Seize ans après La Nouvelle judéophobie (Mille et Une Nuits, 2002), l'historien des idées Pierre-André Taguieff dresse dans Judéophobie, la dernière vague (Fayard) le bilan de la configuration antijuive qui s'est mise en place depuis le début des années 2000. En exclusivité, Conspiracy Watch en publie les bonnes feuilles* (1/2).
La dimension jihadiste de la forme dominante de la judéophobie contemporaine, centrée sur l’antisionisme, est le produit d’un héritage politico-religieux complexe. Depuis la fin des années 1960, on observe une islamisation progressive de la judéophobie, à travers la place toujours croissante occupée par la « cause palestinienne » dans le nouvel imaginaire antijuif transnational partagé désormais par les musulmans et les non-musulmans qui se disent « antisionistes ». L’engagement jihadiste en faveur de la « cause palestinienne » n’est pas une conséquence de la création de l’État d’Israël. Il n’est pas non plus une réaction à la « politique d’Israël », qui serait « colonialiste », « impérialiste » ou « raciste ». Il est le produit d’une intense activité de propagande commencée au début des années 1920, conduite par des idéologues mêlant le panarabisme et le panislamisme.
La jihadisation du nationalisme palestinien est contemporaine de la fabrication de ce dernier, en tant que mouvement politique et religieux au cours des années 1920 et 1930, par l’un des principaux idéologues du national-islamisme arabe : le « Grand Mufti » (al-Mufti al-Akbar) de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini. Le rapprochement de ce dernier avec l’Allemagne nazie est attesté dès le 31 mars 1933, la veille de l’opération de boycottage lancée par les nazis contre les Juifs allemands. La nazification du national-islamisme palestinien s’est poursuivie jusqu’à la collaboration active, à partir de la fin 1941, du « Grand Mufti » avec le Troisième Reich. Dans la construction d’un antisionisme islamiste à vocation internationale, en cela non réductible au nationalisme arabe, les Frères musulmans, sous la direction de Hassan al-Banna (1906-1949), ont joué un rôle important, tout comme l’antijuif fanatique qu’était le nazi Johann von Leers (1902-1965), converti à l’islam en 1956 dans l’Égypte de Nasser où il participait à la propagande « antisioniste » du régime. L’islamisation du nazisme et la nazification de l’islam, ces deux processus simultanés qui sont à l’origine de l’antisionisme radical, peuvent être symbolisés par les noms de Leers (« Omar Amin ») et de al-Husseini.
Dans les années 1950, l’idéologue islamiste égyptien Sayyid Qutb, membre des Frères musulmans, a pris la relève, en désignant clairement l’ennemi : « les Juifs », sans l’habiller du vocabulaire antisioniste ou anti-impérialiste. Les Juifs étant dénoncés comme les plus anciens et les plus redoutables des ennemis de l’Islam, le lien est fait entre l’antijudaïsme musulman traditionnel et l’antisionisme radical contemporain. Le Hamas a recueilli explicitement cet héritage politico-religieux, qui continue de nourrir le nationalisme palestinien, dont l’horizon reste jihadiste.
