Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Alain Juillet, l'ex de la DGSE au service de la complosphère pro-russe

Publié par Victor Mottin28 février 2024, ,

Passé par Russia Today, l'ex-directeur des renseignements de la DGSE fait depuis plusieurs années le tour de la complosphère où il tient des propos contestables aussi bien sur la guerre en Ukraine que sur les ovnis, le « lobby LGBT », l'assassinat de JFK ou encore le massacre d'Oradour-sur-Glane.

Alain Juillet (capture d'écran ThinkerView/YouTube, 09/09/2021).

13 mai 2022. Dans les somptueux locaux parisiens du Dialogue Franco-Russe, une association de lobbying pro-Kremlin co-fondée par l'eurodéputé RN Thierry Mariani, les places se font rares. Et pour cause. Moins de trois mois après le déclenchement de la guerre – et quelques semaines après la découverte des exactions commises par l'armée russe à Boutcha – trois invités de marque s'apprêtent à révéler « ce qu'on ne vous dit pas sur l'Ukraine ».

D'un côté de la table, Anne-Laure Bonnel, journaliste française dénonçant les « crimes contre l’humanité » commis par les Ukrainiens dans le Donbass et dont le travail a notamment été salué par le ministre russe des Affaires étrangères en personne, Sergueï Lavrov. À l'autre bout, Pierre Lorrain, écrivain spécialiste de la Russie et collaborateur régulier de Valeurs Actuelles. C'est un ex-directeur des renseignements de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) qui, en visioconférence, complète ce trio détonnant. Il s'appelle Alain Juillet. Pendant un an, de 2002 à 2003, il a été chargé de restructurer l'un des piliers de la DGSE, la direction des renseignements. Il a pris sa retraite par la suite.

Vif d'esprit, prétendument « neutre », l'ancien haut fonctionnaire crève l'écran. Quitte à faire la part belle à la propagande du Kremlin. « Moi je ne dis pas que tous les Ukrainiens sont nazis, risque t-il devant un auditoire qui aime à se raconter que l'armée russe a pour objectif de « dénazifier » Kiev. Mais, indiscutablement, […] il y a un esprit nazi dans une partie de la population. » Quelques jours auparavant, le président ukrainien Volodymyr Zelensky établissait un parallèle entre les crimes des SS à Oradour-sur-Glane et les massacres commis par l'armée russe à Boutcha.

>>> Lire, sur Conspiracy Watch : D'Oradour à Boutcha : d'un écran de fumée l'autre (22/04/2022)

La réponse − supposèment historique − d'Alain Juillet ne se fait pas attendre : la division « Das Reich », responsable de l'assassinat de 643 civils à Oradour le 10 juin 1944, aurait, selon lui, été composée de « 95 % d'Ukrainiens ». Un chiffre totalement faux (1) qui n'empêche pas l'ancien ponte de la DGSE de s'emporter : « Non Monsieur Zelensky, les Russes n'ont pas fait Oradour-sur-Glane, et vous ne devriez pas en parler parce que c'est vos concitoyens qui ont fait cette horreur en France ! » Il n'en fallait pas plus pour que l'assistance, conquise, le couvre d'applaudissements. La conférence, publiée sur YouTube trois jours plus tard, cumule aujourd'hui près de 500 000 vues.

Ce dérapage est loin d'être accidentel. Depuis plusieurs années, Alain Juillet multiplie les interventions dans des médias complotistes et d'extrême droite pour y reprendre, en partie, des éléments de langage forgés à Moscou et qui n'évitent pas toujours le conspirationnisme.

