Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Vidéos en ligne : la preuve par l’image? L’exemple des théories conspirationnistes sur le 11-Septembre

Publié par Aurelie Ledoux29 avril 2014,

Le texte qui suit est paru à l'origine dans la revue Esprit (mars-avril 2009, pp. 95-106). Merci à Aurélie Ledoux et à la rédaction d'Esprit de nous autoriser à le reproduire ici.

« 1/ Il n’est d’autre vérité à la télévision que celle du direct.
2/ Le seul direct qui – à la limite – vaille le coup, c’est la mort.
3/ La seule preuve de la mort est la possibilité de produire un cadavre ».

Serge Daney (1)

Loose Change est le titre d’une série de documentaires, réalisés par Dylan Avery et disponibles depuis 2005 sur l’internet (2), défendant la thèse selon laquelle le 11-Septembre serait une opération intérieure (inside job) menée avec la complicité de l’administration Bush (3). Cette théorie conspirationniste se fonde sur le relevé et l’analyse d’anomalies dans la version officielle, «menue monnaie » de questions et d’évidences cachées qu’Avery ne voudrait pas laisser perdre et qui donne leur titre aux films. Le procédé consiste en un commentaire off par le réalisateur sur les documents-preuves : enregistrements vidéo ou audio du 11-Septembre, extraits de documents officiels, images numériques pour donner à voir ce qui n’a pu être filmé, témoignages de rescapés, etc.

L’impact de ces films sur l’opinion publique, américaine ou internationale, est si grand que les médias en parlent désormais les jours anniversaires du 11-Septembre au même titre que des événements eux-mêmes. La posture intellectuelle qu’adoptent alors les journalistes consiste moins à faire mention des réponses à caractère scientifique qu’à souligner les sympathies antisionistes, voire antisémites, suscitées par les documentaires d’Avery (4). Facilité rhétorique, l’accusation d’antisémitisme a le mérite de tenir en une ligne et de discréditer définitivement la source du discours là où un argument supposerait un développement et serait sujet à débat. Ce réflexe critique de la part des médias classiques – presse, télévision ou radio – appelle deux remarques. La première est qu’il s’agit là d’un reproche fondé et qu’il y aurait de l’aveuglement à vouloir l’ignorer (5). La seconde est qu’on est aussi en droit d’éprouver une gêne intellectuelle devant cette résurgence de l’argument ad hitlerum, propre finalement à nourrir le sentiment de persécution et la paranoïa des théories complotistes (6). On peut s’interroger sur l’incapacité des médias classiques à répondre adéquatement à un film qui pourtant consiste essentiellement à « re-produire » leurs images et sur cette occasion manquée qui leur était donc donnée de prendre réflexivement en charge leurs discours. Loose Change est le signe que le lieu de la pensée conspirationniste a changé et que celle-ci pose désormais la question de l’image contemporaine et de ses usages. C’est pourquoi il ne s’agira pas ici de se livrer à l’analyse point par point de ces documentaires, ni même de se prononcer pour la vérité ou la fausseté des thèses avancées : ce travail nécessaire et légitime a déjà été mené par d’autres et nous ne pouvons qu’y renvoyer (7). Nous intéressent le traitement réservé aux images du 11-Septembre et la valeur rhétorique qui est donnée à la nature supposément indicielle (8) de l’image filmée dans le cadre d’une théorie du complot. Cette question, laissée de côté jusque-là, nous semble tout aussi essentielle d’un point de vue critique.

LA MENUE MONNAIE DU NET

Les films Loose Change font partie intégrante du mouvement d’investigation sur le 11-Septembre, le “9/11 Truth Movement”, auquel adhèrent de nombreuses personnalités comme l’ancien ministre allemand Andreas von Bülow, David Lynch ou encore Sean Penn. Plus près de nous, en France, ces documentaires sont à l’origine de déclarations récentes et souvent embarrassantes de personnalités du showbiz, mais aussi de personnes politiques puisqu’en novembre 2006 Christine Boutin devenait l’héroïne du site conspirationniste ReOpen911.info en considérant publiquement comme « possible » que le gouvernement américain fût à l’origine des attentats : la raison qu’elle invoque en est que les sites internet qui défendent cette hypothèse sont parmi les plus visités et que « cette expression de la masse et du peuple ne peut être sans aucune vérité » (9). La démagogie de cette déclaration est certes à remettre dans le contexte d’une campagne présidentielle où tous les électorats sont bons à prendre, et elle serait, somme toute, peu intéressante si elle ne donnait à voir dans sa nudité l’un des ressorts du conspirationnisme propre au 11-Septembre. La bêtise du propos ici est double en ce qu’il ne distingue pas le spéculatif du décisionnel (l’opinion populaire sur un fait étant visiblement confondue avec l’expression de la volonté du peuple) et qu’il réduit la délibération citoyenne au sondage d’opinions (confusion qui n’étonne plus guère). Or, il convient de voir que cette parodie de l’argument démocratique est appelée par la spécificité du medium, la diffusion par internet mimant une démocratie directe et le nombre de versions du film s’expliquant par leurs refontes successives : Loose Change se donna d’abord comme un « travail en progrès », propre à nourrir le débat public et appelant un retour critique de la part de ses spectateurs en passant par-dessus la tête des médias officiels. De là, les trois versions, ou plutôt les trois versions et demie, de Loose Change :
Loose Change, première édition, fut disponible sur l’internet en avril 2005 (10) ;
− la deuxième version, qui se veut donc une rectification de la première (11), donna elle-même lieu à deux moutures différentes, Loose Change Second Edition et Loose Change Second Edition Recut, en raison de la plainte déposée par les frères Naudet pour l’utilisation, sans leur autorisation et sans droits d’auteur, d’un extrait de leur documentaire (9/11 Film) sur les pompiers de New York le 11 septembre 2001 (12) ;
− la troisième édition, Loose Change Final Cut, est sortie sur l’internet le 11 novembre 2007. Elle était initialement prévue pour la date anniversaire du 11 septembre 2007, mais ne put être prête à temps. D’après le site loosechange911.com, cette version, nettement plus longue que les précédentes, se veut définitive (“the third and final release of this documentary series”). Moins affirmative, elle est cependant plus ambitieuse et revendique la participation d’autres personnalités du “9/11 Truth Movement” comme David Ray Griffin, crédité au générique en tant que « script consultant » (13).

Les films d’Avery ne connurent une véritable audience qu’à partir de la deuxième version, qualifiée en 2006 de « premier blockbuster internet » par le magazine Vanity Fair (14), et, bien que nombre de chercheurs indépendants s’accordent à dire que la plupart des assertions du film sont fausses, plus d’un million d’éditions DVD auraient été vendues et les téléchargements sur l’internet, toutes versions confondues, se compteraient aujourd’hui en dizaine de millions.

Ce succès ne vient pas simplement sanctionner un discours qui lui préexiste et dont l’existence demeurerait séparée : il est au contraire appelé à en faire partie intégrante en vertu du cercle argumentatif qui caractérise toute pensée du complot et qui veut que le doute des uns devienne pour les autres une raison de douter. Ainsi l’ultime version, Loose Change Final Cut, s’ouvre-t-elle sur la manifestation organisée à New York le 11 septembre 2006 par le mouvement “Investigate 9/11”. Filmant ces milliers de personnes rassemblées pour contester la version officielle des attentats, Avery pose en voix off des questions à valeur rhétorique qui toutes ont pour fin de souligner qu’il est invraisemblable qu’un mouvement d’une si grande ampleur soit infondé (15) : la première preuve de la théorie du complot résiderait dans le nombre de personnes qui la soutiennent. On reconnaît l’argument, mais on voit aussi qu’il repose sur une logique conspirationniste qui inverse la position à défendre : parce que le complot est d’abord un soupçon, ce n’est pas tant à la position contestataire de faire-valoir ses objections qu’à la théorie en place – officielle – d’être en mesure de répondre à toutes les questions et de prévenir les objections. Si l’importance du mouvement devient un argument, c’est dans l’idée qu’un phénomène de masse représente une demande que les institutions ne peuvent ignorer. Le nombre grandissant de personnes signifie donc moins la légitimité de la question qu’un refus persistant – et par conséquent suspect – d’y répondre. La croissance du mouvement populaire devient dès lors la meilleure preuve de ce que celui-ci entend défendre et Loose Change peut intégrer le résultat de son action dans l’argumentaire de sa dernière version : l’effet du discours est assimilé au discours même. C’est dire aussi que le fait d’argumenter vaut ici pour argument. En semblant réaliser l’utopie démocratique de la transparence et de la communication directe, l’internet transforme immédiatement la sanction extérieure et contingente de l’opinion en la marque d’une vérité intrinsèque : la conjonction des logiques conspirationnistes et de la forme propre de ces documentaires donne force rhétorique à un cercle argumentatif.