Tariq Ramadan a fait connaître à ses propres admirateurs français le célèbre idéologue islamiste Yusuf (ou Youssef) al-Qaradhawi (né en 1926), prédicateur sunnite d’origine égyptienne, exilé au Qatar depuis 1970. Ce membre éminent des Frères musulmans, téléprédicateur-vedette d’Al-Jazira, a présidé à Londres le Conseil européen de la fatwa et de la recherche, reconnu en France par l’UOIF. Le Conseil européen de la fatwa et de la recherche n’a pas hésité, en juillet 2003, à délivrer une fatwa justifiant les « attentats-suicides » contre les Israéliens, y compris ceux qui visent des civils, dans le cadre d’un jihad visant à reconquérir la « terre d’islam » palestinienne. Le 17 juin 2004, le « savant » admiré par Tariq Ramadan déclarait : « Il n’y a pas de dialogue entre nous et les Juifs, hormis par le sabre et le fusil. » Lors d’un sermon du vendredi diffusé sur Qatar TV le 14 janvier 2005, dans lequel il célébrait les jihadistes combattant les Juifs et « leurs alliés », Qaradhawi invoquait ainsi Allah : « Allah, viens en aide spirituellement aux combattants du jihad et assiste-les de tes nombreux soldats … Allah, [fais mal] à tes ennemis, les ennemis de l’Islam. Allah, [fais mal] aux Juifs déloyaux et agressifs. Allah, [fais mal] à leurs alliés qui les soutiennent et nous oppressent. Allah, [fais mal] aux ennemis de l’Islam et des musulmans. » Le « global mufti », président de l’Union internationale des savants musulmans (UISM), a été condamné par contumace, le 18 janvier 2018, à la prison à perpétuité par un tribunal militaire égyptien. Les sermons du cheikh Qaradhawi restent des morceaux d’anthologie en matière d’incitation à la haine et à la violence contre « les sionistes » et les autres « ennemis de l’Islam ». Mais ils illustrent aussi les « théories du complot » qui circulent dans le monde musulman. Dans un prêche du vendredi diffusé le 4 avril 2003 par Al-Jazira, il exposait sans fard son interprétation conspirationniste des méfaits supposés d’Israël et des « sionistes » partout dans le monde :
« Il y a une tyrannie sioniste, cette tyrannie qui n’a pas de limite. […] Quant à ces sionistes, ils prennent plaisir à tuer des humains, à répandre le sang […]. Les bêtes sont meilleures que les sionistes. […] Ce qui se passe en Irak ne sert en réalité que le sionisme et Israël. Le premier à profiter de tous ces événements est Israël. L’affaiblissement de l’Irak est un renforcement d’Israël, la destruction des armes de l’Irak sert les intérêts d’Israël. Tout ce qui se passe sert les intérêts d’Israël. Cherchez Israël, cherchez le sionisme derrière tous les événements et vous verrez que leur main invisible intervient dans grand nombre d’affaires. »
Face à tout événement perturbant, à la question « À qui profite le crime ? », la méthode Qaradhawi consiste à répondre « aux sionistes et à Israël ».
* Les notes de bas de page de la version originale n'ont pas été reproduites ici afin de faciliter la lecture.
La dimension jihadiste de la forme dominante de la judéophobie contemporaine, centrée sur l’antisionisme, est le produit d’un héritage politico-religieux complexe. Depuis la fin des années 1960, on observe une islamisation progressive de la judéophobie, à travers la place toujours croissante occupée par la « cause palestinienne » dans le nouvel imaginaire antijuif transnational partagé désormais par les musulmans et les non-musulmans qui se disent « antisionistes ». L’engagement jihadiste en faveur de la « cause palestinienne » n’est pas une conséquence de la création de l’État d’Israël. Il n’est pas non plus une réaction à la « politique d’Israël », qui serait « colonialiste », « impérialiste » ou « raciste ». Il est le produit d’une intense activité de propagande commencée au début des années 1920, conduite par des idéologues mêlant le panarabisme et le panislamisme.
La jihadisation du nationalisme palestinien est contemporaine de la fabrication de ce dernier, en tant que mouvement politique et religieux au cours des années 1920 et 1930, par l’un des principaux idéologues du national-islamisme arabe : le « Grand Mufti » (al-Mufti al-Akbar) de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini. Le rapprochement de ce dernier avec l’Allemagne nazie est attesté dès le 31 mars 1933, la veille de l’opération de boycottage lancée par les nazis contre les Juifs allemands. La nazification du national-islamisme palestinien s’est poursuivie jusqu’à la collaboration active, à partir de la fin 1941, du « Grand Mufti » avec le Troisième Reich. Dans la construction d’un antisionisme islamiste à vocation internationale, en cela non réductible au nationalisme arabe, les Frères musulmans, sous la direction de Hassan al-Banna (1906-1949), ont joué un rôle important, tout comme l’antijuif fanatique qu’était le nazi Johann von Leers (1902-1965), converti à l’islam en 1956 dans l’Égypte de Nasser où il participait à la propagande « antisioniste » du régime. L’islamisation du nazisme et la nazification de l’islam, ces deux processus simultanés qui sont à l’origine de l’antisionisme radical, peuvent être symbolisés par les noms de Leers (« Omar Amin ») et de al-Husseini.
