Faurisson, falsificateur de l’histoire
Nous en venons à ce qui représente l’essentiel de cet ouvrage : prouver que Faurisson n’est pas un spécialiste des chambres à gaz mais un falsificateur de l’histoire. De façon méthodique V. Igounet recense chapitre après chapitre toutes les contradictions qui ont jeté un voile sur la véritable personnalité de Faurisson. Attachant minutieusement ses pas à ceux de Faurisson, l’historienne parvient à renvoyer l’image fidèle d’un homme qui s’est évertué tout au long de son parcours à leurrer le monde.
Dès les années 1958-1963, alors que Faurisson enseigne au lycée de Vichy, il conteste l’authenticité du journal d’Anne Frank. Désormais R. Faurisson, qui s’est forgé une stratégie pour l’interprétation des textes littéraires, sorte d’hypercritique des documents l’incitant à rejeter de façon systématique leur authenticité et à démonter les mythes qu’ils ont suscités, entend appliquer cette « méthode » critique aux récits et témoignages suscités par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, sans les replacer dans leur contexte ou en les privant de tout lien entre eux.
« Vous êtes accusé par certains collègues d’être fou, et non pas d’être nazi », déclare son président d’université à Faurisson (p. 161). Face à lui, V. Igounet nous renvoie l’image d’une administration qui se montre incapable de régler les difficultés provoquées par ce professeur. Abusant des procédures judiciaires, Faurisson qui ne supporte pas que ses exigences ne soient pas satisfaites, se pose en victime. À aucun moment, il ne lui vient à l’esprit de se remettre en question. En pratique, Faurisson ne gagne pas puisqu’il se voit refuser pendant cinq ans son avancement. Néanmoins, en 1976, l’université de Lyon reconnaît les « travaux de recherche » de Faurisson, puisque la question « Le Journal d’Anne Frank est il authentique ? » est inscrite officiellement dans le programme de son cours, où il mentionne le livre du négationniste universitaire A. Butz et la revue de R. Harwood, auteur anglais d’extrême droite.
Faurisson parvient à légitimer sa position dans la sphère publique. Spécialiste de la critique de texte, il promeut sa méthode d’analyse et il obtient un entretien aux Nouvelles littéraires. Il est clair que l’université aurait dû mettre un point final à ce cours, si les autorités avaient pris la peine de s’informer sur A. Butz et R. Harwood. Mais l’emploi outrancier du terme « révisionniste » par ces auteurs, la mise en avant de titres universitaires et de leurs prétendues « recherches objectives » leur ont permis de s’insérer dans l’espace public. Leur présence conférera à Faurisson un appui appréciable, justifiant désormais sa « thèse » par le fait que d’autres, « experts » en la matière partagent son point de vue. C’est ainsi que se crée le débat et, à ce stade, l’ambition de Faurisson est claire : il envisage de corriger et combler les lacunes de l’histoire officielle.
En 1976, Faurisson se rend aux archives du musée d’Auschwitz avec une idée déjà tout faite, écartant l’idée d’examiner la totalité des documents conservés (p. 171-173). En août 1977, il publie dans Historia un article sur les prétendues incohérences techniques des chambres à gaz, publication qui va lui donner un semblant de scientificité (65). Une question s’impose : comment un magazine d’histoire a-t-il pu publier un tel article ?
Durant ce même été, Faurisson rencontre à Paris A. Butz. Il vient de faire ses « découvertes » dans les archives d’Auschwitz ; il est ravi et sûr de lui. Cette rencontre, que l’ouvrage n’évoque pas, est importante pour les deux hommes, d’une part parce que Faurisson voue une grande admiration à l’universitaire américain et d’autre part, parce que tous deux, dans un souci de légitimation cherchent à montrer le sérieux de leurs découvertes (66). Professeur, A. Butz s’est lui aussi retrouvé dans une controverse universitaire à la sortie de son livre. L’itinéraire commun emprunté par les deux hommes et les problèmes identiques qu’ils ont eux-mêmes engendrés ont certainement favorisé une amitié durable.