IMAGE-PREUVE ou IMAGE-TROMPEUSE ? SAINT THOMAS CONTRE ZAPRUDER

« You basically have to ask yourself : “Am I going to trust my
own eyes, or am I going to trust the government ?” »
Dylan Avery (16)

« Nonobstant le respect que l’on doit à la haute qualité des
"témoins oculaires", officiers et parlementaires, il est
impossible d’avaler de telles balivernes. Loin de créditer leur
déposition, la qualité de ces témoins ne fait que souligner
l’importance des moyens déployés par l’armée des États-
Unis pour travestir la vérité ».
Thierry Meyssan (17)

Puisque la stratégie rhétorique des conspirationnistes consiste à renverser la thèse à argumenter, il s’agira moins de démontrer qu’aucun avion ne s’est écrasé contre le Pentagone que d’attendre que le gouvernement prouve « de manière irréfutable » que tel était bien le cas. On a dit le profit que Loose Change, via le médium internet et les nouvelles technologies, tire de cette inversion rhétorique. Mais, en amont, cette stratégie se fonde sur un postulat implicite – leitmotiv des théories du complot sans pour autant en être l’apanage – qui prend une valeur nouvelle dans le « tout-image » contemporain : si quelque chose existe, il doit avoir été vu ; soit désormais : « Il doit en exister une image. » Autrement dit encore, nous avons affaire à une version contemporaine de l’argument de saint Thomas qui refusait de croire en la Résurrection du Christ tant qu’il n’aurait pas vu les marques de la Crucifixion (18). Ne « croire que ce que l’on voit » appelle ici à ne pas croire ce que l’on n’a pas vu : à une époque où nous sommes assiégés d’images et où chaque individu est susceptible d’en produire, leur absence se fait immédiatement suspecte (19). Par un curieux renversement qu’exprime la citation de Meyssan en exergue, le témoignage d’autrui est alors non seulement sans valeur mais se fait une preuve a contrario, la parole sans l’image prenant la figure du mensonge. Réciproquement, le refus de croire ce que l’on n’a pas vu soi-même entraîne la survalorisation de l’image filmée qui devient paradoxalement synonyme de vision propre et d’autonomie du jugement.

En vertu de ce « syndrome de Saint-Thomas », l’absence d’image d’avion sur le Pentagone sera donc reçue comme une dissimulation et non comme une simple absence. Toutes les versions de Loose Change font état de ce manque comme d’un argument massue : le Pentagone étant entouré de caméras de surveillance, il est proprement incroyable qu’aucune d’entre elles n’ait filmé le 757 s’écrasant contre le bâtiment. Et, de fait, il existe bien des
enregistrements de l’attentat qui ont été rendus publics : Avery argue cependant de ce qu’aucun d’entre eux ne «montre clairement un avion » (20). Mais il s’agit là du même argument, du même « syndrome », qui se prolonge de l’image filmée au photogramme : la caméra de surveillance qui, en l’occurrence, ne donne à voir « que » cinq photogrammes et échoue donc à donner une image « claire » de l’avion en raison de sa vitesse limitée d’enregistrement, reproduit dans sa diachronie le manque fondamental de l’image-preuve.

Le conspirationniste contemporain est donc celui qui attend une preuve « en image », et ce jusqu’à l’absurde. Avery en fournit un exemple morbide en exigeant qu’on lui montre les cadavres du vol 93 écrasé en Pennsylvanie : il soutient, dans les premières versions de Loose Change comme dans ses interviews, qu’il n’y avait pas de passagers à bord de ce vol et que cet épisode n’est qu’une mascarade parce qu’on n’a pu « voir » aucune des victimes pulvérisées lors du crash. De la déclaration d’un médecin légiste dépêché sur place disant qu’il fut dans l’impossibilité de faire son travail parce qu’il ne restait aucun corps (21), Avery ne retient que la lettre et non le sens. Peu lui importe qu’on ait retrouvé sur place des milliers de débris humains qui ont permis d’identifier les passagers. Comme l’écrivait Daney, il lui faut les cadavres (22).

À l’inverse, lorsqu’il y a image, le syndrome de Saint-Thomas, dans son versant « positif », en nie l’ambiguïté : il donne à ce qui est montré force d’argument irréfutable, abolissant l’écart qui sépare la perception du jugement, c’est-à-dire l’image de la preuve. La défense de la thèse dite de la « démolition contrôlée » repose par deux fois sur un tel usage des images des Twin Towers. Le premier procédé consiste à incruster un chronomètre sur la séquence de l’effondrement des tours pour montrer qu’elles sont tombées à une vitesse proche de celle de la chute libre et ainsi démontrer que, si rien n’a ralenti cette chute, c’est que le bâtiment avait été «miné » comme lors d’une démolition contrôlée (23). Le second usage de ces images, tout aussi littéralement spectaculaire, consiste à isoler par un double procédé de cadrage et de zoom diverses explosions visibles pendant l’effondrement. La puissance rhétorique de ces deux séquences tient à ce qu’Avery semble s’en tenir à exhiber ce qui se trouvait déjà dans l’image. Fait rare dans Loose Change, ces deux passages sont d’ailleurs muets : aucun discours ne semble devoir s’ajouter ici à l’évidence du visible.

Cet argument résulte de l’opposition entre deux types d’images qui recouvre moins la différence contemporaine entre l’analogique et le numérique que l’opposition entre la prise directe et le travail du film : les images de l’effondrement des Twin Towers seraient « vraies » parce qu’elles ont échappé à tout acte de montage ou de trucage. Cette valorisation du direct conduit comme par métonymie à privilégier et surestimer tout ce qui s’y produit. Avery, comme Meyssan, accordent ainsi plus de vérité aux propos des témoins et des journalistes qui leur « échappent » au moment des événements qu’aux reformulations qu’ils pourront en proposer ultérieurement (24). Pourtant cette idée ne va pas de soi : elle renverse la norme de la pensée et du témoignage en posant que la profération sous le coup de l’émotion est plus « vraie » que la pensée réflexive de l’événement. Certes, le mensonge ou la reconstruction sont toujours possibles. Mais l’authenticité de l’émotion ne garantit pas, loin s’en faut, la vérité du discours et l’adéquation du mot à la chose. Croire le contraire, c’est ne pas distinguer la spontanéité de la parole de sa véracité, c’est oublier que « lorsque la passion nous fascine les yeux […] la première idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité » (25). Pourtant Avery accumule et convoque comme des preuves les réactions « à chaud » qui comparent l’effondrement des tours du World Trade Center à une démolition contrôlée : à force d’être répétée, la comparaison s’efface devant le comparant et presse de prendre celui-ci pour la chose même. Toute autre explication, comme l’hypothèse d’une réduction de l’inconnu au connu, disparaît devant la « valeur de vérité ajoutée » du direct : seul compte finalement que ces déclarations soient concomitantes de l’effondrement de tours. Le premier cri devient l’expression spontanée – et donc authentique – du fait. Au commentaire réfléchi de l’investigation, Loose Change substitue une parole du direct et de l’émotion. Encore ce parti pris ne serait-il pas un problème si, comme dans le projet de Lanzmann, c’était cette émotion qui faisait l’histoire du film. Mais alors que Shoah redonnait la parole aux victimes pour pallier le manque d’images, dans Loose Change, c’est au contraire l’excès d’images – voire l’excès de l’image, sa violence et sa brutalité – qui appelle une parole réductrice et qui pourtant se veut démonstrative : la chute des tours est ramenée au « déjà-vu » (la démolition contrôlée), mouvement inverse de Shoah où la parole faisait advenir dans l’image une horreur inédite qui n’avait pu être enregistrée par l’image cinématographique.

TOUTE-PUISSANCE DE L'IMAGE

Cette posture repose sur la certitude qu’une image peut parler d’elle-même, soit in fine sur la croyance en l’univocité du visible. Car les images de Loose Change ne prouvent évidemment rien : voir des fenêtres voler en éclats ne signifie pas qu’il y ait eu une explosion volontaire, de même que le choix du point de vue sur les tours importe pour en calculer le temps de chute ou ne nous dit rien sur l’état des structures à l’intérieur des bâtiments (26). Loose Change gage de la « vérité » de l’image exactement comme tout un pan du cinéma américain contemporain use au contraire aujourd’hui de sa « fausseté » grâce au numérique : tous ces films ont en commun de vouloir faire de l’image non plus le lieu de la perception, mais du jugement, à des fins de manipulation (manipulation du spectateur pour son plus grand plaisir dans un cinéma de l’illusion) ou d’argumentation (dont on jugera dès lors qu’elle s’apparente à de la manipulation). Cette idéologie du visible consiste à poser que voir équivaut à savoir et conduit à manquer la nature véritable de l’image : de même qu’une apparence n’est ni authentique ni trompeuse, une image n’est à proprement parler ni vraie ni fausse. Le succès de Loose Change trahit donc la prégnance d’une croyance fondamentale en la valeur indicielle de l’image. Presque quarante ans auparavant, l’Amérique s’était pourtant heurtée aux limites du visible en étant confrontée à une image qui devait demeurer muette : le court film amateur d’Abraham Zapruder qui saisit l’assassinat de Kennedy dans un plan-séquence de vingt-six secondes. Ce document montrait tout et cependant n’expliquait rien : il donnait à vo
ir l’assassinat sans jamais en livrer la clef. Cette tension à l’oeuvre dans l’image fut telle qu’elle provoqua selon Jean-Baptiste Thoret l’effondrement du pacte américain de la transparence qui avait jusque-là uni le réel et le visible :

« La tragédie de Dallas eut un retentissement sans précédent et l’existence d’un film spectaculaire censé détenir la vérité d’un événement – incompréhensible par ailleurs – et dont l’analyse s’avérera inefficace – à l’heure qu’il est, personne ne connaît le fin mot de l’histoire –, porta un coup fatal au principe de transparence sur lequel était fondé le cinéma hollywoodien classique et, plus largement, à une idéologie du visible supposant l’adéquation parfaite entre la perception des phénomènes et leur compréhension » (27).