Un profil atypique

Comment un ancien cadre de la « Piscine » a-t-il fini par grenouiller dans les eaux de la propagande russe ? Le CV d'Alain Juillet est pour le moins fourni. Pionnier de l'Intelligence économique, ancien officier parachutiste, fils d’un ancien ministre et neveu de Pierre Juillet (conseiller de Jacques Chirac et l'une des plumes, avec Marie-France Garaud, du fameux « appel de Cochin »), il a occupé plusieurs postes de dirigeants dans des grands groupes comme Pernod Ricard, Suchard, l’Union laitière normande, France Champignon ou encore Marks & Spencer France, rapporte Le Parisien. En 2002, il intègre la DGSE pour une année. Fort de cette expérience, il revêt ensuite la casquette de conférencier, distille la bonne parole dans des Universités, et intègre même un cabinet d'avocats en tant que consultant. Franc-maçon, il est à l'origine de la création de la Grande Loge de l'Alliance maçonnique française (GL-AMF) dont il devient le premier grand maître en 2012.

Mais c'est en 2018, à l'occasion d'une interview fleuve accordée à la chaîne ThinkerView, qu'Alain Juillet se fait véritablement connaître du grand public. Pendant plus de deux heures, il délivre son analyse géopolitique de l'actualité internationale. L'entretien est un carton : 2,8 millions de vues, soit l'un des plus gros succès de la chaîne YouTube co-fondée par Léonard Sojli. Pour Alain Juillet, c'est une révélation. « Je me suis rendu compte de la puissance des réseaux sociaux, confiera-t-il trois ans plus tard, toujours sur ThinkerView. Avec cette émission, j'avais pu toucher […] des quantités de gens que je n'aurais jamais touché autrement. »

Pendant plus d'un an et demi, Alain Juillet anime une émission bimensuelle sur RT France (capture d'écran).

Il n'est pas le seul à faire ce constat. Ses talents d'orateur – couplé à un antiaméricanisme virulent – tapent dans l'œil de Xenia Fedorova, directrice de la branche française de Russia Today (RT) et proche de Sky, l'animateur de ThinkerView. La journaliste russe lui propose, début 2020, de participer à l'élaboration d'« une émission de géopolitique » sur sa chaîne. Et lui assure qu'il n'y aura « jamais de censure », se remémore Alain Juillet au micro du youtubeur Greg Tabibian en 2022. L'ex de la DGSE accepte et devient, pendant plus d'un an et demi, l'animateur de « La Source », un talk-show bimensuel. À l'époque, Égalité & Réconciliation, le site d'Alain Soral, ose espérer qu'avec ce recrutement, « on va peut-être entendre un autre son de cloche sur les guerres et les attentats qui recouvrent la planète aujourd’hui ». Un rêve prémonitoire ?

Alain Juillet assure avoir quitté ses fonctions au sein de RT le 11 janvier 2022, soit quelques semaines avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie et l'interdiction de diffusion de la chaîne russe en Europe.

Bons baisers de Moscou

« Son émission participait à un processus de crédibilisation, voire de "normalisation" de RT France auprès de ses audiences à travers la cooptation – souvent à grand frais – de figures plus ou moins célèbres ou ayant eu des responsabilités politiques, médiatiques ou militantes de premier plan, renseigne Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et auteur de Un média d’influence. Enquête sur la chaîne russe RT (INA, 2024). En l’occurrence ici, l’intérêt pour RT est son ancienne casquette de directeur du renseignement à la DGSE. » (2)

Une « belle prise » pour la chaîne de propagande russe, en somme. À l'époque, Xenia Fedorova s'est même dit « très heureuse de compter une personnalité de cette envergure parmi nous » et promet qu'Alain Juillet « apportera à nos audiences un éclairage plus approfondi des processus géopolitiques à l'œuvre dans le monde ». De son côté, l'ex-patron du renseignement assure – toujours chez Tabibian – avoir tiré « beaucoup de plaisir » de son expérience car il a pu « faire passer beaucoup d'idées ».

Les liens entre Alain Juillet et les cercles pro-russes ne s'arrêtent pas là. L'ancien chef d'entreprise est également membre du comité stratégique du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), un think thank dirigé par Eric Dénécé, qui s'est fait remarquer pour son « ton très favorable à Moscou », relève Challenges. Il occupe les mêmes fonctions au sein de Geopragma, un think thank crée par Caroline Galactéros, conseillère diplomatique d’Éric Zemmour et « partisane d'un rapprochement avec la Russie ».

