Pour les uns, cette martyre de la cause trumpiste a été assassinée. Pour les autres – parfois les mêmes –, elle serait toujours vivante.
Ashli Babbitt est cette fervente partisane de Donald Trump qui a trouvé la mort le 6 janvier dernier lors de l’assaut du Capitole. Les images d’Ashli Babbitt mise en joue par un policier du Capitole à travers une vitre brisée, alors qu’elle escalade un amas de chaises pour forcer le passage, puis s’effondrant, mortellement blessée, ont fait le tour du monde.
Un mois après la prise du Capitole, on peut retracer les logiques à l’œuvre dans la production des schémas interprétatifs complotistes, leurs contradictions et les procédés mobilisés pour résoudre ces contradictions. Plusieurs récits coexistent au sein de la trumposphère quant au sens qu’il faut donner à cet épisode : une exécution pour les uns, une « opération sous faux drapeau » pour les autres.
Martyre de la cause trumpiste
Vétéran de l’US Air Force où elle a servi quatorze années durant sur des théâtres d’opération tels que l’Irak, l’Afghanistan, le Koweït ou encore le Qatar, Ashli Babbitt a été immédiatement érigée en martyre de la cause trumpiste. Selon le story-telling en vigueur chez les partisans de l’ex-président américain, cette Californienne de 35 ans aurait été « exécutée froidement », sans possibilité de se défendre. Afin d’assoir son statut de martyre, des vidéos ont été retravaillées pour suggérer que le policier du Capitole la vise, prend son temps et l’abat délibérément.
Observons au passage que les trois autres manifestants qui ont perdu la vie le 6 janvier ne bénéficient pas du même traitement. Notamment, Rosanne Boyland, 34 ans, une jeune femme venue d’une petite ville de Géorgie et morte piétinée par la foule des séditieux qui se précipitaient vers le bâtiment.
Dès le lendemain, des trumpistes improvisent un mémorial en hommage à Ashli Babbitt à l’extérieur du Capitole.
Sur les réseaux sociaux MeWe, Minds, Rumble et Telegram, des milliers de messages la saluent comme une « combattante de la liberté », la « première victime de la seconde Civil War » [la Guerre de Sécession], « une jeune fille innocente qui ne voulait rien d’autre que des élections libres et équitables ». On lit des messages tels que « Ton sang ne sera pas vain » ou « Nous te vengerons ».
Une thématique sacrificielle relayée par le site de Ron Unz [archive] et reprise, en France, par LeSakerFrancophone.fr :
« Vous voulez voir à quoi ressemble un meurtre planifié ? Regardez les images du meurtre d’Ashli Babbitt par une sorte de fonctionnaire armé. C’est un vrai meurtre, et il a été commis par un officiel armé. Alors, quel côté est le plus coupable d’avoir enfreint les lois et règlements ? »
Dans la deuxième quinzaine de janvier, la tonalité des hommages à Ashli Babbitt mute vers une demande de vérité et de justice. Le hashtag #JusticeForAshliBabbit fleurit sur les réseaux sociaux. Les messages postés prétendent vouloir la vérité sur l’identité de celui qui a tué cette « jeune femme désarmée ». Buzz Patterson, candidat républicain au Congrès de Californie, demande sur Twitter « Dites son nom », détournant ainsi le slogan (et le hashtag) « Say her name », popularisés par le mouvement Black Lives Matter pour attirer l’attention sur les violences policières contre les femmes noires.