Le film de Zapruder et sa résistance à parler devaient ainsi modifier le paradigme de la vision : selon le mot de Thoret, celle-ci devenait une opération d’analyse, « un petit exercice sémiologique soumettant les images à l’épreuve du décodage et de l’interprétation » (28), et ce changement devait influencer profondément le cinéma américain des années suivantes – tout du moins une partie – qui allait dorénavant jouer sur l’ambiguïté du visible et sur ses incertitudes.

La vogue des écrits et des documentaires du type de Loose Change marque comme un retour en arrière par rapport à ce cinéma : la rhétorique d’Avery ne prouve finalement rien d’autre que l’utopie contemporaine et nostalgique d’une image « vraie ». Cette régression apparente se joue dans la relation à la fois de proximité et de différence radicale qui existe entre le film de Zapruder et le traitement médiatique du 11-Septembre :

« L’Amérique, quelques heures à peine après la chute des tours, fut gagnée par ce que l’on pourrait appeler le syndrome Zapruder. Afin de ne pas laisser l’interprétation et les conjectures s’installer, les télévisions ont très vite neutralisé les premières images de l’événement. C’est alors que débuta la seconde phase d’un traitement médiatique fondé sur l’accumulation des images et des points de vue, à laquelle participèrent des dizaines de chaînes locales et des vidéastes amateurs, trop heureux de voir leur contribution s’intégrer au plus grand récit de l’histoire de la télévision américaine. Comme s’il fallait impérativement conjurer le manque originel du film de Zapruder et ne pas laisser le hors-champ des premières images du 11 septembre aux herméneutes de tous bords. Contre le plan-séquence, le surdécoupage. Contre la faille, la surenchère ». (29)

L’existence de Loose Change démontre l’échec de cette politique médiatique en vertu, non d’une insuffisance contingente, mais de la logique même de cette politique et de la nature du visible : toute image supplémentaire est non seulement aussi impuissante à donner un sens qui n’y figure pas, mais représente de plus un risque de « brouillage », c’est-à-dire la possibilité de faire jouer sans fin une image contre une autre. Au final, l’effet pervers de cette accumulation ne peut être que de conduire à la survalorisation de l’image manquante : si nous avons tant d’images, comment se fait-il que nous n’en ayons aucune de l’avion sur le Pentagone, du crash du vol 93 en Pennsylvanie ou encore des djihadistes dans les avions ? Le « syndrome de Zapruder » devait engendrer le syndrome de Saint-Thomas. Le corollaire d’une idéologie du visible mise à mal est à terme d’exiger l’exhaustivité, soit l’infinité irréalisable des points de vue. Paradigme de scepticisme apparent, l’argument de saint Thomas fournirait donc la clef de compréhension d’un rapport à la vérité et au politique qui se joue désormais dans l’image filmique. En prétendant se donner comme modèle d’esprit critique, cet argument s’inverse en l’expression nouvelle d’une superstition sans âge : la croyance en une image qui pourrait être autre chose qu’une image.

En dernière instance, cette croyance en la toute-puissance de l’image est donc aussi une foi en la puissance du tout-image, c’est-à-dire en un Occident que sa maîtrise des nouvelles technologies de la communication et de l’image rendrait invulnérable. Cet aspect apparaît également dans les arguments « babyloniens » de Loose Change, où l’on entend démontrer l’impossibilité d’un attentat fomenté de l’extérieur en citant les chiffres de la puissance américaine (des statistiques militaires au nombre de tonnes d’acier du World Trade Center) (30) et en les opposant aux préjugés sur le terrorisme islamiste (djihadistes incapables de conduire un avion, Ben Laden caché dans une « grotte », fanatisme religieux jugé incompatible avec le calcul et la planification d’un attentat, etc.) (31). La pensée conspirationniste se confond ici avec une confiance ethnocentriste en l’efficacité de l’armée américaine et de ses services de sécurité. Le paradoxe consiste donc en ce que la méfiance vis-à-vis de l’État révèle une croyance en la nation. Car force est de reconnaître que cette même théorie du complot qui table sur la trahison des élites politiques et militaires leur fait du même coup crédit d’un pouvoir et d’une habileté extraordinaires. L’incapacité de croire à un attentat terroriste se fonde moins sur une défiance vis-à-vis du politique que sur l’impossibilité de douter de la puissance américaine. La difficulté est dès lors de concevoir une force étrangère à la fois hostile et en mesure d’imposer une défaite à l’Occident. Sur ce sujet, Baudrillard eut une formule sans ambages : « Même si l’aveu de sa propre défaillance est grave, il est encore préférable à l’aveu de la puissance de l’autre » (32). Ce qu’implique la lecture complotiste du 11-Septembre, c’est d’abord l’impossibilité de penser l’altérité d’une puissance occidentale qui se veut souveraine.