Sur sa propre chaîne YouTube, OpenboxTV (85 000 abonnés), Alain Juillet déroule le tapis rouge à des invités plus ou moins compromis avec la propagande du Kremlin, à l'instar du général Henri Roure, contributeur de la revue Méthode, une publication pilotée depuis le Donbass, du colonel Jacques Hogard, ancien militaire français décoré en janvier 2023 par le président de la République serbe de Bosnie Milorad Dodik (en même temps que Vladimir Poutine et Nicolas Bay), de Pierre-Emmanuel Thomann, « géopolitologue français » qui affirme sur X que l'Ukraine est « une création artificielle » qui « n'existe pas sans la Russie », ou encore des susnommés Eric Dénécé et Caroline Galactéros.

Alain Juillet est systématiquement présenté comme « ancien directeur de la DGSE », voire comme « ancien patron de la DGSE » (capture d'écran Clémence Houdiakova/X, 06/11/2023).

Ses prises de parole publiques trahissent également un penchant certain pour les récits fabriqués par le Kremlin. Quitte à verser dans le complotisme. Ainsi répète-t-il à qui veut l'entendre que la révolution ukrainienne de Maïdan (2013-2014) a été fomentée par les Américains, un refrain entonné par Vladimir Poutine lui-même et martelé par une grande partie de la complosphère internationale depuis dix ans. Il assure par ailleurs que « tout le monde sait que la Crimée est russe ».

Concernant la guerre en Ukraine, il considère qu'il n'y plus « le moindre doute » sur le fait que le président russe « a été poussé à la faute par les Américains » qui ont « tout fait pour que Poutine attaque ». Il va même plus loin en expliquant être « incapable de […] dire ce qu'il s'est passé à Boutcha », puis ajoute, usant d'une périlleuse prétérition visant à relativiser les crimes – pourtant bien établis – de l'armée russe : « Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu de massacre. […] Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu des horreurs. Mais je ne sais pas qui les a commises. »

Un mois après la découverte des charniers d'Izioum, il tient des propos similaires à l'occasion d'une interview accordée à la chaîne YouTube de Valeurs Actuelles (environ 600 000 vues). Et lorsqu'on le questionne sur les opérations d'influence orchestrées par le Kremlin, il admet que « les Russes ont monté une usine à trolls à Saint-Petersbourg […] qui a joué – cela a été prouvé – dans les élections américaines ». Puis botte aussitôt en touche en assurant que, « dans la réalité, nos alliés en font au moins autant que les Russes ou les Chinois » et « ne sont pas plus recommandables que nos ennemis ». Le relativisme, encore.

Star de la complosphère

Le franc-parler d'Alain Juillet lui a attiré les sympathies des médias dits de réinformation. Depuis son interview sur ThinkerView en 2018, il s'est assis sur le canapé d'Eric Morillot (voir l'extrait ci-dessous) et le fauteuil rouge du média zemmouriste Livre Noir. Il a accordé une interview à Géopolitique Profonde et à son truculent animateur Mike Borowski, a donné la réplique à l'ex-sénateur Yves Pozzo di Borgo lors d'un entretien sur la radio d'extrême droite Radio Courtoisie et s'est rendu chez Greg Tabibian, TV Libertés ou encore Omerta.

Extrait de « Les Incorrectibles », YouTube, 14/01/2024 ; Morillot Studios, 2024.

Il faut dire qu'Alain Juillet ne ménage pas ses efforts pour devenir une star au sein de la complopshère francophone. En plus de ses accointances avec la propagande du Kremlin, il multiplie les références à des théories du complot plus classiques. Il affirme par exemple que l'assassinat de JFK est une « opération montée » ou soutient que le « lobby » LGBT constitue « le réseau le plus puissant en France » (sic). Niveau géopolitique, l'homme de renseignements explique que la France « a aidé » Daech en Syrie en parachutant des armes – une antienne très populaire au sein de la complosphère.

