Extraits de Le Juif imaginaire, éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie, 1980. Rééd. coll. Points/Essais, 1983, p. 185 :
Nulle théorie n’est plus voluptueuse que celle du complot. A peine l’adopte-t-on que tout obstacle s’évanouit, et que le principe de réalité, cet emmerdeur, rend son dernier soupir. Ce discours-là n’achoppe jamais : croire à une conspiration, c’est se mettre à l’abri du réel. « J’ai les apparences contre moi ? Je ne peux pas démontrer ce que j’avance ? Le contraire témoignerait d’une faiblesse paradoxale de la part de mon invincible ennemi. Qui trafique les signes, en effet ? Qui intoxique l’opinion ? Qui déforme les événements ? Qui ? sinon justement cette pieuvre insaisissable que je dénonce anxieusement et sans trêve. » Telle est la séduction du complot : retournant chaque contre-preuve en preuve supplémentaire, il dote ses fidèles d’un système parfait, adamantin, insubversible.
Extraits de L’Avenir d’une négation, éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie, 1982, p. 79-80 :
Si l’histoire se révèle à la pensée sous le concept de lutte, si la guerre affecte l’esprit comme la vérité même du réel, alors, on l’a vu, il ne peut plus y avoir de hasard. Toute coïncidence apparente, toute réalité aléatoire ne font que traduire une insuffisance ou une naïveté de la réflexion. L’itinéraire obligé de la lucidité conduit de la surface vers la profondeur, du fait arbitraire à la souterraine volonté qui l’habite. Dans sa version fruste, élémentaire, cette volonté se définit comme complot. C’est un dessein satanique (ou rédempteur), un plan de domination (ou d’affranchissement) froidement, et, en tout cas, consciemment prémédité par ses acteurs. Dans sa version sophistiquée, c’est-à-dire non subjective, cette volonté est une force qui commande les sujets à leur insu, un ordre ou une structure placés au-dessus des êtres, et auxquels il n’est pas en leur pouvoir de se dérober. Matérialisme historique ou théorie du complot, la conscience révolutionnaire oscille toujours entre ces deux pôles. A froid, elle parlera du capital ou de l’impérialisme, entités abstraites, totalités qui transcendent les individus, qui les englobent en elles, et déterminent leurs actes. A chaud, dans l’effervescence de l’affrontement, l’impatience révolutionnaire préfère les visages aux structures : du capital, on glisse aux patrons, voire aux deux cents familles ; de l’impérialisme aux réunions feutrées, à tout le pittoresque clandestin des établissements multinationaux, du Pentagone, ou de la Tricontinentale. Mais peu importe la morphologie de l’Adversaire : le réalisme politique impose, avant tout, de bien savoir évaluer sa puissance ; ce serait lui faire injure et prendre le risque mortel d’une sous-estimation des forces que de soustraire la moindre circonstance à la rigueur de la confrontation : rien n’est fortuit : c’est le principe fondamental de la logique de guerre.