Dans les années quatre-vingt, Faurisson gagne en respectabilité dans les médias : en 1987, on le qualifie d’historien à la télévision française, tandis que ses liens avec des néo-nazis sont de plus en plus évidents (p. 318). Lors de la guerre du Golfe de 1990-1991, les négationnistes à l’offensive opèrent une manœuvre de rapprochement avec le monde arabo-musulman. Une amitié entre Faurisson et le négationniste suédois d’origine marocaine Ahmed Rami se crée (p. 321). Le travail de P. Guillaume en faveur de la cause négationniste avance indépendamment de Faurisson et le négationniste révolutionnaire met en avant Roger Garaudy, qui réalise une tournée triomphale dans le monde arabe à l’été 1996 grâce à un ouvrage dont le titre même résume l’idéologie : Les mythes fondateurs de la politique israélienne (69). Faurisson se sent délaissé. L’historienne nous apprend les difficiles relations entre R. Garaudy et Faurisson et comment P. Guillaume a réussi à gagner Faurisson à la nouvelle cause négationniste (p. 343).
Le dernier chapitre du livre de V. Igounet analyse le négationnisme au début du XXIe siècle et son succès dans les pays arabes. Tandis que R. Garaudy est perçu comme le nouveau héraut de la cause arabe et palestinienne, le président iranien émet un premier communiqué officiel en sa faveur en 1998. L’historienne est très lucide sur les relations entre les deux auteurs : Garaudy est plus âgé que Faurisson, il a des difficultés à se déplacer. Faurisson reprend alors le « flambeau allumé dans le monde arabe » et que R. Garaudy lui avait volé (p.344). Le négationnisme, une fois Faurisson parvenu à sa tête, se laisse accaparer par le régime iranien dans son combat contre Israël et contre les Juifs, pour aboutir en janvier 2006 à une conférence internationale et à la création d’un comité de recherche sur l’holocauste en Iran. V. Igounet a enquêté sur Dieudonné et ses acolytes, elle a montré comment ces derniers vont se joindre à la cause négationniste et entretenir des relations étroites avec Faurisson. Les négationnistes de la première heure se retrouvent en Iran et « l’heure de gloire » de Faurisson sonne enfin. Le négationnisme s’est désormais transformé en une nébuleuse où l’obscur universitaire français est instrumentalisé avec son consentement.
Dans cette biographie, qui s’insère dans la lignée de travaux français sur les négationnistes (70), V. Igounet inaugure une analyse tournée vers le monde arabe qui montre une cohérence idéologique entre les différents courants (71). Des photos montrant les négationnistes tous réunis à la conférence internationale en Iran en 2006, ou encore Faurisson en Iran en février 2012, alors que M. Ahmadinejad ouvre le trentième festival international du film de Téhéran (72), illustrent entre autres l’étroitesse des relations ainsi nouées.
La gloire donc pour R. Faurisson ? Si l’on considère l’appui et le soutien financier obtenus en s’alliant à l’Iran, on peut avec V. Igounet accorder au ténébreux personnage sa victoire. Il semble néanmoins que ce succès sera de courte durée car le pacte conclu avec l’Iran prive le « chercheur » de son indépendance et fait dépendre l’avenir du négationnisme de celui de la République iranienne. La « bonne nouvelle », pour reprendre ironiquement les termes de Faurisson, laisse prévoir un retour de bâton : la publication dans la New York Review of Books en février 2007 d’une lettre de protestation, signée par plus de 100 intellectuels iraniens vivant hors de l’Iran et indignés par le négationnisme étatique adopté par leur gouvernement, en est déjà un avant-goût (73).
Il reste toutefois que Faurisson a réussi à convaincre une frange de la population.
Pour V. Igounet, Faurisson, figure incontournable du négationnisme contemporain, est en passe de devenir ce qu’il a toujours souhaité le plus ardemment : « le maître à penser du révisionnisme mondial » (p. 253). Que Faurisson, « dont les amitiés à l’extrême droite étaient peu visibles, [ait] pu, en sa qualité de chargé de cours dans une université, faire croire qu’il [n’était pas le maître d’œuvre] d’une entreprise idéologique » représente-t-il une originalité française (74) ?