L'octogénaire a également des idées très arrêtées sur les ovnis. Ici, on ne parle pas de ballons-sondes ou d'aéronefs que l'on n'aurait pas su identifier correctement, mais plutôt d'engins inconnus capables de passer, en « un dixième de seconde », d'une vitesse « de 0 à 10 000 km/h » dans l'air comme dans l'eau. « Cela gêne tout le monde et ça fait peur, détaille-t-il. Parce qu'ils n'ont jamais été offensifs jusqu'à maintenant. Mais, imaginez qu'un engin comme ça devienne offensif. Tout peut se passer parce qu'on ne peut pas l'arrêter. » Et ajoute, dans une interview accordée à la Tribune de Genève : « Vous ne pouvez pas arriver et expliquer tranquillement aux gens qu'il y a quelque chose qu'on ne connaît pas, qui vole à une vitesse incroyable dans le ciel et qui continue à la même vitesse dans l'eau. Et qu'on ne sait pas ce que c'est. […] Pour que les gens ne paniquent pas, il faut les préparer. »

Pas question, en revanche, de qualifier ses propos de complotistes. Chez Eric Morillot, en janvier 2024, Juillet s'alarme de vivre dans « une fausse démocratie » où l'on « interdit de dire autre chose que la pensée unique ». Quelques mois plus tôt, il affirmait : « Aujourd'hui, en France en particulier, est complotiste toute personne qui n'est pas dans la pensée unique. »

Contacté par Conspiracy Watch pour les besoins de cet article, Alain Juillet n'a pas répondu aux questions que nous lui avons posées, préférant nous adresser la réponse suivante :

« Le long questionnement que vous m'adressez m'interroge sur la notion que vous-même et le média que vous représentez, sans doute anglo saxon vu le titre, avez de la liberté d'opinion et d'expression.
Il semblerait que vous confondiez aisément l'émetteur d'une idée avec le média qui la retranscrit et l'individu avec ses invités. Quelle police de la pensée devrait ainsi décider que celui qui s'exprime dans un journal ou sur une TV doit être confondu avec la ligne éditoriale prêtée au support? En dehors des fascistes et des communistes, quel système de pensée peut s'autoriser à rejeter dans les ténébres tous ceux qui ne sont pas de son avis.
L'amalgame que vous faites entre mes interventions sur RT France à une époque où la Fédération de Russie était un partenaire de notre Nation et la situation actuelle est ainsi particulièrement nauséabond. J'ai la désagréable impression que vous m'avez déjà mis une étoile rouge comme vos lointains prédécesseurs le faisaient en collant l'étoile jaune à ceux qui n'étaient pas conformes aux objectifs du pouvoir qu'ils représentaient.
En tant que républicain et franc-maçon, citoyen engagé depuis toujours au service de la France dans les Armées la haute administration puis la société civile, vous trouverez toujours en moi un défenseur de la liberté individuelle d’expression et d'opinion "qui sont des fondements essentiels de notre démocratie". En le faisant je suis dans la continuité de tous ceux qui ont construit ce pays depuis 1789, ce qui choque probablement ceux qui voudraient limiter le champ de la pensée à leur propre opinion ou celle de leurs mandants. »

 

Notes :
(1) Le massacre d’Oradour-sur-Glane a été perpétré par la 3ème compagnie du 1er bataillon du régiment « Der Fürher » de la division « Das Reich ». Au 20 juin 1944, sur les 2646 hommes que comptait le régiment « Der Fürher », 4 étaient des « Allemands de souche » résidant en Ukraine au moment de leur incorporation et 24 étaient des « auxiliaires volontaires » (soldats soviétiques incorporés à l’armée allemande) dont rien ne permet d’affirmer qu’ils étaient en tout ou en partie Ukrainiens.
(2) Contactée par Conspiracy Watch, la DGSE ne souhaite pas s'exprimer. Un connaisseur du renseignement nous indique « déplorer la situation » et regrette qu'Alain Juillet « apporte une certaine forme de caution » à des idées contestables. Il souligne également qu'il a « quitté le service il y a plus de 20 ans » et que, par conséquent, « ses propos n'engagent que lui ».