Notes :
(1) Serge Daney, «Nicolae et Elena lèguent leurs corps à la télé », paru initialement dans Libération du 26 avril 1990 et repris dans Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Lyon, Aléas, 1997, p. 144.
(2) Les différentes versions de Loose Change sont aisément visibles sur le site loosechange911.com ou encore sur dailymotion.
(3) Les théories du complot sur le 11-Septembre se divisent principalement en deux camps : ceux qui croient que des agents à l’intérieur du gouvernement américain organisèrent et exécutèrent les événements du 11-Septembre, et ceux qui croient que le gouvernement avait « seulement » connaissance des attaques terroristes et ne fit rien pour les empêcher. C’est la thèse « forte », la première, que défend Loose Change. La théorie de la démolition contrôlée du World Trade Center et l’affirmation selon laquelle il n’y aurait pas eu d’avion sur le Pentagone – thèses minoritaires au sein du “9/11 Truth Movement” – constit
ueraient deux points de démarcation clairs entre les deux camps.
(4) Voir dernièrement le compte rendu de Loose Change dans l’émission de divertissement de Canal + « L’édition spéciale » du 11 septembre 2008.
(5) Voir sur www.911podcasts.com l’interview d’Avery et de ses deux producteurs Rowe et Bermas dans l’émission radio “The Fred McChesney Show” du 15 avril 2006 où il est question de l’implication du Mossad dans les attentats du 11-Septembre. Voir aussi l’entretien téléphonique d’Avery, Rowe et Bermas avec Eric Hufschmid le 28 avril 2006 ; Avery y déclare : « Là-dessus croyez-nous : nous avons parfaitement conscience des Illuminati et du Nouvel ordre mondial, et nous avons parfaitement conscience qu’il y a des gens qui veulent un État entièrement juif. Nous savons que toutes ces choses existent, mais ce n’est pas notre propos. Votre vidéo et celle d’Alex Jones traitent merveilleusement ces choses, et nous n’avons aucunement besoin de traiter les mêmes sujets. »
(6) Voir par exemple la manière dont a tourné le débat sur le forum internet du site de la RTBF à propos de son reportage « 9/11 : nous a-t-on caché la vérité ? », mis en ligne le 10 septembre 2008.
(7) Loose Change fait l’objet de critiques scientifiques et précises aussi bien de la part de membres du “9/11 Truth Movement” comme Michael Green que de chercheurs indépendants comme Mark Roberts. L’analyse de Michael Green est disponible sur le site www.911research.com. On trouvera le Loose Change Viewer Guide de Mark Roberts sur www.loosechangeguide.com : il consiste en la transcription complète de Loose Change Second Edition accompagnée de commentaires et critiques point par point. On mentionnera aussi que l’ouvrage de Guillaume Dasquié et Jean Guisnel, L’Effroyable mensonge. Thèse et foutaises sur les attentats du 11 septembre, Paris, La Découverte, 2002, reprend un certain nombre de points soulevés dans Loose Change en répondant à Meyssan. Enfin on pourra se référer à Antoine Vitkine, Les Nouveaux imposteurs, Paris, La Martinière, 2005.
(8) Contrairement à l’icône ou au symbole, l’indice est en continuité avec le référent : il y renvoie directement et possède donc avec lui quelque chose de commun. Ainsi, la fumée est l’indice du feu. Cette distinction, issue de Pierce et de sa théorie du signe, renvoie immédiatement à la question du témoignage et de la preuve. Car poser qu’une image est indicielle, c’est dire qu’elle garantit un accès véritable aux choses dont elle est l’image et, par là, qu’elle peut en être la preuve.
(9) Voici la transcription exacte de la déclaration de Christine Boutin dans l’émission de Karl Zéro en novembre 2006. À la question démagogiquement tutoyante « est-ce que tu penses que Bush peut être à l’origine de ces attentats ? », elle répond : « Je pense que c’est possible. Et je le pense d’autant plus que je sais que les sites qui parlent de ces problèmes sont des sites qui ont les plus [forts] taux de visite. Et je me dis, moi qui suis très sensibilisée au problème des nouvelles techniques de l’information et de la communication, je me dis que cette expression de la masse, et du peuple, ne peut être sans aucune vérité. » Voir www.rue89.com/mon-oeil/11septembre-boutin-icône-des-complotistes
(10) Initialement le film devait être une fiction : après avoir essuyé un second échec pour entrer à la Film School de Purchase College, Dylan Avery eut le projet de faire un film sur un groupe d’amis découvrant que les attaques du 11-Septembre étaient un complot mené de l’intérieur. Avery entama ses recherches en mai 2002 et finit par être convaincu par sa propre démonstration. On rappellera pour mémoire que Thierry Meyssan publia L’Effroyable imposture (Chatou, Éd. Carnot) en mars 2002.
(11) Est ainsi supprimée la « théorie du pod » selon laquelle les avions qui ont percuté les tours du World Trade Center seraient des drones contrôlés à distance et non des vols commerciaux.
(12) Avery en profita aussi pour corriger quelques erreurs qui donnent une bonne idée de la rigueur des versions précédentes : l’avion qui avait percuté l’Empire State Building en 1945 n’est plus un B-52 mais bien un B-25, ce qui représente moins du tiers de la taille d’un B-52. Il procéda également à quelques ajouts savoureux : comme preuve supplémentaire qu’il ne s’agirait pas de Ben Laden sur la vidéo où il revendique le 11-Septembre, l’auteur de Loose Change, apparemment peu au fait des coutumes musulmanes, s’étonne de le voir manger de la main droite alors qu’il serait officiellement gaucher.
(13) David Ray Griffin est un universitaire, anciennement professeur de philosophie des religions et de théologie. Il est l’auteur du Nouveau Pearl Harbor. 11 septembre : questions gênantes à l’administration Bush, Paris, Demi Lune, 2004, qui présente les attentats du 11-Septembre comme le résultat d’un complot, puis en 2006 d’une critique de la Commission d’enquête (Omissions et manipulations de la Commission d’enquête sur le 11 septembre), et en 2007 de 11 Septembre, la faillite des médias, une conspiration du silence. Il fait partie du mouvement “9/11 Truth Movement” et plus spécifiquement de son émanation universitaire et scientifique, le “Scholars for 9/11 Truth and Justice”. (A noter qu'une ultime version de Loose Change intitulée An American Coup est sortie six mois après la publication de l'article d'Aurélie Ledoux, fin 2009 - NDLR).
(14) “Vanity Fair Online”, article de Nancy Jo Sales, août 2006. Voir www.vanityfair.com
(15) Voir le « Prologue » du film : « Pourquoi un pourcentage croissant de la population mondiale devenait de plus en plus sceptique sur les événements du 11-Septembre ? Était-ce une tendance naturelle à croire le pire sur le gouvernement américain ? Ou était-ce une inquiétude légitime qui devint seulement plus importante avec le temps ? […] Tous ces gens étaient-ils fous ? »
(16) Émission “The Edge AM” : Daniel Ott reçoit Dylan Avery le 13 mai 2006. Voir www.theedgeam.com/interviews/Dylan_Avery_05.13.06.mp3
(17) Thierry Meyssan, L’Effroyable imposture, op. cit., p. 23.
(18) En vérité, saint Thomas dit moins « si je ne vois » que « si je ne touche » : il demande à mettre sa main dans les plaies du Christ pour s’assurer qu’il n’y a pas supercherie.
(19) Se lit en creux dans ce raisonnement le rêve-cauchemar leibnizien d’une mégapole américaine où chaque individu serait effectivement un point de vue sur le monde susceptible d’en donner une image photographique ou même filmique, fantasme que les téléphones portables désormais communément équipés d’appareil photo numérique n’ont pas fini d’entretenir.
(20) « Le fait que, parmi toutes les vidéos qui ont été diffusées, aucune d’
entre elles ne montre clairement un 757 », Loose Change Final Cut, 48e minute.
(21) Voir Loose Change Second Edition, 58e minute : « J’ai arrêté d’être médecin légiste au bout de vingt minutes environ parce qu’il n’y avait là aucun corps. »
(22) Sur ce lien essentiel entre l’inversion de la position à défendre et le syndrome de Saint-Thomas, voir aussi la déclaration de Jason Bermas, producteur et « enquêteur » de Loose Change, à propos des vols 77 et 93 : « Nous n’avons pas dit que ces gens étaient à bord des avions, donc ce n’est pas à nous de donner une preuve. C’est le gouvernement qui dit que ces corps et ces gens sont à bord des avions, qu’on vienne nous montrer les photos. Qu’on nous montre les parties qui restent des corps. » Interview d’Avery, Rowe et Bermas du 15 avril 2006 dans The Fred McChesney Show, voir supra ou encore sur www.911truthseekers.org
(23) L’argument de la chute libre intervient à la 35e minute dans Loose Change Second Edition Recut et à la 69e minute dans Loose Change Final Cut. La tour sud du World Trade Center mesurant 415 mètres, elle devrait selon la loi de Galilée mettre 9,2 secondes à tomber en chute libre. La séquence de Loose Change donne en effet le sentiment que la tour s’effondre en une dizaine de secondes.
(24) Voir Le Pentagate, sous la direction de Thierry Meyssan, Chatou, Éd. Carnot, 2002, p. 34 : « Les premiers témoignages recueillis et publiés l’ont été dans un article du Washington Post daté du mardi 11 septembre 2001, à 16 h 59. Parce qu’il est la première recension de témoins, c’est un document d’une valeur précieuse. Les témoignages sont en effet encore susceptibles de ne pas être l’objet d’une réelle reconstruction, puisque le rouleau compresseur médiatique vient à peine de se mettre en mouvement. » C’est nous qui soulignons.
(25) J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chap. III : «Que le premier langage dut être figuré », Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 1995, p. 38. On rappellera que c’est précisément sur ce principe que Rousseau fonde sa thèse selon laquelle le premier langage, s’il est bien né des passions, devait avoir été un langage figuré : la première impression résultant de l’émotion appelait un mot qui devait devenir l’emploi figuré dès lors que l’esprit, calmé et éclairé, reconnaissait son erreur et appelait de son vrai nom les choses vues sous leur vraie forme.
(26) Sur ces deux points, voir la réfutation de Mark Roberts, qui est en bonne et due forme l’annihilation de la « preuve par l’image » de Loose Change.
(27) Jean-Baptiste Thoret, 26 secondes, l’Amérique éclaboussée : l’assassinat de JFK et le cinéma américain, Pertuis, Rouge profond, 2003, p. 39.
(28) Ibid., p. 39-40.
(29) J.-B. Thoret, 26 secondes, l’Amérique éclaboussée…, op. cit., p. 183.
(30) Voir Loose Change Second Edition, 34e minute : « Les Twin Towers étaient faites de 200 000 tonnes d’acier, de 325 000 mètres cubes de ciment, de 103 ascenseurs, de 43 600 fenêtres, de 60 000 tonnes d’équipement de climatisation, et d’une antenne de télévision de 110 mètres de haut. La base de chaque tour faisait 26 mètres sur 41 et était constituée de 47 colonnes d’une épaisseur d’un mètre sur 40 cm. La tour Nord fut achevée en 1970, s’élevant à 417 mètres, et la tour Sud fut achevée en 1973, tirant à 415 mètres, faisant d’elles les plus grands immeubles du monde jusqu’en 1974 et l’achèvement des Sears Towers. Et quand on pense que le gouvernement veut nous faire croire que ces énormes structures furent détruites par 38 000 litres de kérosène. » Cet argument sera également repris et développé dans Loose Change Final Cut.
(31) Voir cette citation éloquente du général Leonid Ivashov, chef d’état-major des armées russes le 11 septembre 2001 : « Oussama ben Laden et “Al-Qaïda” ne peuvent être ni les organisateurs ni les exécutants des attentats du 11 septembre. Ils ne possèdent ni l’organisation requise pour cela, ni les ressources intellectuelles, ni les cadres nécessaires. Par conséquent, une équipe de professionnels a dû être formée et les kamikazes arabes jouent le rôle de figurants pour masquer l’opération. » Voir «Général Ivashov : le terrorisme international n’existe pas », sur www.voltairenet.org, article mis en ligne le 9 janvier 2006 sur le site du réseau Voltaire.
(32) Jean Baudrillard, Power Inferno, Paris, Galilée, 2002, p. 56.

Aurélie Ledoux est agrégée de philosophie et docteur en études cinématographiques. Elle partage son enseignement et ses recherches entre la philosophie et la théorie du cinéma à l'Université Paris Diderot-Paris 7. Elle est l'auteure de L'ombre d'un doute : Le cinéma américain contemporain et ses trompes-l’œil, Presses universitaires de Rennes, 2012 (lire la recension sur Slate.fr).
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Le texte qui suit est paru à l'origine dans la revue Esprit (mars-avril 2009, pp. 95-106). Merci à Aurélie Ledoux et à la rédaction d'Esprit de nous autoriser à le reproduire ici.