En Allemagne, les auteurs négationnistes ont largement inspiré le négationnisme international et ont semé le doute dans leur pays, de par leurs qualités professionnelles, leurs procès médiatisés. En 1973, une crédibilité va être accordée aux propos de T. Christophersen et à sa brochure Die Auschwitz-Lüge, car il s’agit dans l’esprit de nombreux Allemands du « rapport spontané » d’un témoin des camps, d’un soldat. La description qu’il fait du camp d’Auschwitz comme d’un camp de travail entend le rapporter à « l’horreur normale de la guerre » et déculpabiliser tous les soldats allemands. Ce pamphlet apporte d’une certaine façon un soulagement, et c’est pourquoi il ne va pas susciter une complète désapprobation dans l’opinion publique ou dans les médias. T. Christophersen ne se retrouvera donc pas devant un tribunal, contrairement à son préfacier, M. Roeder.
Il faut également évoquer David Irving, journaliste, écrivain, historien anglais. Dans les années soixante, il exprime son intérêt pour la Seconde Guerre mondiale avec la publication de plusieurs livres sur le sujet (75). En 1977, considéré alors comme l’un des meilleurs spécialistes du IIIe Reich, par son livre Hitler’s War il entend démontrer que Hitler était un dirigeant faible, qu’il n’a jamais ordonné ni eu connaissance d’aucune politique génocidaire. À la suite du rapport de F. Leuchter, D. Irving s’engage à annuler toute référence à l’Holocauste dans la nouvelle édition de Hitler’s War (76) et s’affirme ouvertement proche de l’IHR (Institute for Historical Review). Le procès de D. Irving contre l’historienne américaine Deborah Lipstadt, l’un des plus médiatisés de ces dernières années (1996-2000), permettra de faire reconnaître celui-ci comme falsificateur, raciste et antisémite, tout en attirant l’attention sur un auteur d’une importance majeure dans cette nébuleuse.
Enfin, en Amérique, la Toile qui n’est pas soumise aux mêmes lois qu’en Europe, permet à une jeune génération de négationnistes de s’infiltrer facilement et de semer le trouble auprès de la population jeune ou moins jeune. Créé en 2008, l’un des sites les plus actifs, holocaustdenialvideos.com montre des images tournées à l’intérieur du camp d’Auschwitz pour expliquer de manière très pédagogique comment l’extermination dans les chambres à gaz n’a pas été possible. Ce site négationniste, fréquenté par environ 300 visiteurs chaque mois, sans être important, n’est pas négligeable. Citons aussi le film d’Eric Hunt, The Last Days of the Big Lie, qui réfute point par point les témoignages des survivants du dernier film de Steven Spielberg (77). Le film, réalisé avec talent, connaît un large succès sur Youtube avec plus de 51 000 visites pour la première partie depuis mai 2011. Le négationnisme américain grandit sur Internet tandis qu’en Europe des lois l’empêchent au contraire de progresser. Le site négationniste français L'Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerres et d'Holocaustes (AAARGH), créé en octobre 1996, dont on attribue la paternité à S. Thion et P. Guillaume, est maintenant basé aux Etats-Unis ; il est toujours actif et diffuse également de nombreuses vidéos. Actuellement, les réseaux sociaux abreuvent les internautes de commentaires où l’idée perverse qu’il est essentiel d’avoir un débat entre deux « écoles historiques » fait encore des dégâts. Vendu sur Amazon, un livre récent d’un soi-disant universitaire, Thomas Dalton (Ph.D.), est l’un des exemples les plus récents de cette volonté d’une « discussion entre historiens ». Avec un titre ambigu, Debating the Holocaust: A New Look At Both Sides (Débattre sur l’Holocauste : un nouveau regard sur les thèses en présence), la maison d’édition cherche à cacher le fait qu’elle est dirigée par Germar Rudolf, négationniste néo-nazi allemand (78).
À l’heure où les témoins du génocide disparaissent, et malgré les lois européennes en vigueur, le négationnisme à l’échelle internationale sévit donc toujours et représente un danger manifeste, en particulier auprès des jeunes générations. Ainsi voit-on actuellement des professeurs de collèges et de lycées faire face à des propos négationnistes tenus par des élèves. Malgré les évidences historiques qui leur sont opposées, ces adolescents nourris à l’informatique et malheureusement pétris des idées navrantes que véhicule Internet se retranchent sur leur néfaste position (79).
Sans pouvoir prétendre à une gloire absolue, pour reprendre le terme employé par V. Igounet, Faurisson et les négationnistes réussissent à exister partout dans le monde.