Alain Finkielkraut interviewé par Ilana Cicurel dans l'émission « Qui vive ! », diffusée sur RCJ le 13 février 2005 :
La modernité, ce qui la caractérise, c’est de se placer sous l’autorité de la science. Une science conçue sur le modèle de Galilée et de Descartes, c’est-à-dire séparation du donné et du vrai. Le donné n’est ni vrai ni réel. Le donné, c’est que la terre ne tourne pas et que le soleil se couche. Le vrai et le réel, c’est que la Terre tourne. Donc, il a fallu pour que la science moderne se déploie, que, précisément, elle congédie le sens commun. Toute une part de la philosophie s’est engagée sur ce chemin-là. Et vous voyez que je m’approche de notre problème. Je vais citer un philosophe, Fontenelle : « Toute la philosophie n’est fondée que sur deux choses, sur ce qu’on a l’esprit curieux et les yeux mauvais. Ainsi, les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu’ils voient et à tâcher de deviner ce qu’ils ne voient point. » Les vrais philosophes ou certains vrais philosophes, mais aussi toutes sortes de faux philosophes, c’est-à-dire que cette pratique de la science et de la philosophie ont eu, tout au long du XXe siècle, leur contrepoint caricatural, leur parodie grimaçante. Que Hannah Arendt a précisément appelé l’idéologie. Puisque le vrai est séparé du donné, donc on se méfie du sens commun, on le met entre parenthèses. On se dote d’un sixième sens pseudo-scientifique et on vous dit : là est la vérité, ailleurs que précisément dans ce qui apparaît, dans ce qui se donne à voir, dans ce qui est révélé. Ça a donné, entre autres choses, Les Protocoles des Sages de Sion. Cette façon de voir, cette caricature, si vous voulez, de science et de philosophie, a retrouvé une nouvelle vigueur au début de ce siècle. L’Amérique devenant hyper puissante, elle était accusée de tout, et comme Sharon, Bush, c’était la même chose, c’étaient les Juifs et les Américains qui étaient coupables du mal dans le monde, et même du mal qui leur était fait. Thierry Meyssan. Thierry Meyssan expliquant : « il ne s’est rien passé le 11 septembre ». Version soft, si vous voulez : Eric Laurent : « Certes, il s’est passé quelque chose, mais sans doute que la CIA et surtout le Mossad sont compromis ». Et Eric Laurent pérore, aujourd’hui encore, sur toutes les radios. Et pourquoi je dis cela, parce que les Juifs sont les premières cibles de cette pensée du complot, qui a des racines très profondes, et qui est comme une sorte de versant grimaçant de la modernité : je n’aime pas qu’ils puissent en devenir, à leur tour, les protagonistes ou les instigateurs. C’est la raison pour laquelle j’ai résisté depuis le début à l’hypothèse d’une mise en scène, des gens qui vous disent : « Mohammed Al-Dura n’est pas mort ! Tout cela est complètement trafiqué, ne croyez pas aux images, les images mentent, la vérité est ailleurs ». Que nous, nous collaborions, d’une manière ou d’une autre, à cette pensée du complot s’emparant du monde, c’est terrible. Nous, les victimes, nous en deviendrions les protagonistes ?
Extraits de Le Juif imaginaire, éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie, 1980. Rééd. coll. Points/Essais, 1983, p. 185 :
Nulle théorie n’est plus voluptueuse que celle du complot. A peine l’adopte-t-on que tout obstacle s’évanouit, et que le principe de réalité, cet emmerdeur, rend son dernier soupir. Ce discours-là n’achoppe jamais : croire à une conspiration, c’est se mettre à l’abri du réel. « J’ai les apparences contre moi ? Je ne peux pas démontrer ce que j’avance ? Le contraire témoignerait d’une faiblesse paradoxale de la part de mon invincible ennemi. Qui trafique les signes, en effet ? Qui intoxique l’opinion ? Qui déforme les événements ? Qui ? sinon justement cette pieuvre insaisissable que je dénonce anxieusement et sans trêve. » Telle est la séduction du complot : retournant chaque contre-preuve en preuve supplémentaire, il dote ses fidèles d’un système parfait, adamantin, insubversible.
Extraits de L’Avenir d’une négation, éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie, 1982, p. 79-80 :
Si l’histoire se révèle à la pensée sous le concept de lutte, si la guerre affecte l’esprit comme la vérité même du réel, alors, on l’a vu, il ne peut plus y avoir de hasard. Toute coïncidence apparente, toute réalité aléatoire ne font que traduire une insuffisance ou une naïveté de la réflexion. L’itinéraire obligé de la lucidité conduit de la surface vers la profondeur, du fait arbitraire à la souterraine volonté qui l’habite. Dans sa version fruste, élémentaire, cette volonté se définit comme complot. C’est un dessein satanique (ou rédempteur), un plan de domination (ou d’affranchissement) froidement, et, en tout cas, consciemment prémédité par ses acteurs. Dans sa version sophistiquée, c’est-à-dire non subjective, cette volonté est une force qui commande les sujets à leur insu, un ordre ou une structure placés au-dessus des êtres, et auxquels il n’est pas en leur pouvoir de se dérober. Matérialisme historique ou théorie du complot, la conscience révolutionnaire oscille toujours entre ces deux pôles. A froid, elle parlera du capital ou de l’impérialisme, entités abstraites, totalités qui transcendent les individus, qui les englobent en elles, et déterminent leurs actes. A chaud, dans l’effervescence de l’affrontement, l’impatience révolutionnaire préfère les visages aux structures : du capital, on glisse aux patrons, voire aux deux cents familles ; de l’impérialisme aux réunions feutrées, à tout le pittoresque clandestin des établissements multinationaux, du Pentagone, ou de la Tricontinentale. Mais peu importe la morphologie de l’Adversaire : le réalisme politique impose, avant tout, de bien savoir évaluer sa puissance ; ce serait lui faire injure et prendre le risque mortel d’une sous-estimation des forces que de soustraire la moindre circonstance à la rigueur de la confrontation : rien n’est fortuit : c’est le principe fondamental de la logique de guerre.