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Alain Juillet (capture d'écran ThinkerView/YouTube, 09/09/2021).

13 mai 2022. Dans les somptueux locaux parisiens du Dialogue Franco-Russe, une association de lobbying pro-Kremlin co-fondée par l'eurodéputé RN Thierry Mariani, les places se font rares. Et pour cause. Moins de trois mois après le déclenchement de la guerre – et quelques semaines après la découverte des exactions commises par l'armée russe à Boutcha – trois invités de marque s'apprêtent à révéler « ce qu'on ne vous dit pas sur l'Ukraine ».

D'un côté de la table, Anne-Laure Bonnel, journaliste française dénonçant les « crimes contre l’humanité » commis par les Ukrainiens dans le Donbass et dont le travail a notamment été salué par le ministre russe des Affaires étrangères en personne, Sergueï Lavrov. À l'autre bout, Pierre Lorrain, écrivain spécialiste de la Russie et collaborateur régulier de Valeurs Actuelles. C'est un ex-directeur des renseignements de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) qui, en visioconférence, complète ce trio détonnant. Il s'appelle Alain Juillet. Pendant un an, de 2002 à 2003, il a été chargé de restructurer l'un des piliers de la DGSE, la direction des renseignements. Il a pris sa retraite par la suite.

Vif d'esprit, prétendument « neutre », l'ancien haut fonctionnaire crève l'écran. Quitte à faire la part belle à la propagande du Kremlin. « Moi je ne dis pas que tous les Ukrainiens sont nazis, risque t-il devant un auditoire qui aime à se raconter que l'armée russe a pour objectif de « dénazifier » Kiev. Mais, indiscutablement, […] il y a un esprit nazi dans une partie de la population. » Quelques jours auparavant, le président ukrainien Volodymyr Zelensky établissait un parallèle entre les crimes des SS à Oradour-sur-Glane et les massacres commis par l'armée russe à Boutcha.

>>> Lire, sur Conspiracy Watch : D'Oradour à Boutcha : d'un écran de fumée l'autre (22/04/2022)

La réponse − supposèment historique − d'Alain Juillet ne se fait pas attendre : la division « Das Reich », responsable de l'assassinat de 643 civils à Oradour le 10 juin 1944, aurait, selon lui, été composée de « 95 % d'Ukrainiens ». Un chiffre totalement faux (1) qui n'empêche pas l'ancien ponte de la DGSE de s'emporter : « Non Monsieur Zelensky, les Russes n'ont pas fait Oradour-sur-Glane, et vous ne devriez pas en parler parce que c'est vos concitoyens qui ont fait cette horreur en France ! » Il n'en fallait pas plus pour que l'assistance, conquise, le couvre d'applaudissements. La conférence, publiée sur YouTube trois jours plus tard, cumule aujourd'hui près de 500 000 vues.

Ce dérapage est loin d'être accidentel. Depuis plusieurs années, Alain Juillet multiplie les interventions dans des médias complotistes et d'extrême droite pour y reprendre, en partie, des éléments de langage forgés à Moscou et qui n'évitent pas toujours le conspirationnisme.

Un profil atypique

Comment un ancien cadre de la « Piscine » a-t-il fini par grenouiller dans les eaux de la propagande russe ? Le CV d'Alain Juillet est pour le moins fourni. Pionnier de l'Intelligence économique, ancien officier parachutiste, fils d’un ancien ministre et neveu de Pierre Juillet (conseiller de Jacques Chirac et l'une des plumes, avec Marie-France Garaud, du fameux « appel de Cochin »), il a occupé plusieurs postes de dirigeants dans des grands groupes comme Pernod Ricard, Suchard, l’Union laitière normande, France Champignon ou encore Marks & Spencer France, rapporte Le Parisien. En 2002, il intègre la DGSE pour une année. Fort de cette expérience, il revêt ensuite la casquette de conférencier, distille la bonne parole dans des Universités, et intègre même un cabinet d'avocats en tant que consultant. Franc-maçon, il est à l'origine de la création de la Grande Loge de l'Alliance maçonnique française (GL-AMF) dont il devient le premier grand maître en 2012.