Notes :
(59) Die Zeit, « Pas de gazage à Dachau », 19 août 1960.
(60) Gilles Karmasyn sur PHDN, écrit que « le premier à avoir falsifié les propos de Broszat, et par conséquent le père de cette falsification, c'est le négationniste et imposteur Paul Rassinier, en 1962 dans Le Véritable Procès Eichmann, Les Sept Couleurs, p. 79 ».
(61) Faurisson, Storia Illustrata, août 1979, p. 7 ; R. Harwood, Did Six Million Really Die ?, op. cit., pp. 5-6.
(62) Cf. supra note 14.
(63) Cf. l’interview : http://www. vex.net/~nizkor/ftp.py?people/c/christophersen.thies/heil-hitler-thies.fr. vex.net/~nizkor/ftp.py?people/c/christophersen.thies/heil-hitler-thies.fr
(64) Cf. Robert Angove, “Holocaust Denial and Professional History-Writing”, University of Saskatchewan, 2005. Cf. Aristote (trad. Pierre Chiron), Rhétorique, Flammarion, 2007.
(65) Faurisson, Historia, août 1977.
(66) A. Butz, « Robert Faurisson – A Long View », 2004.
(67) Faurisson, « Le problème des chambres à gaz », Défense de l’Occident, juin 1978, n°158, pp. 32 – 40.
(68) J.-C. Pressac, Auschwitz. Technique and Operation of the Gas chambers, New York, The Beate Klarsfeld Foundation, 1989 (Les Crématoires d’Auschwitz : la ma
chinerie du meurtre de masse, CNRS Éd., 1993).
(69) R. Garaudy, op. cit.
(70) F. Brayard, op. cit. ; N. Fresco, op.cit. ; M. Prazan et A . Minard, op. cit.
(71) Cf. également le livre de Meir Litvak & Ester Webman, From Empathy to Denial : Arab Responses to the Holocaust, New York : Columbia University Press, janvier 2009.
(72) http://www.huffingtonpost.fr/valerie-igounet/robert-faurisson-historie_b_1305920.html
(73) New York Review of Books, 15 février 2007, vol 54, n°2, cité par Mark Weitzman, “Holocaust Denial in Light of the Teheran Conference”, mars 2007.
(74) M. Steinberg, Les Yeux du témoin et le Regard du borgne, l'histoire face au révisionnisme, Cerf, 1990, p. 183.
(75) David Irving, The Destruction of Dresden, 1re édition Williamm Kimber and Co., 1963 (La destruction de Dresde, Robert Laffont, 1964).
(76) ADL, « Hitler’s Apologists: The Anti-Semitic Propaganda of Holocaust "Revisionism" », An Anti-Defamation League Publication, 1993, p. 22.
(77) Le film The Last Days of the Big Lie était visible le 3 octobre 2012 à cette adresse : http://www.youtube.com/watch?v=F7tHB8tD34s
(78) Thomas Dalton, Debating the Holocaust: A New Look At Both Sides, Theses & Dissertations Press, 2009.
(79) Témoignages de professeurs venus de Belgique lors de mon intervention sur le négationnisme à l’École Internationale pour l'Etude de la Shoah, Yad Vashem, 17 juillet 2012. Dans le n° 165 du Débat de mai-août 2011 sur « L’histoire saisie par la fiction », un auteur réputé indique que dans certains établissements britanniques les enseignants évitent d’évoquer la destruction des Juifs pour ne pas heurter les sentiments des élèves musulmans. Voir Le Banquet, n°30, juin 2012, p. 238 (NDLR).
L'auteure :
Docteur en histoire, Stéphanie Courouble Share est en train de terminer un ouvrage inspiré de sa thèse (titre provisoire : Le négationnisme international. Analyse comparative d’un problème public : France, Angleterre, Allemagne, Canada et États-Unis, de 1946 à nos jours) qu'elle a réalisée sous la direction de Pierre Vidal-Naquet. Chercheure associée à The Arnold and Leona Finkler Institute of Holocaust Research de l’Université de Bar-Ilan (Israël), elle est également rattachée à l'Institut d'histoire du temps présent-CNRS (Paris) et à l’Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy (New York). Texte publié initialement dans la revue Le Banquet, n° 31, hiver 2012/2013 (remerciements à Yael Bensimhoun pour la relecture de cet article).