Alain Finkielkraut interviewé par Ilana Cicurel dans l'émission « Qui vive ! », diffusée sur RCJ le 13 février 2005 :
La modernité, ce qui la caractérise, c’est de se placer sous l’autorité de la science. Une science conçue sur le modèle de Galilée et de Descartes, c’est-à-dire séparation du donné et du vrai. Le donné n’est ni vrai ni réel. Le donné, c’est que la terre ne tourne pas et que le soleil se couche. Le vrai et le réel, c’est que la Terre tourne. Donc, il a fallu pour que la science moderne se déploie, que, précisément, elle congédie le sens commun. Toute une part de la philosophie s’est engagée sur ce chemin-là. Et vous voyez que je m’approche de notre problème. Je vais citer un philosophe, Fontenelle : « Toute la philosophie n’est fondée que sur deux choses, sur ce qu’on a l’esprit curieux et les yeux mauvais. Ainsi, les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu’ils voient et à tâcher de deviner ce qu’ils ne voient point. » Les vrais philosophes ou certains vrais philosophes, mais aussi toutes sortes de faux philosophes, c’est-à-dire que cette pratique de la science et de la philosophie ont eu, tout au long du XXe siècle, leur contrepoint caricatural, leur parodie grimaçante. Que Hannah Arendt a précisément appelé l’idéologie. Puisque le vrai est séparé du donné, donc on se méfie du sens commun, on le met entre parenthèses. On se dote d’un sixième sens pseudo-scientifique et on vous dit : là est la vérité, ailleurs que précisément dans ce qui apparaît, dans ce qui se donne à voir, dans ce qui est révélé. Ça a donné, entre autres choses, Les Protocoles des Sages de Sion. Cette façon de voir, cette caricature, si vous voulez, de science et de philosophie, a retrouvé une nouvelle vigueur au début de ce siècle. L’Amérique devenant hyper puissante, elle était accusée de tout, et comme Sharon, Bush, c’était la même chose, c’étaient les Juifs et les Américains qui étaient coupables du mal dans le monde, et même du mal qui leur était fait. Thierry Meyssan. Thierry Meyssan expliquant : « il ne s’est rien passé le 11 septembre ». Version soft, si vous voulez : Eric Laurent : « Certes, il s’est passé quelque chose, mais sans doute que la CIA et surtout le Mossad sont compromis ». Et Eric Laurent pérore, aujourd’hui encore, sur toutes les radios. Et pourquoi je dis cela, parce que les Juifs sont les premières cibles de cette pensée du complot, qui a des racines très profondes, et qui est comme une sorte de versant grimaçant de la modernité : je n’aime pas qu’ils puissent en devenir, à leur tour, les protagonistes ou les instigateurs. C’est la raison pour laquelle j’ai résisté depuis le début à l’hypothèse d’une mise en scène, des gens qui vous disent : « Mohammed Al-Dura n’est pas mort ! Tout cela est complètement trafiqué, ne croyez pas aux images, les images mentent, la vérité est ailleurs ». Que nous, nous collaborions, d’une manière ou d’une autre, à cette pensée du complot s’emparant du monde, c’est terrible. Nous, les victimes, nous en deviendrions les protagonistes ?
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