Mais c'est en 2018, à l'occasion d'une interview fleuve accordée à la chaîne ThinkerView, qu'Alain Juillet se fait véritablement connaître du grand public. Pendant plus de deux heures, il délivre son analyse géopolitique de l'actualité internationale. L'entretien est un carton : 2,8 millions de vues, soit l'un des plus gros succès de la chaîne YouTube co-fondée par Léonard Sojli. Pour Alain Juillet, c'est une révélation. « Je me suis rendu compte de la puissance des réseaux sociaux, confiera-t-il trois ans plus tard, toujours sur ThinkerView. Avec cette émission, j'avais pu toucher […] des quantités de gens que je n'aurais jamais touché autrement. »

Pendant plus d'un an et demi, Alain Juillet anime une émission bimensuelle sur RT France (capture d'écran).

Il n'est pas le seul à faire ce constat. Ses talents d'orateur – couplé à un antiaméricanisme virulent – tapent dans l'œil de Xenia Fedorova, directrice de la branche française de Russia Today (RT) et proche de Sky, l'animateur de ThinkerView. La journaliste russe lui propose, début 2020, de participer à l'élaboration d'« une émission de géopolitique » sur sa chaîne. Et lui assure qu'il n'y aura « jamais de censure », se remémore Alain Juillet au micro du youtubeur Greg Tabibian en 2022. L'ex de la DGSE accepte et devient, pendant plus d'un an et demi, l'animateur de « La Source », un talk-show bimensuel. À l'époque, Égalité & Réconciliation, le site d'Alain Soral, ose espérer qu'avec ce recrutement, « on va peut-être entendre un autre son de cloche sur les guerres et les attentats qui recouvrent la planète aujourd’hui ». Un rêve prémonitoire ?

Alain Juillet assure avoir quitté ses fonctions au sein de RT le 11 janvier 2022, soit quelques semaines avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie et l'interdiction de diffusion de la chaîne russe en Europe.

Bons baisers de Moscou

« Son émission participait à un processus de crédibilisation, voire de "normalisation" de RT France auprès de ses audiences à travers la cooptation – souvent à grand frais – de figures plus ou moins célèbres ou ayant eu des responsabilités politiques, médiatiques ou militantes de premier plan, renseigne Maxime Audinet, chercheur à l'Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et auteur de Un média d’influence. Enquête sur la chaîne russe RT (INA, 2024). En l’occurrence ici, l’intérêt pour RT est son ancienne casquette de directeur du renseignement à la DGSE. » (2)

Une « belle prise » pour la chaîne de propagande russe, en somme. À l'époque, Xenia Fedorova s'est même dit « très heureuse de compter une personnalité de cette envergure parmi nous » et promet qu'Alain Juillet « apportera à nos audiences un éclairage plus approfondi des processus géopolitiques à l'œuvre dans le monde ». De son côté, l'ex-patron du renseignement assure – toujours chez Tabibian – avoir tiré « beaucoup de plaisir » de son expérience car il a pu « faire passer beaucoup d'idées ».

Les liens entre Alain Juillet et les cercles pro-russes ne s'arrêtent pas là. L'ancien chef d'entreprise est également membre du comité stratégique du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), un think thank dirigé par Eric Dénécé, qui s'est fait remarquer pour son « ton très favorable à Moscou », relève Challenges. Il occupe les mêmes fonctions au sein de Geopragma, un think thank crée par Caroline Galactéros, conseillère diplomatique d’Éric Zemmour et « partisane d'un rapprochement avec la Russie ».