Faurisson, falsificateur de l’histoire
Nous en venons à ce qui représente l’essentiel de cet ouvrage : prouver que Faurisson n’est pas un spécialiste des chambres à gaz mais un falsificateur de l’histoire. De façon méthodique V. Igounet recense chapitre après chapitre toutes les contradictions qui ont jeté un voile sur la véritable personnalité de Faurisson. Attachant minutieusement ses pas à ceux de Faurisson, l’historienne parvient à renvoyer l’image fidèle d’un homme qui s’est évertué tout au long de son parcours à leurrer le monde.
Dès les années 1958-1963, alors que Faurisson enseigne au lycée de Vichy, il conteste l’authenticité du journal d’Anne Frank. Désormais R. Faurisson, qui s’est forgé une stratégie pour l’interprétation des textes littéraires, sorte d’hypercritique des documents l’incitant à rejeter de façon systématique leur authenticité et à démonter les mythes qu’ils ont suscités, entend appliquer cette « méthode » critique aux récits et témoignages suscités par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, sans les replacer dans leur contexte ou en les privant de tout lien entre eux.
« Vous êtes accusé par certains collègues d’être fou, et non pas d’être nazi », déclare son président d’université à Faurisson (p. 161). Face à lui, V. Igounet nous renvoie l’image d’une administration qui se montre incapable de régler les difficultés provoquées par ce professeur. Abusant des procédures judiciaires, Faurisson qui ne supporte pas que ses exigences ne soient pas satisfaites, se pose en victime. À aucun moment, il ne lui vient à l’esprit de se remettre en question. En pratique, Faurisson ne gagne pas puisqu’il se voit refuser pendant cinq ans son avancement. Néanmoins, en 1976, l’université de Lyon reconnaît les « travaux de recherche » de Faurisson, puisque la question « Le Journal d’Anne Frank est il authentique ? » est inscrite officiellement dans le programme de son cours, où il mentionne le livre du négationniste universitaire A. Butz et la revue de R. Harwood, auteur anglais d’extrême droite.
Faurisson parvient à légitimer sa position dans la sphère publique. Spécialiste de la critique de texte, il promeut sa méthode d’analyse et il obtient un entretien aux Nouvelles littéraires. Il est clair que l’université aurait dû mettre un point final à ce cours, si les autorités avaient pris la peine de s’informer sur A. Butz et R. Harwood. Mais l’emploi outrancier du terme « révisionniste » par ces auteurs, la mise en avant de titres universitaires et de leurs prétendues « recherches objectives » leur ont permis de s’insérer dans l’espace public. Leur présence conférera à Faurisson un appui appréciable, justifiant désormais sa « thèse » par le fait que d’autres, « experts » en la matière partagent son point de vue. C’est ainsi que se crée le débat et, à ce stade, l’ambition de Faurisson est claire : il envisage de corriger et combler les lacunes de l’histoire officielle.
En 1976, Faurisson se rend aux archives du musée d’Auschwitz avec une idée déjà tout faite, écartant l’idée d’examiner la totalité des documents conservés (p. 171-173). En août 1977, il publie dans Historia un article sur les prétendues incohérences techniques des chambres à gaz, publication qui va lui donner un semblant de scientificité (65). Une question s’impose : comment un magazine d’histoire a-t-il pu publier un tel article ?
Durant ce même été, Faurisson rencontre à Paris A. Butz. Il vient de faire ses « découvertes » dans les archives d’Auschwitz ; il est ravi et sûr de lui. Cette rencontre, que l’ouvrage n’évoque pas, est importante pour les deux hommes, d’une part parce que Faurisson voue une grande admiration à l’universitaire américain et d’autre part, parce que tous deux, dans un souci de légitimation cherchent à montrer le sérieux de leurs découvertes (66). Professeur, A. Butz s’est lui aussi retrouvé dans une controverse universitaire à la sortie de son livre. L’itinéraire commun emprunté par les deux hommes et les problèmes identiques qu’ils ont eux-mêmes engendrés ont certainement favorisé une amitié durable.