« 1/ Il n’est d’autre vérité à la télévision que celle du direct.
2/ Le seul direct qui – à la limite – vaille le coup, c’est la mort.
3/ La seule preuve de la mort est la possibilité de produire un cadavre ».

Serge Daney (1)

Loose Change est le titre d’une série de documentaires, réalisés par Dylan Avery et disponibles depuis 2005 sur l’internet (2), défendant la thèse selon laquelle le 11-Septembre serait une opération intérieure (inside job) menée avec la complicité de l’administration Bush (3). Cette théorie conspirationniste se fonde sur le relevé et l’analyse d’anomalies dans la version officielle, «menue monnaie » de questions et d’évidences cachées qu’Avery ne voudrait pas laisser perdre et qui donne leur titre aux films. Le procédé consiste en un commentaire off par le réalisateur sur les documents-preuves : enregistrements vidéo ou audio du 11-Septembre, extraits de documents officiels, images numériques pour donner à voir ce qui n’a pu être filmé, témoignages de rescapés, etc.

L’impact de ces films sur l’opinion publique, américaine ou internationale, est si grand que les médias en parlent désormais les jours anniversaires du 11-Septembre au même titre que des événements eux-mêmes. La posture intellectuelle qu’adoptent alors les journalistes consiste moins à faire mention des réponses à caractère scientifique qu’à souligner les sympathies antisionistes, voire antisémites, suscitées par les documentaires d’Avery (4). Facilité rhétorique, l’accusation d’antisémitisme a le mérite de tenir en une ligne et de discréditer définitivement la source du discours là où un argument supposerait un développement et serait sujet à débat. Ce réflexe critique de la part des médias classiques – presse, télévision ou radio – appelle deux remarques. La première est qu’il s’agit là d’un reproche fondé et qu’il y aurait de l’aveuglement à vouloir l’ignorer (5). La seconde est qu’on est aussi en droit d’éprouver une gêne intellectuelle devant cette résurgence de l’argument ad hitlerum, propre finalement à nourrir le sentiment de persécution et la paranoïa des théories complotistes (6). On peut s’interroger sur l’incapacité des médias classiques à répondre adéquatement à un film qui pourtant consiste essentiellement à « re-produire » leurs images et sur cette occasion manquée qui leur était donc donnée de prendre réflexivement en charge leurs discours. Loose Change est le signe que le lieu de la pensée conspirationniste a changé et que celle-ci pose désormais la question de l’image contemporaine et de ses usages. C’est pourquoi il ne s’agira pas ici de se livrer à l’analyse point par point de ces documentaires, ni même de se prononcer pour la vérité ou la fausseté des thèses avancées : ce travail nécessaire et légitime a déjà été mené par d’autres et nous ne pouvons qu’y renvoyer (7). Nous intéressent le traitement réservé aux images du 11-Septembre et la valeur rhétorique qui est donnée à la nature supposément indicielle (8) de l’image filmée dans le cadre d’une théorie du complot. Cette question, laissée de côté jusque-là, nous semble tout aussi essentielle d’un point de vue critique.

LA MENUE MONNAIE DU NET

Les films Loose Change font partie intégrante du mouvement d’investigation sur le 11-Septembre, le “9/11 Truth Movement”, auquel adhèrent de nombreuses personnalités comme l’ancien ministre allemand Andreas von Bülow, David Lynch ou encore Sean Penn. Plus près de nous, en France, ces documentaires sont à l’origine de déclarations récentes et souvent embarrassantes de personnalités du showbiz, mais aussi de personnes politiques puisqu’en novembre 2006 Christine Boutin devenait l’héroïne du site conspirationniste ReOpen911.info en considérant publiquement comme « possible » que le gouvernement américain fût à l’origine des attentats : la raison qu’elle invoque en est que les sites internet qui défendent cette hypothèse sont parmi les plus visités et que « cette expression de la masse et du peuple ne peut être sans aucune vérité » (9). La démagogie de cette déclaration est certes à remettre dans le contexte d’une campagne présidentielle où tous les électorats sont bons à prendre, et elle serait, somme toute, peu intéressante si elle ne donnait à voir dans sa nudité l’un des ressorts du conspirationnisme propre au 11-Septembre. La bêtise du propos ici est double en ce qu’il ne distingue pas le spéculatif du décisionnel (l’opinion populaire sur un fait étant visiblement confondue avec l’expression de la volonté du peuple) et qu’il réduit la délibération citoyenne au sondage d’opinions (confusion qui n’étonne plus guère). Or, il convient de voir que cette parodie de l’argument démocratique est appelée par la spécificité du medium, la diffusion par internet mimant une démocratie directe et le nombre de versions du film s’expliquant par leurs refontes successives : Loose Change se donna d’abord comme un « travail en progrès », propre à nourrir le débat public et appelant un retour critique de la part de ses spectateurs en passant par-dessus la tête des médias officiels. De là, les trois versions, ou plutôt les trois versions et demie, de Loose Change :
Loose Change, première édition, fut disponible sur l’internet en avril 2005 (10) ;
− la deuxième version, qui se veut donc une rectification de la première (11), donna elle-même lieu à deux moutures différentes, Loose Change Second Edition et Loose Change Second Edition Recut, en raison de la plainte déposée par les frères Naudet pour l’utilisation, sans leur autorisation et sans droits d’auteur, d’un extrait de leur documentaire (9/11 Film) sur les pompiers de New York le 11 septembre 2001 (12) ;
− la troisième édition, Loose Change Final Cut, est sortie sur l’internet le 11 novembre 2007. Elle était initialement prévue pour la date anniversaire du 11 septembre 2007, mais ne put être prête à temps. D’après le site loosechange911.com, cette version, nettement plus longue que les précédentes, se veut définitive (“the third and final release of this documentary series”). Moins affirmative, elle est cependant plus ambitieuse et revendique la participation d’autres personnalités du “9/11 Truth Movement” comme David Ray Griffin, crédité au générique en tant que « script consultant » (13).

Les films d’Avery ne connurent une véritable audience qu’à partir de la deuxième version, qualifiée en 2006 de « premier blockbuster internet » par le magazine Vanity Fair (14), et, bien que nombre de chercheurs indépendants s’accordent à dire que la plupart des assertions du film sont fausses, plus d’un million d’éditions DVD auraient été vendues et les téléchargements sur l’internet, toutes versions confondues, se compteraient aujourd’hui en dizaine de millions.

Ce succès ne vient pas simplement sanctionner un discours qui lui préexiste et dont l’existence demeurerait séparée : il est au contraire appelé à en faire partie intégrante en vertu du cercle argumentatif qui caractérise toute pensée du complot et qui veut que le doute des uns devienne pour les autres une raison de douter. Ainsi l’ultime version, Loose Change Final Cut, s’ouvre-t-elle sur la manifestation organisée à New York le 11 septembre 2006 par le mouvement “Investigate 9/11”. Filmant ces milliers de personnes rassemblées pour contester la version officielle des attentats, Avery pose en voix off des questions à valeur rhétorique qui toutes ont pour fin de souligner qu’il est invraisemblable qu’un mouvement d’une si grande ampleur soit infondé (15) : la première preuve de la théorie du complot résiderait dans le nombre de personnes qui la soutiennent. On reconnaît l’argument, mais on voit aussi qu’il repose sur une logique conspirationniste qui inverse la position à défendre : parce que le complot est d’abord un soupçon, ce n’est pas tant à la position contestataire de faire-valoir ses objections qu’à la théorie en place – officielle – d’être en mesure de répondre à toutes les questions et de prévenir les objections. Si l’importance du mouvement devient un argument, c’est dans l’idée qu’un phénomène de masse représente une demande que les institutions ne peuvent ignorer. Le nombre grandissant de personnes signifie donc moins la légitimité de la question qu’un refus persistant – et par conséquent suspect – d’y répondre. La croissance du mouvement populaire devient dès lors la meilleure preuve de ce que celui-ci entend défendre et Loose Change peut intégrer le résultat de son action dans l’argumentaire de sa dernière version : l’effet du discours est assimilé au discours même. C’est dire aussi que le fait d’argumenter vaut ici pour argument. En semblant réaliser l’utopie démocratique de la transparence et de la communication directe, l’internet transforme immédiatement la sanction extérieure et contingente de l’opinion en la marque d’une vérité intrinsèque : la conjonction des logiques conspirationnistes et de la forme propre de ces documentaires donne force rhétorique à un cercle argumentatif.