Sur sa propre chaîne YouTube, OpenboxTV (85 000 abonnés), Alain Juillet déroule le tapis rouge à des invités plus ou moins compromis avec la propagande du Kremlin, à l'instar du général Henri Roure, contributeur de la revue Méthode, une publication pilotée depuis le Donbass, du colonel Jacques Hogard, ancien militaire français décoré en janvier 2023 par le président de la République serbe de Bosnie Milorad Dodik (en même temps que Vladimir Poutine et Nicolas Bay), de Pierre-Emmanuel Thomann, « géopolitologue français » qui affirme sur X que l'Ukraine est « une création artificielle » qui « n'existe pas sans la Russie », ou encore des susnommés Eric Dénécé et Caroline Galactéros.

Alain Juillet est systématiquement présenté comme « ancien directeur de la DGSE », voire comme « ancien patron de la DGSE » (capture d'écran Clémence Houdiakova/X, 06/11/2023).

Ses prises de parole publiques trahissent également un penchant certain pour les récits fabriqués par le Kremlin. Quitte à verser dans le complotisme. Ainsi répète-t-il à qui veut l'entendre que la révolution ukrainienne de Maïdan (2013-2014) a été fomentée par les Américains, un refrain entonné par Vladimir Poutine lui-même et martelé par une grande partie de la complosphère internationale depuis dix ans. Il assure par ailleurs que « tout le monde sait que la Crimée est russe ».

Concernant la guerre en Ukraine, il considère qu'il n'y plus « le moindre doute » sur le fait que le président russe « a été poussé à la faute par les Américains » qui ont « tout fait pour que Poutine attaque ». Il va même plus loin en expliquant être « incapable de […] dire ce qu'il s'est passé à Boutcha », puis ajoute, usant d'une périlleuse prétérition visant à relativiser les crimes – pourtant bien établis – de l'armée russe : « Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu de massacre. […] Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu des horreurs. Mais je ne sais pas qui les a commises. »

Un mois après la découverte des charniers d'Izioum, il tient des propos similaires à l'occasion d'une interview accordée à la chaîne YouTube de Valeurs Actuelles (environ 600 000 vues). Et lorsqu'on le questionne sur les opérations d'influence orchestrées par le Kremlin, il admet que « les Russes ont monté une usine à trolls à Saint-Petersbourg […] qui a joué – cela a été prouvé – dans les élections américaines ». Puis botte aussitôt en touche en assurant que, « dans la réalité, nos alliés en font au moins autant que les Russes ou les Chinois » et « ne sont pas plus recommandables que nos ennemis ». Le relativisme, encore.

Star de la complosphère

Le franc-parler d'Alain Juillet lui a attiré les sympathies des médias dits de réinformation. Depuis son interview sur ThinkerView en 2018, il s'est assis sur le canapé d'Eric Morillot (voir l'extrait ci-dessous) et le fauteuil rouge du média zemmouriste Livre Noir. Il a accordé une interview à Géopolitique Profonde et à son truculent animateur Mike Borowski, a donné la réplique à l'ex-sénateur Yves Pozzo di Borgo lors d'un entretien sur la radio d'extrême droite Radio Courtoisie et s'est rendu chez Greg Tabibian, TV Libertés ou encore Omerta.

Extrait de « Les Incorrectibles », YouTube, 14/01/2024 ; Morillot Studios, 2024.

Il faut dire qu'Alain Juillet ne ménage pas ses efforts pour devenir une star au sein de la complopshère francophone. En plus de ses accointances avec la propagande du Kremlin, il multiplie les références à des théories du complot plus classiques. Il affirme par exemple que l'assassinat de JFK est une « opération montée » ou soutient que le « lobby » LGBT constitue « le réseau le plus puissant en France » (sic). Niveau géopolitique, l'homme de renseignements explique que la France « a aidé » Daech en Syrie en parachutant des armes – une antienne très populaire au sein de la complosphère.