https://twitter.com/BuzzPatterson/status/1347323947352616962
Symbole de résistance…
Dans l’Alt-Right, cette canonisation d’Ashli Babbitt donne lieu à une iconographie qui la célèbre comme un symbole de la résistance à la tyrannie. Le visage d’Ashli Babbitt est associé au drapeau américain pour commémorer l'insurrection du Capitole. Apparaît aussi cette image, repérée sur Telegram par l'Anti-Defamation League, qui montre une femme devant le dôme du Capitole avec une goutte de sang au niveau du cou (Ashli Babbitt a été blessée mortellement à la gorge). Le dôme est en flammes, il est surmonté d'une étoile de David : un clin d'œil à la théorie du complot antisémite, très répandue chez les suprémacistes blancs, selon laquelle l’État fédéral est contrôlé par les Juifs. Le thème principal de ce visuel qui appelle à la vengeance est flanqué de deux étoiles de chaque côté, qui symbolisent les quatre manifestants pro-Trump qui ont trouvé la mort le 6 janvier dans l'envahissement du Capitole (aucune étoile ne symbolise la cinquième victime, Brian David Sicknick, le policier du Capitole de 42 ans qui a succombé à ses blessures).
… et icône des suprémacistes blancs
Parmi les hommages à Ashli Babbitt, on voit ainsi émerger rapidement une thématique raciale. Sur les forums pro-Trump, on compare le traitement médiatique de celle qui est présentée comme une victime blanche innocente avec celui des « criminels noirs » tués par la police. Sa mort, se demande-t-on, aurait-elle suscité plus d’émotion si elle avait été noire ? Pourquoi le meurtre d’une jeune femme qui a combattu en Irak et en Syrie, qui défendait la démocratie, suscite-t-il moins d’indignation que celle d’un « voyou » comme George Floyd ? Sur les forums de discussion de l’Alt-Right, l’idée que le policier qui a tué Babbitt était probablement noir commence à émerger.
L’Anti-Defamation League a repéré ce message sur Telegram : « Elle était blanche. Elle avait plusieurs enfants et une maison. Elle s'est fait tirer dessus par des porcs, les mêmes porcs, qui ne voulaient pas tirer sur BLM [Black Live Matters] ou Antifa. Une femme blanche qui ne rentrera pas à la maison ce soir à cause de ces porcs ».
On retrouve l’écho de cette indignation, en France, sur le site conspirationniste antimusulman Riposte laïque [archive]. « Si elle avait été noire ou au moins de gauche, la presse entière serait scandalisée et demanderait la peau de l’agent de sécurité qui l’a tuée. Comme elle est blanche et pro-Trump, nos belles âmes des médias s’en moquent ». Et dans ce commentaire, toujours sur Riposte laïque [archive] :
« N’est pas George Floyd qui veut ! La malchance d’Ashli Babbitt est de ne pas être noire, hein, Michelle Obama ! Elle ne peut donc pas être une icône et une martyre. La militante californienne pro-Trump aurait dû se badigeonner le visage avec du cirage, elle serait aujourd’hui vivante, la pauvre ! »
Seyward Darby, auteur de Sisters in Hate: American Women on the Front Lines of White Nationalism (2020, non traduit), rappelle dans le New York Times que la violence des Noirs à l’encontre des femmes blanches est un thème récurrent des suprémacistes blancs, du Klu Klux Klan aux « milices patriotiques » des années 1990. Le Klan accusait les Noirs de violences sexuelles contre les femmes blanches pour justifier leur lynchage. En 2016 comme en 2020, Donald Trump avait réactivé ce thème quand, s’adressant aux femmes blanches des banlieues pavillonnaires, il associait construction de logements sociaux dans les banlieues, invasion des minorités et insécurité pour les femmes. « Une femme blanche blessée ou tuée est un puissant ressort de mobilisation » explique Seyward Darby, qui relève cette formule qui a les faveurs de l’ultra-droite raciste blanche : « Es-tu un patriote ? Es-tu un homme ? Alors, venge sa mort ». Masculinisme, misogynie et suprématisme blanc vont de pair. Il y a chez eux, pointe l'auteur, « l'idée que les femmes incarnent la nation : gardienne de la maison, elles sont aussi l'avenir de la race. »
Sur le site du Global Network on Extremism and Technology, Marc-André Argentino et Adnan Raja rappellent l’importance des martyrs pour l’extrême-droite. Ils soulignent la contribution des Proud Boys et des Boogaloo Bois (ce mouvement américain d'ultra-droite qui se prépare ouvertement à la guerre civile) à l’instrumentalisation de la mort d’Ashli Babbitt pour le recrutement de nouveaux membres. Et de citer le message d'un internaute de cette mouvance : « Elle s’appelait Ashli Babbitt, et l’erreur que les patriotes du Capitole ont commise est qu’ils ne sont pas allés assez loin. »
La canonisation d’Ashli Babbitt ne fait pas l’unanimité dans la trumposphère. Une partie reste attachée religieusement au « récit officiel » des fidèles de Trump (et des QAnon) selon lequel l’invasion du Capitole est le fait d’antifas opérant sous « faux drapeau ». Un récit relayé par des élus Républicains au Congrès, comme Mo Brooks et Louie Gohmert.