IMAGE-PREUVE ou IMAGE-TROMPEUSE ? SAINT THOMAS CONTRE ZAPRUDER

« You basically have to ask yourself : “Am I going to trust my
own eyes, or am I going to trust the government ?” »
Dylan Avery (16)

« Nonobstant le respect que l’on doit à la haute qualité des
"témoins oculaires", officiers et parlementaires, il est
impossible d’avaler de telles balivernes. Loin de créditer leur
déposition, la qualité de ces témoins ne fait que souligner
l’importance des moyens déployés par l’armée des États-
Unis pour travestir la vérité ».
Thierry Meyssan (17)

Puisque la stratégie rhétorique des conspirationnistes consiste à renverser la thèse à argumenter, il s’agira moins de démontrer qu’aucun avion ne s’est écrasé contre le Pentagone que d’attendre que le gouvernement prouve « de manière irréfutable » que tel était bien le cas. On a dit le profit que Loose Change, via le médium internet et les nouvelles technologies, tire de cette inversion rhétorique. Mais, en amont, cette stratégie se fonde sur un postulat implicite – leitmotiv des théories du complot sans pour autant en être l’apanage – qui prend une valeur nouvelle dans le « tout-image » contemporain : si quelque chose existe, il doit avoir été vu ; soit désormais : « Il doit en exister une image. » Autrement dit encore, nous avons affaire à une version contemporaine de l’argument de saint Thomas qui refusait de croire en la Résurrection du Christ tant qu’il n’aurait pas vu les marques de la Crucifixion (18). Ne « croire que ce que l’on voit » appelle ici à ne pas croire ce que l’on n’a pas vu : à une époque où nous sommes assiégés d’images et où chaque individu est susceptible d’en produire, leur absence se fait immédiatement suspecte (19). Par un curieux renversement qu’exprime la citation de Meyssan en exergue, le témoignage d’autrui est alors non seulement sans valeur mais se fait une preuve a contrario, la parole sans l’image prenant la figure du mensonge. Réciproquement, le refus de croire ce que l’on n’a pas vu soi-même entraîne la survalorisation de l’image filmée qui devient paradoxalement synonyme de vision propre et d’autonomie du jugement.

En vertu de ce « syndrome de Saint-Thomas », l’absence d’image d’avion sur le Pentagone sera donc reçue comme une dissimulation et non comme une simple absence. Toutes les versions de Loose Change font état de ce manque comme d’un argument massue : le Pentagone étant entouré de caméras de surveillance, il est proprement incroyable qu’aucune d’entre elles n’ait filmé le 757 s’écrasant contre le bâtiment. Et, de fait, il existe bien des
enregistrements de l’attentat qui ont été rendus publics : Avery argue cependant de ce qu’aucun d’entre eux ne «montre clairement un avion » (20). Mais il s’agit là du même argument, du même « syndrome », qui se prolonge de l’image filmée au photogramme : la caméra de surveillance qui, en l’occurrence, ne donne à voir « que » cinq photogrammes et échoue donc à donner une image « claire » de l’avion en raison de sa vitesse limitée d’enregistrement, reproduit dans sa diachronie le manque fondamental de l’image-preuve.

Le conspirationniste contemporain est donc celui qui attend une preuve « en image », et ce jusqu’à l’absurde. Avery en fournit un exemple morbide en exigeant qu’on lui montre les cadavres du vol 93 écrasé en Pennsylvanie : il soutient, dans les premières versions de Loose Change comme dans ses interviews, qu’il n’y avait pas de passagers à bord de ce vol et que cet épisode n’est qu’une mascarade parce qu’on n’a pu « voir » aucune des victimes pulvérisées lors du crash. De la déclaration d’un médecin légiste dépêché sur place disant qu’il fut dans l’impossibilité de faire son travail parce qu’il ne restait aucun corps (21), Avery ne retient que la lettre et non le sens. Peu lui importe qu’on ait retrouvé sur place des milliers de débris humains qui ont permis d’identifier les passagers. Comme l’écrivait Daney, il lui faut les cadavres (22).

À l’inverse, lorsqu’il y a image, le syndrome de Saint-Thomas, dans son versant « positif », en nie l’ambiguïté : il donne à ce qui est montré force d’argument irréfutable, abolissant l’écart qui sépare la perception du jugement, c’est-à-dire l’image de la preuve. La défense de la thèse dite de la « démolition contrôlée » repose par deux fois sur un tel usage des images des Twin Towers. Le premier procédé consiste à incruster un chronomètre sur la séquence de l’effondrement des tours pour montrer qu’elles sont tombées à une vitesse proche de celle de la chute libre et ainsi démontrer que, si rien n’a ralenti cette chute, c’est que le bâtiment avait été «miné » comme lors d’une démolition contrôlée (23). Le second usage de ces images, tout aussi littéralement spectaculaire, consiste à isoler par un double procédé de cadrage et de zoom diverses explosions visibles pendant l’effondrement. La puissance rhétorique de ces deux séquences tient à ce qu’Avery semble s’en tenir à exhiber ce qui se trouvait déjà dans l’image. Fait rare dans Loose Change, ces deux passages sont d’ailleurs muets : aucun discours ne semble devoir s’ajouter ici à l’évidence du visible.

Cet argument résulte de l’opposition entre deux types d’images qui recouvre moins la différence contemporaine entre l’analogique et le numérique que l’opposition entre la prise directe et le travail du film : les images de l’effondrement des Twin Towers seraient « vraies » parce qu’elles ont échappé à tout acte de montage ou de trucage. Cette valorisation du direct conduit comme par métonymie à privilégier et surestimer tout ce qui s’y produit. Avery, comme Meyssan, accordent ainsi plus de vérité aux propos des témoins et des journalistes qui leur « échappent » au moment des événements qu’aux reformulations qu’ils pourront en proposer ultérieurement (24). Pourtant cette idée ne va pas de soi : elle renverse la norme de la pensée et du témoignage en posant que la profération sous le coup de l’émotion est plus « vraie » que la pensée réflexive de l’événement. Certes, le mensonge ou la reconstruction sont toujours possibles. Mais l’authenticité de l’émotion ne garantit pas, loin s’en faut, la vérité du discours et l’adéquation du mot à la chose. Croire le contraire, c’est ne pas distinguer la spontanéité de la parole de sa véracité, c’est oublier que « lorsque la passion nous fascine les yeux […] la première idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité » (25). Pourtant Avery accumule et convoque comme des preuves les réactions « à chaud » qui comparent l’effondrement des tours du World Trade Center à une démolition contrôlée : à force d’être répétée, la comparaison s’efface devant le comparant et presse de prendre celui-ci pour la chose même. Toute autre explication, comme l’hypothèse d’une réduction de l’inconnu au connu, disparaît devant la « valeur de vérité ajoutée » du direct : seul compte finalement que ces déclarations soient concomitantes de l’effondrement de tours. Le premier cri devient l’expression spontanée – et donc authentique – du fait. Au commentaire réfléchi de l’investigation, Loose Change substitue une parole du direct et de l’émotion. Encore ce parti pris ne serait-il pas un problème si, comme dans le projet de Lanzmann, c’était cette émotion qui faisait l’histoire du film. Mais alors que Shoah redonnait la parole aux victimes pour pallier le manque d’images, dans Loose Change, c’est au contraire l’excès d’images – voire l’excès de l’image, sa violence et sa brutalité – qui appelle une parole réductrice et qui pourtant se veut démonstrative : la chute des tours est ramenée au « déjà-vu » (la démolition contrôlée), mouvement inverse de Shoah où la parole faisait advenir dans l’image une horreur inédite qui n’avait pu être enregistrée par l’image cinématographique.

TOUTE-PUISSANCE DE L'IMAGE

Cette posture repose sur la certitude qu’une image peut parler d’elle-même, soit in fine sur la croyance en l’univocité du visible. Car les images de Loose Change ne prouvent évidemment rien : voir des fenêtres voler en éclats ne signifie pas qu’il y ait eu une explosion volontaire, de même que le choix du point de vue sur les tours importe pour en calculer le temps de chute ou ne nous dit rien sur l’état des structures à l’intérieur des bâtiments (26). Loose Change gage de la « vérité » de l’image exactement comme tout un pan du cinéma américain contemporain use au contraire aujourd’hui de sa « fausseté » grâce au numérique : tous ces films ont en commun de vouloir faire de l’image non plus le lieu de la perception, mais du jugement, à des fins de manipulation (manipulation du spectateur pour son plus grand plaisir dans un cinéma de l’illusion) ou d’argumentation (dont on jugera dès lors qu’elle s’apparente à de la manipulation). Cette idéologie du visible consiste à poser que voir équivaut à savoir et conduit à manquer la nature véritable de l’image : de même qu’une apparence n’est ni authentique ni trompeuse, une image n’est à proprement parler ni vraie ni fausse. Le succès de Loose Change trahit donc la prégnance d’une croyance fondamentale en la valeur indicielle de l’image. Presque quarante ans auparavant, l’Amérique s’était pourtant heurtée aux limites du visible en étant confrontée à une image qui devait demeurer muette : le court film amateur d’Abraham Zapruder qui saisit l’assassinat de Kennedy dans un plan-séquence de vingt-six secondes. Ce document montrait tout et cependant n’expliquait rien : il donnait à vo
ir l’assassinat sans jamais en livrer la clef. Cette tension à l’oeuvre dans l’image fut telle qu’elle provoqua selon Jean-Baptiste Thoret l’effondrement du pacte américain de la transparence qui avait jusque-là uni le réel et le visible :

« La tragédie de Dallas eut un retentissement sans précédent et l’existence d’un film spectaculaire censé détenir la vérité d’un événement – incompréhensible par ailleurs – et dont l’analyse s’avérera inefficace – à l’heure qu’il est, personne ne connaît le fin mot de l’histoire –, porta un coup fatal au principe de transparence sur lequel était fondé le cinéma hollywoodien classique et, plus largement, à une idéologie du visible supposant l’adéquation parfaite entre la perception des phénomènes et leur compréhension » (27).

