean-Noël Kapferer se demandait d’ailleurs comment il serait possible de soumettre à un test empirique des récits impliquant le diable (12) —, le discours complotiste entend se prémunir contre tout démontage, au nom de l’importance de la cause qu’il défend, ou de la mise en garde qu’il opère. À la limite, l’absence de faits tangibles, comme la mise à l’épreuve du corpus sur lequel se fonde la théorie du complot, ne parvient pas à empêcher la diffusion du message complotiste ; car c’est bien lui, et l’idéologie qu’il promeut, qui sont premiers (13).

4 - Etablir une structure mythique de l'histoire

Quatrièmement, le conspirationnisme s’appuie sur l’établissement d’une structure mythique de l’histoire. Les théories du complot reposent en effet sur une vision du déroulement historique selon laquelle le complot est le moteur de l’histoire, et les actions humaines n’y sont jamais accidentelles. Tout ce qui arrive est perçu comme l’effet d’actions intentionnelles. Tout est prévu, tout a été prévu par des agents, et tout obéit à un immense plan caché. Et si tout obéit à un destin programmé, il ne sert à rien d’agir car on ne peut aller contre ce plan. On retrouve là encore la dépossession des actions humaines au profit d’une transcendance ou d’un groupe dominant. Selon Taguieff, en effaçant l’imprévisibilité de l’histoire, le dogme du complot « fournit à bon compte le sentiment de pouvoir maîtriser le présent, prévoir l’avenir et déjouer les pièges du futur, sur la base d’une connaissance supposée des causes profondes de la marche du monde » (14). À cet égard, le conspirationnisme est un historicisme au sens de Popper, puisqu’il accorde à une nouvelle Providence sécularisée la capacité de peser sur les destinées du monde. Selon Popper, la thèse du complot repose sur l’idée que pour expliquer un phénomène social, il faut découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Partir de la fin, en quelque sorte, pour découvrir mécaniquement une intention à l’action qui a produit l’effet observé, même si l’acteur à l’origine de l’action a agi sans intention particulière. S’il tire des bénéfices de l’effet, alors c’est qu’il en est bien à l’origine ; même si une pluralité d’acteurs ont pu agir au même moment que lui. Dans le cas de la pensée de Marx, par exemple, non seulement son matérialisme historique est un historicisme, mais surtout l’idée que le monde social a pris la forme que la classe dominante a voulu lui donner, fait abstraction de l’indétermination du social, et le réduit à une épreuve de force entre groupes opposés. Popper indique que le conspirationnisme est une forme de superstition ou de croyance religieuse sécularisée, dont l’historicisme n’est qu’une modalité (15).Ce faisant, le complot est un « réenchantement désenchantant » du monde, qui produit deux effets contradictoires. D’un côté, il réenchante sur le mode de la révélation. Malgré la publicité des actions politiques en démocratie, ou à cause d’elle, voire l’impératif de transparence, le besoin reste fort d’accéder à une supposée réalité cachée. La mécanique narrative complotiste repose sur le renversement de l’ordre des choses pour lui substituer un ordre plus conforme aux soupçons que peut nourrir le groupe. Le recours au complot affirme que le monde n’est pas tel qu’il se donne visiblement, même si cette affirmation peut être inquiétante. Les esprits s’apaisent à la révélation du complot (« tout devient clair »), mais ils peuvent aussi s’exalter, car ils croient pouvoir mettre fin au complot par l’action. D’un autre côté, ce réenchantement est en même temps désenchantement : même si on peut découvrir le plan, la puissance de l’ennemi rend fataliste et pessimiste quant à toute capacité d’action humaine ; la dépossession et la réification des acteurs apparaissant totales et irrémédiables.

5 - Identifier les signes du complot

Enfin, le conspirationnisme repose sur une surinterprétation de faits perçus comme autant de signes. Pour les théoriciens du complot, tous les faits sont des signes qui peuvent dévoiler le complot, si l’on parvient à les décrypter correctement et à ne pas s’arrêter à leur apparence. Dès lors, tout est réinterprété dans le sens du complot : une déclaration politique, un geste, un symbole (triangles maçons, étoiles, etc.), ou bien simplement des faits, comme le nombre de doses de vaccin H1N1 commandées par les autorités sanitaires françaises (plus de 90 millions) qui paraît suspect parce que trop massif, ou leur insistance à ce que toute la population soit vaccinée. Dans « Le vaccin de la conspiration », et à défaut de preuves, quelques «signes» anecdotiques sont distillés savamment pour accroître l’étrangeté de la situation. Sans craindre de se contredire d’ailleurs, puisque le texte affirme une première fois que le choix de rebaptiser «grippe A» la grippe d’abord dénommée «porcine» a été opéré par l’OMS « dans une tactique de reconnaissance de son origine artificielle » (l’organisation se trahissant, donc), puis une seconde fois (dans une partie visiblement ajoutée pour un public français) que ce choix a été fait « afin de ne pas froisser les producteurs de porcs ».