L'octogénaire a également des idées très arrêtées sur les ovnis. Ici, on ne parle pas de ballons-sondes ou d'aéronefs que l'on n'aurait pas su identifier correctement, mais plutôt d'engins inconnus capables de passer, en « un dixième de seconde », d'une vitesse « de 0 à 10 000 km/h » dans l'air comme dans l'eau. « Cela gêne tout le monde et ça fait peur, détaille-t-il. Parce qu'ils n'ont jamais été offensifs jusqu'à maintenant. Mais, imaginez qu'un engin comme ça devienne offensif. Tout peut se passer parce qu'on ne peut pas l'arrêter. » Et ajoute, dans une interview accordée à la Tribune de Genève : « Vous ne pouvez pas arriver et expliquer tranquillement aux gens qu'il y a quelque chose qu'on ne connaît pas, qui vole à une vitesse incroyable dans le ciel et qui continue à la même vitesse dans l'eau. Et qu'on ne sait pas ce que c'est. […] Pour que les gens ne paniquent pas, il faut les préparer. »

Pas question, en revanche, de qualifier ses propos de complotistes. Chez Eric Morillot, en janvier 2024, Juillet s'alarme de vivre dans « une fausse démocratie » où l'on « interdit de dire autre chose que la pensée unique ». Quelques mois plus tôt, il affirmait : « Aujourd'hui, en France en particulier, est complotiste toute personne qui n'est pas dans la pensée unique. »

Contacté par Conspiracy Watch pour les besoins de cet article, Alain Juillet n'a pas répondu aux questions que nous lui avons posées, préférant nous adresser la réponse suivante :

« Le long questionnement que vous m'adressez m'interroge sur la notion que vous-même et le média que vous représentez, sans doute anglo saxon vu le titre, avez de la liberté d'opinion et d'expression.
Il semblerait que vous confondiez aisément l'émetteur d'une idée avec le média qui la retranscrit et l'individu avec ses invités. Quelle police de la pensée devrait ainsi décider que celui qui s'exprime dans un journal ou sur une TV doit être confondu avec la ligne éditoriale prêtée au support? En dehors des fascistes et des communistes, quel système de pensée peut s'autoriser à rejeter dans les ténébres tous ceux qui ne sont pas de son avis.
L'amalgame que vous faites entre mes interventions sur RT France à une époque où la Fédération de Russie était un partenaire de notre Nation et la situation actuelle est ainsi particulièrement nauséabond. J'ai la désagréable impression que vous m'avez déjà mis une étoile rouge comme vos lointains prédécesseurs le faisaient en collant l'étoile jaune à ceux qui n'étaient pas conformes aux objectifs du pouvoir qu'ils représentaient.
En tant que républicain et franc-maçon, citoyen engagé depuis toujours au service de la France dans les Armées la haute administration puis la société civile, vous trouverez toujours en moi un défenseur de la liberté individuelle d’expression et d'opinion "qui sont des fondements essentiels de notre démocratie". En le faisant je suis dans la continuité de tous ceux qui ont construit ce pays depuis 1789, ce qui choque probablement ceux qui voudraient limiter le champ de la pensée à leur propre opinion ou celle de leurs mandants. »

 

Notes :
(1) Le massacre d’Oradour-sur-Glane a été perpétré par la 3ème compagnie du 1er bataillon du régiment « Der Fürher » de la division « Das Reich ». Au 20 juin 1944, sur les 2646 hommes que comptait le régiment « Der Fürher », 4 étaient des « Allemands de souche » résidant en Ukraine au moment de leur incorporation et 24 étaient des « auxiliaires volontaires » (soldats soviétiques incorporés à l’armée allemande) dont rien ne permet d’affirmer qu’ils étaient en tout ou en partie Ukrainiens.
(2) Contactée par Conspiracy Watch, la DGSE ne souhaite pas s'exprimer. Un connaisseur du renseignement nous indique « déplorer la situation » et regrette qu'Alain Juillet « apporte une certaine forme de caution » à des idées contestables. Il souligne également qu'il a « quitté le service il y a plus de 20 ans » et que, par conséquent, « ses propos n'engagent que lui ».

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Victor Mottin
Victor Mottin est journaliste et travaille pour Conspiracy Watch depuis 2021. Il collabore régulièrement avec le magazine Usbek & Rica. Ses sujets de prédilection : complotisme, extrême droite et dérives sectaires.
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