Le film de Zapruder et sa résistance à parler devaient ainsi modifier le paradigme de la vision : selon le mot de Thoret, celle-ci devenait une opération d’analyse, « un petit exercice sémiologique soumettant les images à l’épreuve du décodage et de l’interprétation » (28), et ce changement devait influencer profondément le cinéma américain des années suivantes – tout du moins une partie – qui allait dorénavant jouer sur l’ambiguïté du visible et sur ses incertitudes.

La vogue des écrits et des documentaires du type de Loose Change marque comme un retour en arrière par rapport à ce cinéma : la rhétorique d’Avery ne prouve finalement rien d’autre que l’utopie contemporaine et nostalgique d’une image « vraie ». Cette régression apparente se joue dans la relation à la fois de proximité et de différence radicale qui existe entre le film de Zapruder et le traitement médiatique du 11-Septembre :

« L’Amérique, quelques heures à peine après la chute des tours, fut gagnée par ce que l’on pourrait appeler le syndrome Zapruder. Afin de ne pas laisser l’interprétation et les conjectures s’installer, les télévisions ont très vite neutralisé les premières images de l’événement. C’est alors que débuta la seconde phase d’un traitement médiatique fondé sur l’accumulation des images et des points de vue, à laquelle participèrent des dizaines de chaînes locales et des vidéastes amateurs, trop heureux de voir leur contribution s’intégrer au plus grand récit de l’histoire de la télévision américaine. Comme s’il fallait impérativement conjurer le manque originel du film de Zapruder et ne pas laisser le hors-champ des premières images du 11 septembre aux herméneutes de tous bords. Contre le plan-séquence, le surdécoupage. Contre la faille, la surenchère ». (29)

L’existence de Loose Change démontre l’échec de cette politique médiatique en vertu, non d’une insuffisance contingente, mais de la logique même de cette politique et de la nature du visible : toute image supplémentaire est non seulement aussi impuissante à donner un sens qui n’y figure pas, mais représente de plus un risque de « brouillage », c’est-à-dire la possibilité de faire jouer sans fin une image contre une autre. Au final, l’effet pervers de cette accumulation ne peut être que de conduire à la survalorisation de l’image manquante : si nous avons tant d’images, comment se fait-il que nous n’en ayons aucune de l’avion sur le Pentagone, du crash du vol 93 en Pennsylvanie ou encore des djihadistes dans les avions ? Le « syndrome de Zapruder » devait engendrer le syndrome de Saint-Thomas. Le corollaire d’une idéologie du visible mise à mal est à terme d’exiger l’exhaustivité, soit l’infinité irréalisable des points de vue. Paradigme de scepticisme apparent, l’argument de saint Thomas fournirait donc la clef de compréhension d’un rapport à la vérité et au politique qui se joue désormais dans l’image filmique. En prétendant se donner comme modèle d’esprit critique, cet argument s’inverse en l’expression nouvelle d’une superstition sans âge : la croyance en une image qui pourrait être autre chose qu’une image.

En dernière instance, cette croyance en la toute-puissance de l’image est donc aussi une foi en la puissance du tout-image, c’est-à-dire en un Occident que sa maîtrise des nouvelles technologies de la communication et de l’image rendrait invulnérable. Cet aspect apparaît également dans les arguments « babyloniens » de Loose Change, où l’on entend démontrer l’impossibilité d’un attentat fomenté de l’extérieur en citant les chiffres de la puissance américaine (des statistiques militaires au nombre de tonnes d’acier du World Trade Center) (30) et en les opposant aux préjugés sur le terrorisme islamiste (djihadistes incapables de conduire un avion, Ben Laden caché dans une « grotte », fanatisme religieux jugé incompatible avec le calcul et la planification d’un attentat, etc.) (31). La pensée conspirationniste se confond ici avec une confiance ethnocentriste en l’efficacité de l’armée américaine et de ses services de sécurité. Le paradoxe consiste donc en ce que la méfiance vis-à-vis de l’État révèle une croyance en la nation. Car force est de reconnaître que cette même théorie du complot qui table sur la trahison des élites politiques et militaires leur fait du même coup crédit d’un pouvoir et d’une habileté extraordinaires. L’incapacité de croire à un attentat terroriste se fonde moins sur une défiance vis-à-vis du politique que sur l’impossibilité de douter de la puissance américaine. La difficulté est dès lors de concevoir une force étrangère à la fois hostile et en mesure d’imposer une défaite à l’Occident. Sur ce sujet, Baudrillard eut une formule sans ambages : « Même si l’aveu de sa propre défaillance est grave, il est encore préférable à l’aveu de la puissance de l’autre » (32). Ce qu’implique la lecture complotiste du 11-Septembre, c’est d’abord l’impossibilité de penser l’altérité d’une puissance occidentale qui se veut souveraine.