Dans les années quatre-vingt, Faurisson gagne en respectabilité dans les médias : en 1987, on le qualifie d’historien à la télévision française, tandis que ses liens avec des néo-nazis sont de plus en plus évidents (p. 318). Lors de la guerre du Golfe de 1990-1991, les négationnistes à l’offensive opèrent une manœuvre de rapprochement avec le monde arabo-musulman. Une amitié entre Faurisson et le négationniste suédois d’origine marocaine Ahmed Rami se crée (p. 321). Le travail de P. Guillaume en faveur de la cause négationniste avance indépendamment de Faurisson et le négationniste révolutionnaire met en avant Roger Garaudy, qui réalise une tournée triomphale dans le monde arabe à l’été 1996 grâce à un ouvrage dont le titre même résume l’idéologie : Les mythes fondateurs de la politique israélienne (69). Faurisson se sent délaissé. L’historienne nous apprend les difficiles relations entre R. Garaudy et Faurisson et comment P. Guillaume a réussi à gagner Faurisson à la nouvelle cause négationniste (p. 343).
Le dernier chapitre du livre de V. Igounet analyse le négationnisme au début du XXIe siècle et son succès dans les pays arabes. Tandis que R. Garaudy est perçu comme le nouveau héraut de la cause arabe et palestinienne, le président iranien émet un premier communiqué officiel en sa faveur en 1998. L’historienne est très lucide sur les relations entre les deux auteurs : Garaudy est plus âgé que Faurisson, il a des difficultés à se déplacer. Faurisson reprend alors le « flambeau allumé dans le monde arabe » et que R. Garaudy lui avait volé (p.344). Le négationnisme, une fois Faurisson parvenu à sa tête, se laisse accaparer par le régime iranien dans son combat contre Israël et contre les Juifs, pour aboutir en janvier 2006 à une conférence internationale et à la création d’un comité de recherche sur l’holocauste en Iran. V. Igounet a enquêté sur Dieudonné et ses acolytes, elle a montré comment ces derniers vont se joindre à la cause négationniste et entretenir des relations étroites avec Faurisson. Les négationnistes de la première heure se retrouvent en Iran et « l’heure de gloire » de Faurisson sonne enfin. Le négationnisme s’est désormais transformé en une nébuleuse où l’obscur universitaire français est instrumentalisé avec son consentement.
Dans cette biographie, qui s’insère dans la lignée de travaux français sur les négationnistes (70), V. Igounet inaugure une analyse tournée vers le monde arabe qui montre une cohérence idéologique entre les différents courants (71). Des photos montrant les négationnistes tous réunis à la conférence internationale en Iran en 2006, ou encore Faurisson en Iran en février 2012, alors que M. Ahmadinejad ouvre le trentième festival international du film de Téhéran (72), illustrent entre autres l’étroitesse des relations ainsi nouées.
La gloire donc pour R. Faurisson ? Si l’on considère l’appui et le soutien financier obtenus en s’alliant à l’Iran, on peut avec V. Igounet accorder au ténébreux personnage sa victoire. Il semble néanmoins que ce succès sera de courte durée car le pacte conclu avec l’Iran prive le « chercheur » de son indépendance et fait dépendre l’avenir du négationnisme de celui de la République iranienne. La « bonne nouvelle », pour reprendre ironiquement les termes de Faurisson, laisse prévoir un retour de bâton : la publication dans la New York Review of Books en février 2007 d’une lettre de protestation, signée par plus de 100 intellectuels iraniens vivant hors de l’Iran et indignés par le négationnisme étatique adopté par leur gouvernement, en est déjà un avant-goût (73).
Il reste toutefois que Faurisson a réussi à convaincre une frange de la population.
Pour V. Igounet, Faurisson, figure incontournable du négationnisme contemporain, est en passe de devenir ce qu’il a toujours souhaité le plus ardemment : « le maître à penser du révisionnisme mondial » (p. 253). Que Faurisson, « dont les amitiés à l’extrême droite étaient peu visibles, [ait] pu, en sa qualité de chargé de cours dans une université, faire croire qu’il [n’était pas le maître d’œuvre] d’une entreprise idéologique » représente-t-il une originalité française (74) ?