Dans les années 1950, l’idéologue islamiste égyptien Sayyid Qutb, membre des Frères musulmans, a pris la relève, en désignant clairement l’ennemi : « les Juifs », sans l’habiller du vocabulaire antisioniste ou anti-impérialiste. Les Juifs étant dénoncés comme les plus anciens et les plus redoutables des ennemis de l’Islam, le lien est fait entre l’antijudaïsme musulman traditionnel et l’antisionisme radical contemporain. Le Hamas a recueilli explicitement cet héritage politico-religieux, qui continue de nourrir le nationalisme palestinien, dont l’horizon reste jihadiste.
Tariq Ramadan a fait connaître à ses propres admirateurs français le célèbre idéologue islamiste Yusuf (ou Youssef) al-Qaradhawi (né en 1926), prédicateur sunnite d’origine égyptienne, exilé au Qatar depuis 1970. Ce membre éminent des Frères musulmans, téléprédicateur-vedette d’Al-Jazira, a présidé à Londres le Conseil européen de la fatwa et de la recherche, reconnu en France par l’UOIF. Le Conseil européen de la fatwa et de la recherche n’a pas hésité, en juillet 2003, à délivrer une fatwa justifiant les « attentats-suicides » contre les Israéliens, y compris ceux qui visent des civils, dans le cadre d’un jihad visant à reconquérir la « terre d’islam » palestinienne. Le 17 juin 2004, le « savant » admiré par Tariq Ramadan déclarait : « Il n’y a pas de dialogue entre nous et les Juifs, hormis par le sabre et le fusil. » Lors d’un sermon du vendredi diffusé sur Qatar TV le 14 janvier 2005, dans lequel il célébrait les jihadistes combattant les Juifs et « leurs alliés », Qaradhawi invoquait ainsi Allah : « Allah, viens en aide spirituellement aux combattants du jihad et assiste-les de tes nombreux soldats … Allah, [fais mal] à tes ennemis, les ennemis de l’Islam. Allah, [fais mal] aux Juifs déloyaux et agressifs. Allah, [fais mal] à leurs alliés qui les soutiennent et nous oppressent. Allah, [fais mal] aux ennemis de l’Islam et des musulmans. » Le « global mufti », président de l’Union internationale des savants musulmans (UISM), a été condamné par contumace, le 18 janvier 2018, à la prison à perpétuité par un tribunal militaire égyptien. Les sermons du cheikh Qaradhawi restent des morceaux d’anthologie en matière d’incitation à la haine et à la violence contre « les sionistes » et les autres « ennemis de l’Islam ». Mais ils illustrent aussi les « théories du complot » qui circulent dans le monde musulman. Dans un prêche du vendredi diffusé le 4 avril 2003 par Al-Jazira, il exposait sans fard son interprétation conspirationniste des méfaits supposés d’Israël et des « sionistes » partout dans le monde :
« Il y a une tyrannie sioniste, cette tyrannie qui n’a pas de limite. […] Quant à ces sionistes, ils prennent plaisir à tuer des humains, à répandre le sang […]. Les bêtes sont meilleures que les sionistes. […] Ce qui se passe en Irak ne sert en réalité que le sionisme et Israël. Le premier à profiter de tous ces événements est Israël. L’affaiblissement de l’Irak est un renforcement d’Israël, la destruction des armes de l’Irak sert les intérêts d’Israël. Tout ce qui se passe sert les intérêts d’Israël. Cherchez Israël, cherchez le sionisme derrière tous les événements et vous verrez que leur main invisible intervient dans grand nombre d’affaires. »
Face à tout événement perturbant, à la question « À qui profite le crime ? », la méthode Qaradhawi consiste à répondre « aux sionistes et à Israël ».
* Les notes de bas de page de la version originale n'ont pas été reproduites ici afin de faciliter la lecture.
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