Notes :
(1) Serge Daney, «Nicolae et Elena lèguent leurs corps à la télé », paru initialement dans Libération du 26 avril 1990 et repris dans Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Lyon, Aléas, 1997, p. 144.
(2) Les différentes versions de Loose Change sont aisément visibles sur le site loosechange911.com ou encore sur dailymotion.
(3) Les théories du complot sur le 11-Septembre se divisent principalement en deux camps : ceux qui croient que des agents à l’intérieur du gouvernement américain organisèrent et exécutèrent les événements du 11-Septembre, et ceux qui croient que le gouvernement avait « seulement » connaissance des attaques terroristes et ne fit rien pour les empêcher. C’est la thèse « forte », la première, que défend Loose Change. La théorie de la démolition contrôlée du World Trade Center et l’affirmation selon laquelle il n’y aurait pas eu d’avion sur le Pentagone – thèses minoritaires au sein du “9/11 Truth Movement” – constit
ueraient deux points de démarcation clairs entre les deux camps.
(4) Voir dernièrement le compte rendu de Loose Change dans l’émission de divertissement de Canal + « L’édition spéciale » du 11 septembre 2008.
(5) Voir sur www.911podcasts.com l’interview d’Avery et de ses deux producteurs Rowe et Bermas dans l’émission radio “The Fred McChesney Show” du 15 avril 2006 où il est question de l’implication du Mossad dans les attentats du 11-Septembre. Voir aussi l’entretien téléphonique d’Avery, Rowe et Bermas avec Eric Hufschmid le 28 avril 2006 ; Avery y déclare : « Là-dessus croyez-nous : nous avons parfaitement conscience des Illuminati et du Nouvel ordre mondial, et nous avons parfaitement conscience qu’il y a des gens qui veulent un État entièrement juif. Nous savons que toutes ces choses existent, mais ce n’est pas notre propos. Votre vidéo et celle d’Alex Jones traitent merveilleusement ces choses, et nous n’avons aucunement besoin de traiter les mêmes sujets. »
(6) Voir par exemple la manière dont a tourné le débat sur le forum internet du site de la RTBF à propos de son reportage « 9/11 : nous a-t-on caché la vérité ? », mis en ligne le 10 septembre 2008.
(7) Loose Change fait l’objet de critiques scientifiques et précises aussi bien de la part de membres du “9/11 Truth Movement” comme Michael Green que de chercheurs indépendants comme Mark Roberts. L’analyse de Michael Green est disponible sur le site www.911research.com. On trouvera le Loose Change Viewer Guide de Mark Roberts sur www.loosechangeguide.com : il consiste en la transcription complète de Loose Change Second Edition accompagnée de commentaires et critiques point par point. On mentionnera aussi que l’ouvrage de Guillaume Dasquié et Jean Guisnel, L’Effroyable mensonge. Thèse et foutaises sur les attentats du 11 septembre, Paris, La Découverte, 2002, reprend un certain nombre de points soulevés dans Loose Change en répondant à Meyssan. Enfin on pourra se référer à Antoine Vitkine, Les Nouveaux imposteurs, Paris, La Martinière, 2005.
(8) Contrairement à l’icône ou au symbole, l’indice est en continuité avec le référent : il y renvoie directement et possède donc avec lui quelque chose de commun. Ainsi, la fumée est l’indice du feu. Cette distinction, issue de Pierce et de sa théorie du signe, renvoie immédiatement à la question du témoignage et de la preuve. Car poser qu’une image est indicielle, c’est dire qu’elle garantit un accès véritable aux choses dont elle est l’image et, par là, qu’elle peut en être la preuve.
(9) Voici la transcription exacte de la déclaration de Christine Boutin dans l’émission de Karl Zéro en novembre 2006. À la question démagogiquement tutoyante « est-ce que tu penses que Bush peut être à l’origine de ces attentats ? », elle répond : « Je pense que c’est possible. Et je le pense d’autant plus que je sais que les sites qui parlent de ces problèmes sont des sites qui ont les plus [forts] taux de visite. Et je me dis, moi qui suis très sensibilisée au problème des nouvelles techniques de l’information et de la communication, je me dis que cette expression de la masse, et du peuple, ne peut être sans aucune vérité. » Voir www.rue89.com/mon-oeil/11septembre-boutin-icône-des-complotistes
(10) Initialement le film devait être une fiction : après avoir essuyé un second échec pour entrer à la Film School de Purchase College, Dylan Avery eut le projet de faire un film sur un groupe d’amis découvrant que les attaques du 11-Septembre étaient un complot mené de l’intérieur. Avery entama ses recherches en mai 2002 et finit par être convaincu par sa propre démonstration. On rappellera pour mémoire que Thierry Meyssan publia L’Effroyable imposture (Chatou, Éd. Carnot) en mars 2002.
(11) Est ainsi supprimée la « théorie du pod » selon laquelle les avions qui ont percuté les tours du World Trade Center seraient des drones contrôlés à distance et non des vols commerciaux.
(12) Avery en profita aussi pour corriger quelques erreurs qui donnent une bonne idée de la rigueur des versions précédentes : l’avion qui avait percuté l’Empire State Building en 1945 n’est plus un B-52 mais bien un B-25, ce qui représente moins du tiers de la taille d’un B-52. Il procéda également à quelques ajouts savoureux : comme preuve supplémentaire qu’il ne s’agirait pas de Ben Laden sur la vidéo où il revendique le 11-Septembre, l’auteur de Loose Change, apparemment peu au fait des coutumes musulmanes, s’étonne de le voir manger de la main droite alors qu’il serait officiellement gaucher.
(13) David Ray Griffin est un universitaire, anciennement professeur de philosophie des religions et de théologie. Il est l’auteur du Nouveau Pearl Harbor. 11 septembre : questions gênantes à l’administration Bush, Paris, Demi Lune, 2004, qui présente les attentats du 11-Septembre comme le résultat d’un complot, puis en 2006 d’une critique de la Commission d’enquête (Omissions et manipulations de la Commission d’enquête sur le 11 septembre), et en 2007 de 11 Septembre, la faillite des médias, une conspiration du silence. Il fait partie du mouvement “9/11 Truth Movement” et plus spécifiquement de son émanation universitaire et scientifique, le “Scholars for 9/11 Truth and Justice”. (A noter qu'une ultime version de Loose Change intitulée An American Coup est sortie six mois après la publication de l'article d'Aurélie Ledoux, fin 2009 - NDLR).
(14) “Vanity Fair Online”, article de Nancy Jo Sales, août 2006. Voir www.vanityfair.com
(15) Voir le « Prologue » du film : « Pourquoi un pourcentage croissant de la population mondiale devenait de plus en plus sceptique sur les événements du 11-Septembre ? Était-ce une tendance naturelle à croire le pire sur le gouvernement américain ? Ou était-ce une inquiétude légitime qui devint seulement plus importante avec le temps ? […] Tous ces gens étaient-ils fous ? »
(16) Émission “The Edge AM” : Daniel Ott reçoit Dylan Avery le 13 mai 2006. Voir www.theedgeam.com/interviews/Dylan_Avery_05.13.06.mp3
(17) Thierry Meyssan, L’Effroyable imposture, op. cit., p. 23.
(18) En vérité, saint Thomas dit moins « si je ne vois » que « si je ne touche » : il demande à mettre sa main dans les plaies du Christ pour s’assurer qu’il n’y a pas supercherie.
(19) Se lit en creux dans ce raisonnement le rêve-cauchemar leibnizien d’une mégapole américaine où chaque individu serait effectivement un point de vue sur le monde susceptible d’en donner une image photographique ou même filmique, fantasme que les téléphones portables désormais communément équipés d’appareil photo numérique n’ont pas fini d’entretenir.
(20) « Le fait que, parmi toutes les vidéos qui ont été diffusées, aucune d’
entre elles ne montre clairement un 757 », Loose Change Final Cut, 48e minute.
(21) Voir Loose Change Second Edition, 58e minute : « J’ai arrêté d’être médecin légiste au bout de vingt minutes environ parce qu’il n’y avait là aucun corps. »
(22) Sur ce lien essentiel entre l’inversion de la position à défendre et le syndrome de Saint-Thomas, voir aussi la déclaration de Jason Bermas, producteur et « enquêteur » de Loose Change, à propos des vols 77 et 93 : « Nous n’avons pas dit que ces gens étaient à bord des avions, donc ce n’est pas à nous de donner une preuve. C’est le gouvernement qui dit que ces corps et ces gens sont à bord des avions, qu’on vienne nous montrer les photos. Qu’on nous montre les parties qui restent des corps. » Interview d’Avery, Rowe et Bermas du 15 avril 2006 dans The Fred McChesney Show, voir supra ou encore sur www.911truthseekers.org
(23) L’argument de la chute libre intervient à la 35e minute dans Loose Change Second Edition Recut et à la 69e minute dans Loose Change Final Cut. La tour sud du World Trade Center mesurant 415 mètres, elle devrait selon la loi de Galilée mettre 9,2 secondes à tomber en chute libre. La séquence de Loose Change donne en effet le sentiment que la tour s’effondre en une dizaine de secondes.
(24) Voir Le Pentagate, sous la direction de Thierry Meyssan, Chatou, Éd. Carnot, 2002, p. 34 : « Les premiers témoignages recueillis et publiés l’ont été dans un article du Washington Post daté du mardi 11 septembre 2001, à 16 h 59. Parce qu’il est la première recension de témoins, c’est un document d’une valeur précieuse. Les témoignages sont en effet encore susceptibles de ne pas être l’objet d’une réelle reconstruction, puisque le rouleau compresseur médiatique vient à peine de se mettre en mouvement. » C’est nous qui soulignons.
(25) J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chap. III : «Que le premier langage dut être figuré », Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 1995, p. 38. On rappellera que c’est précisément sur ce principe que Rousseau fonde sa thèse selon laquelle le premier langage, s’il est bien né des passions, devait avoir été un langage figuré : la première impression résultant de l’émotion appelait un mot qui devait devenir l’emploi figuré dès lors que l’esprit, calmé et éclairé, reconnaissait son erreur et appelait de son vrai nom les choses vues sous leur vraie forme.
(26) Sur ces deux points, voir la réfutation de Mark Roberts, qui est en bonne et due forme l’annihilation de la « preuve par l’image » de Loose Change.
(27) Jean-Baptiste Thoret, 26 secondes, l’Amérique éclaboussée : l’assassinat de JFK et le cinéma américain, Pertuis, Rouge profond, 2003, p. 39.
(28) Ibid., p. 39-40.
(29) J.-B. Thoret, 26 secondes, l’Amérique éclaboussée…, op. cit., p. 183.
(30) Voir Loose Change Second Edition, 34e minute : « Les Twin Towers étaient faites de 200 000 tonnes d’acier, de 325 000 mètres cubes de ciment, de 103 ascenseurs, de 43 600 fenêtres, de 60 000 tonnes d’équipement de climatisation, et d’une antenne de télévision de 110 mètres de haut. La base de chaque tour faisait 26 mètres sur 41 et était constituée de 47 colonnes d’une épaisseur d’un mètre sur 40 cm. La tour Nord fut achevée en 1970, s’élevant à 417 mètres, et la tour Sud fut achevée en 1973, tirant à 415 mètres, faisant d’elles les plus grands immeubles du monde jusqu’en 1974 et l’achèvement des Sears Towers. Et quand on pense que le gouvernement veut nous faire croire que ces énormes structures furent détruites par 38 000 litres de kérosène. » Cet argument sera également repris et développé dans Loose Change Final Cut.
(31) Voir cette citation éloquente du général Leonid Ivashov, chef d’état-major des armées russes le 11 septembre 2001 : « Oussama ben Laden et “Al-Qaïda” ne peuvent être ni les organisateurs ni les exécutants des attentats du 11 septembre. Ils ne possèdent ni l’organisation requise pour cela, ni les ressources intellectuelles, ni les cadres nécessaires. Par conséquent, une équipe de professionnels a dû être formée et les kamikazes arabes jouent le rôle de figurants pour masquer l’opération. » Voir «Général Ivashov : le terrorisme international n’existe pas », sur www.voltairenet.org, article mis en ligne le 9 janvier 2006 sur le site du réseau Voltaire.
(32) Jean Baudrillard, Power Inferno, Paris, Galilée, 2002, p. 56.

Aurélie Ledoux est agrégée de philosophie et docteur en études cinématographiques. Elle partage son enseignement et ses recherches entre la philosophie et la théorie du cinéma à l'Université Paris Diderot-Paris 7. Elle est l'auteure de L'ombre d'un doute : Le cinéma américain contemporain et ses trompes-l’œil, Presses universitaires de Rennes, 2012 (lire la recension sur Slate.fr).
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