En Allemagne, les auteurs négationnistes ont largement inspiré le négationnisme international et ont semé le doute dans leur pays, de par leurs qualités professionnelles, leurs procès médiatisés. En 1973, une crédibilité va être accordée aux propos de T. Christophersen et à sa brochure Die Auschwitz-Lüge, car il s’agit dans l’esprit de nombreux Allemands du « rapport spontané » d’un témoin des camps, d’un soldat. La description qu’il fait du camp d’Auschwitz comme d’un camp de travail entend le rapporter à « l’horreur normale de la guerre » et déculpabiliser tous les soldats allemands. Ce pamphlet apporte d’une certaine façon un soulagement, et c’est pourquoi il ne va pas susciter une complète désapprobation dans l’opinion publique ou dans les médias. T. Christophersen ne se retrouvera donc pas devant un tribunal, contrairement à son préfacier, M. Roeder.
Il faut également évoquer David Irving, journaliste, écrivain, historien anglais. Dans les années soixante, il exprime son intérêt pour la Seconde Guerre mondiale avec la publication de plusieurs livres sur le sujet (75). En 1977, considéré alors comme l’un des meilleurs spécialistes du IIIe Reich, par son livre Hitler’s War il entend démontrer que Hitler était un dirigeant faible, qu’il n’a jamais ordonné ni eu connaissance d’aucune politique génocidaire. À la suite du rapport de F. Leuchter, D. Irving s’engage à annuler toute référence à l’Holocauste dans la nouvelle édition de Hitler’s War (76) et s’affirme ouvertement proche de l’IHR (Institute for Historical Review). Le procès de D. Irving contre l’historienne américaine Deborah Lipstadt, l’un des plus médiatisés de ces dernières années (1996-2000), permettra de faire reconnaître celui-ci comme falsificateur, raciste et antisémite, tout en attirant l’attention sur un auteur d’une importance majeure dans cette nébuleuse.
Enfin, en Amérique, la Toile qui n’est pas soumise aux mêmes lois qu’en Europe, permet à une jeune génération de négationnistes de s’infiltrer facilement et de semer le trouble auprès de la population jeune ou moins jeune. Créé en 2008, l’un des sites les plus actifs, holocaustdenialvideos.com montre des images tournées à l’intérieur du camp d’Auschwitz pour expliquer de manière très pédagogique comment l’extermination dans les chambres à gaz n’a pas été possible. Ce site négationniste, fréquenté par environ 300 visiteurs chaque mois, sans être important, n’est pas négligeable. Citons aussi le film d’Eric Hunt, The Last Days of the Big Lie, qui réfute point par point les témoignages des survivants du dernier film de Steven Spielberg (77). Le film, réalisé avec talent, connaît un large succès sur Youtube avec plus de 51 000 visites pour la première partie depuis mai 2011. Le négationnisme américain grandit sur Internet tandis qu’en Europe des lois l’empêchent au contraire de progresser. Le site négationniste français L'Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerres et d'Holocaustes (AAARGH), créé en octobre 1996, dont on attribue la paternité à S. Thion et P. Guillaume, est maintenant basé aux Etats-Unis ; il est toujours actif et diffuse également de nombreuses vidéos. Actuellement, les réseaux sociaux abreuvent les internautes de commentaires où l’idée perverse qu’il est essentiel d’avoir un débat entre deux « écoles historiques » fait encore des dégâts. Vendu sur Amazon, un livre récent d’un soi-disant universitaire, Thomas Dalton (Ph.D.), est l’un des exemples les plus récents de cette volonté d’une « discussion entre historiens ». Avec un titre ambigu, Debating the Holocaust: A New Look At Both Sides (Débattre sur l’Holocauste : un nouveau regard sur les thèses en présence), la maison d’édition cherche à cacher le fait qu’elle est dirigée par Germar Rudolf, négationniste néo-nazi allemand (78).
À l’heure où les témoins du génocide disparaissent, et malgré les lois européennes en vigueur, le négationnisme à l’échelle internationale sévit donc toujours et représente un danger manifeste, en particulier auprès des jeunes générations. Ainsi voit-on actuellement des professeurs de collèges et de lycées faire face à des propos négationnistes tenus par des élèves. Malgré les évidences historiques qui leur sont opposées, ces adolescents nourris à l’informatique et malheureusement pétris des idées navrantes que véhicule Internet se retranchent sur leur néfaste position (79).
Sans pouvoir prétendre à une gloire absolue, pour reprendre le terme employé par V. Igounet, Faurisson et les négationnistes réussissent à exister partout dans le monde.