Dans tous les cas, la matérialité observable des signes prouve la matérialité inobservable du complot. Si le complot n’est pas visible directement, sa puissance et son échelle font qu’il ne peut rester absolument secret, et qu’il se manifeste sous des formes qu’il faut repérer. L’observation des signes, la transformation de détails en révélateurs deviennent alors le moyen non seulement de voir le complot, mais aussi de devenir initié. Il faut «savoir» trouver puis décoder des signes qui n’apparaîtront pas aux yeux des profanes. Et cette capacité permet de diffuser des informations inédites et donc de bénéficier d’une plus-value journalistique sur le marché de l’information (16). Le groupe des initiés vient alors se superposer au groupe des comploteurs, conduisant à un conflit permanent entre ceux qui veulent éventer le complot et ceux qui veulent le cacher. Ici, le mythe conspirationniste radicalisé constitue une machine à fabriquer des ennemis absolus, voués à être détruits, afin que l’histoire puisse reprendre son cours normal. C’est là que l’imaginaire du complot prend toute sa dimension politique, car, en désignant un ennemi, il procède à l’intégration du groupe des initiés, durcit une opposition eux/nous, et surtout incite à la mobilisation contre le groupe ennemi. Comme le note encore Taguieff, le mythe conspirationniste « fonctionne comme une incitation efficace à la mobilisation et un puissant mode de légitimation ou de rationalisation de l’action, aussi criminelle soit-elle » (17). C’est aussi là que se révèle sa nature apocalyptique, car la lutte entre les conjurés, qui en tendent asservir l’humanité, et les initiés, ne peut être qu’une lutte à mort ; et l’on notera au passage qu’Alfred Rosenberg et Hitler avaient lu littéralement Les Protocoles des sages de Sion, y trouvant matière à leur lutte absolue contre une domination juive mondiale fantasmée (18). Et une lutte pour se prémunir également de la destruction programmée par les comploteurs car, comme l’écrit Paul Zawadzki, « Les Protocoles des Sages de Sion représentent l’un des exemples les plus extrêmes du processus d’auto-victimisation antisémite, qui par la logique d’autodéfense contre une conspiration mondiale légitime d’avance le passage à l’acte meurtrier » (19).

C’est pour cette raison que le conspirationnisme doit être pris au sérieux, non pas tant dans son fond, que dans sa dimension idéologique et mystique. Car s’il est réenchantement du monde, c’est parce qu’il promet aux initiés d’accéder au monde invisible, pas celui de Dieu dans un univers sécularisé, mais celui de ses vrais maîtres. Et cette révélation est d’ailleurs désormais librement accessible à tous par le biais notamment d’Internet, qui autorise le rayonnement d’informations qui seraient restées confidentielles dans un autre état des structures de la sphère publique. Comme l’écrit Corcuff : « le “complot” s’est démocratisé » (20). Son analyse partage d’ailleurs avec celle des rumeurs d’avoir été saisie concomitamment par plusieurs disciplines scientifiques (21). À la fois parce qu’il s’agit d’un objet en apparence plastique, persistant dans le temps, et capable de nourrir aussi bien des analyses fonctionnalistes que d’autres le considérant comme une tentative d’institutionnalisation d’une idéologie singulière au cœur du jeu politique.

 