Notes :
(59) Die Zeit, « Pas de gazage à Dachau », 19 août 1960.
(60) Gilles Karmasyn sur PHDN, écrit que « le premier à avoir falsifié les propos de Broszat, et par conséquent le père de cette falsification, c'est le négationniste et imposteur Paul Rassinier, en 1962 dans Le Véritable Procès Eichmann, Les Sept Couleurs, p. 79 ».
(61) Faurisson, Storia Illustrata, août 1979, p. 7 ; R. Harwood, Did Six Million Really Die ?, op. cit., pp. 5-6.
(62) Cf. supra note 14.
(63) Cf. l’interview : http://www. vex.net/~nizkor/ftp.py?people/c/christophersen.thies/heil-hitler-thies.fr. vex.net/~nizkor/ftp.py?people/c/christophersen.thies/heil-hitler-thies.fr
(64) Cf. Robert Angove, “Holocaust Denial and Professional History-Writing”, University of Saskatchewan, 2005. Cf. Aristote (trad. Pierre Chiron), Rhétorique, Flammarion, 2007.
(65) Faurisson, Historia, août 1977.
(66) A. Butz, « Robert Faurisson – A Long View », 2004.
(67) Faurisson, « Le problème des chambres à gaz », Défense de l’Occident, juin 1978, n°158, pp. 32 – 40.
(68) J.-C. Pressac, Auschwitz. Technique and Operation of the Gas chambers, New York, The Beate Klarsfeld Foundation, 1989 (Les Crématoires d’Auschwitz : la ma
chinerie du meurtre de masse, CNRS Éd., 1993).
(69) R. Garaudy, op. cit.
(70) F. Brayard, op. cit. ; N. Fresco, op.cit. ; M. Prazan et A . Minard, op. cit.
(71) Cf. également le livre de Meir Litvak & Ester Webman, From Empathy to Denial : Arab Responses to the Holocaust, New York : Columbia University Press, janvier 2009.
(72) http://www.huffingtonpost.fr/valerie-igounet/robert-faurisson-historie_b_1305920.html
(73) New York Review of Books, 15 février 2007, vol 54, n°2, cité par Mark Weitzman, “Holocaust Denial in Light of the Teheran Conference”, mars 2007.
(74) M. Steinberg, Les Yeux du témoin et le Regard du borgne, l'histoire face au révisionnisme, Cerf, 1990, p. 183.
(75) David Irving, The Destruction of Dresden, 1re édition Williamm Kimber and Co., 1963 (La destruction de Dresde, Robert Laffont, 1964).
(76) ADL, « Hitler’s Apologists: The Anti-Semitic Propaganda of Holocaust "Revisionism" », An Anti-Defamation League Publication, 1993, p. 22.
(77) Le film The Last Days of the Big Lie était visible le 3 octobre 2012 à cette adresse : http://www.youtube.com/watch?v=F7tHB8tD34s
(78) Thomas Dalton, Debating the Holocaust: A New Look At Both Sides, Theses & Dissertations Press, 2009.
(79) Témoignages de professeurs venus de Belgique lors de mon intervention sur le négationnisme à l’École Internationale pour l'Etude de la Shoah, Yad Vashem, 17 juillet 2012. Dans le n° 165 du Débat de mai-août 2011 sur « L’histoire saisie par la fiction », un auteur réputé indique que dans certains établissements britanniques les enseignants évitent d’évoquer la destruction des Juifs pour ne pas heurter les sentiments des élèves musulmans. Voir Le Banquet, n°30, juin 2012, p. 238 (NDLR).
L'auteure :
Docteur en histoire, Stéphanie Courouble Share est en train de terminer un ouvrage inspiré de sa thèse (titre provisoire : Le négationnisme international. Analyse comparative d’un problème public : France, Angleterre, Allemagne, Canada et États-Unis, de 1946 à nos jours) qu'elle a réalisée sous la direction de Pierre Vidal-Naquet. Chercheure associée à The Arnold and Leona Finkler Institute of Holocaust Research de l’Université de Bar-Ilan (Israël), elle est également rattachée à l'Institut d'histoire du temps présent-CNRS (Paris) et à l’Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy (New York). Texte publié initialement dans la revue Le Banquet, n° 31, hiver 2012/2013 (remerciements à Yael Bensimhoun pour la relecture de cet article).
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