Notes :
(1) Véronique Campion-Vincent, La société parano. Théories du complot, menaces et incertitudes, Paris, Payot, 2005, p. 13.
(2) Emile Poulat, « L’esprit d
u complot », Politica Hermetica, « Le complot », n°6, 1992.
(3) Le 24 septembre 2013, on trouvait ce document sur : http://www.slideshare.net/blogaujourlejour/le-vaccin-de-la-conspiration-1948411 (posté le 3 septembre 2009). Vraisemblablement traduit de l’anglais, il concerne essentiellement le cas américain, mais au moins une diapositive, sans doute ajoutée pour le lectorat français, et d’ailleurs rédigée dans une police de caractère différente, s’arrête sur la situation française. Sur ce mode « rumoral » et électronique de circulation de chaînes d’alertes, cf. Emmanuel Taïeb, « Persistance de la rumeur. Sociologie des rumeurs électroniques », Réseaux, 106, 2001, p. 231-271.
(4) Philippe Corcuff, « Chomsky et le “complot médiatique”. Des simplifications actuelles de la critique sociale », Calle Luna, septembre 2006.
(5) Francis Chateauraynaud, « Annoncer le pire à l’échelle mondiale. La pandémie de grippe aviaire entre gestion des risques et prophétie de malheur (1997-2007) », Document de travail du GSPR, EHESS, Paris, février 2008, p. 2.
(6) Philippe Breton, La parole manipulée, Paris, La Découverte, 2002.
(7) Pierre-André Taguieff, La foire aux Illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005, p. 185.
(8) On retrouve ce travers dans les écrits d’Anne Morelli, à propos des intellectuels et journalistes soutenant les frappes de l’OTAN sur la Serbie en 1999, qu’elle accuse d’être « engagés aux ordres de l’OTAN », ou de se blottir « sous l’aile protectrice de l’oncle Sam ». Au moins ici, les comploteurs sont identifiés (A. Morelli, Principes élémentaires de propagande de guerre. Utilisables en cas de guerre froide, chaude ou tiède..., Bruxelles, Labor, 2001, p. 71 ; A. Morelli, « Les principes de Ponsonby et la propagande de la République », in D. Rolland, D. Georgakakis, Y. Déloye (dir.), Les Républiques en propagande. Pluralisme politique et propagande : entre déni et institutionnalisation, Paris, L’Harmattan, 2006). Chez Chomsky, le vecteur du complotisme est un plus vague « système » médiatico-économique. Contre cette perspective, cf. Philippe Corcuff, « “Le complot” ou les mésaventures tragi-comiques de “la critique” », Calle Luna, avril 2005.
(9) Marcel Gauchet rappelle ainsi que les sociétés religieuses ont attribué à Dieu le déroulement du temps historique, ont dépossédé les individus de ce qui aurait pu leur revenir, et ont reconduit l’idée d’hétéronomie sans passer à l’autonomie de la volonté humaine (M. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 2005, p. 43).
(10) P.- A. Taguieff, op. cit., pp. 62-63.
(11) C’est ce que pense le Times quand il présente les Protocoles le 8 mai 1920. Il les dénoncera comme faux par la suite (Léon Poliakov, La causalité diabolique, tome 2, Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2006 [1985], p. 339).
(12) Jean-Noël Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Paris, Seuil, 1995 [1987], p. 290.
(13) Les études de propagation des rumeurs ont montré que l’importance de la cause à défendre l’emportait sur la véracité du message en circulation. C’est visible dans le cas des « décalcomanies au LSD », rumeur diffusée notamment par la profession médicale, au nom de la lutte contre la drogue (V. Campion-Vincent & J.-B. Renard, Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Payot, 1998, pp. 195-205).
(14) P.-A. Taguieff, op. cit., p. 84.
(15) Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, tome 2, Paris, Seuil, 1979 [1962-1966], pp. 67-68.
(16) C’est typiquement ce que font Thierry Meyssan et le Réseau Voltaire en « vendant » des informations inédites révélant la « vraie » nature des phénomènes observés.
(17) P.- A. Taguieff, L’imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Paris, Mille et une nuits, 2006, p. 9.
(18) Cf. P.- A. Taguieff, Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire, Paris, Mille et une nuits, 2004, p. 674 ; Philippe Burrin, Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Seuil, 2004.
(19) Paul Zawadzki, « Théorie du complot », in E. DeWaresquiel (dir.), Le siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au xxe siècle, Paris, Larousse, 2004, p. 902.
(20) Ph. Corcuff, « “Le complot” ou les mésaventures tragi-comiques de “la critique” », art. cit.
(21) Philippe Aldrin, « Penser la rumeur. Une question discutée des sciences sociales », Genèses, 2003/1, n°50.

 

Ce texte a été adapté de l'article «Logiques politiques du conspirationnisme» paru originellement dans la revue Sociologie et sociétés (Presses de l'Université de Montréal), vol. 42, n° 2, 2010, p. 265-289. Il est disponible en intégralité sur Erudit.org. Merci à Emmanuel Taïeb, à la rédaction de Sociologie et sociétés et aux Presses de l'Université de Montréal de nous avoir autorisé à en reproduire cet extrait ici.

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à propos de l'auteur
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Emmanuel Taieb
Professeur des Universités à l’Université Lyon 2 et à Sciences Po Grenoble, Emmanuel Taïeb a consacré plusieurs articles à l’analyse du conspirationnisme et des rumeurs. Il est notamment l’auteur de "La guillotine au secret. Les exécutions publiques en France, 1870-1939" (Belin, coll. « Socio-histoires », 2011) et de "House of Cards. Le crime en politique" (PUF, 2018).
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