Mais comment concilier alors la ferveur trumpiste d’Ashli Babbitt (ses 8 700 tweets en témoignent, comme son ralliement à QAnon : en septembre, elle portait fièrement lors d’un défilé organisé en soutien au président Trump un tee-shirt « We are Q ») et sa présence aux côtés de prétendus « antifas » et autres militants Black Lives Matter déguisés en trumpistes ?
Très vite, The Epoch Times (un média pro-Trump lié à la secte chinoise Falun Gong) entreprend de démontrer, vidéos à l’appui, que la mort d’Ashli Babbitt résulte d’une opération coordonnée entre militants antifas et police du Capitole. The Epoch Times assure avoir repéré sur ces vidéos des détails troublants, comme ces soi-disant antifas qui brisent une vitre dans laquelle Babbitt va s’engouffrer avant d’être abattue. Une fois Babbitt éliminée, les antifas changeraient de vêtements avant de quitter les lieux sous le regard complice des policiers...
Ashli Babbitt toujours vivante
C’est sur le réseau social Parler, à partir d’un compte dénommé « QAnon Patriots », qu’émerge, selon SFGate, une nouvelle théorie : celle du simulacre. On y lit qu'« Ashli Babbit est vivante [et que] seule une petite partie de sa famille immédiate le sait, les autres [devant] croire qu’elle est morte pour entretenir l’illusion. »
Les mêmes vidéos, les mêmes effets de ralentis, les mêmes anomalies et détails « troublants » déjà mobilisés pour tenter de démontrer qu’Ashli Babbitt a été exécutée froidement, sont réinterprétés cette fois-ci pour démontrer le contraire : si le policier pointe bien son arme sur la jeune femme, il détournerait le tir au dernier moment ; car si elle avait été tuée à bout portant au moyen d’un calibre 45, elle n’aurait pas dû chuter comme elle le fait ; et si elle avait été atteinte à la gorge, le sang aurait dû couler plus abondamment.
Cette théorie de « psyop » relayée par la chaîne Qanon Official (et en France par le site complotiste Qactus) rebondit sur un fil Reddit : « On ne voit pas le sang. Dans quel hôpital a-t-elle été emmenée ? Quand auront lieu ses funérailles ? La foule ne réagit pas comme on s’y attendrait si elle était vraiment morte. Que fait l’équipe SWAT près d’elle ? » Certains croient voir, dans les images de la chaîne MSNBC, les infirmiers simuler un effort de réanimation sur la dépouille supposée d'Ashli Babbit. L'incontournable théoricien du complot Alex Jones relaie cette théorie de la « réanimation simulée » sur InfoWars – ce qui ne l’empêche nullement, en même temps, d’exalter le sacrifice d’Ashli Babbitt.
C’est l'avocat trumpiste Lin Wood qui donne, sur Twitter, sa plus grande visibilité à la théorie selon laquelle Ashli Babbitt est toujours vivante et son exécution une « opération sous faux drapeau » :
« Alors vous vous êtes fait avoir, berner, jouer. L'État profond fait cela depuis des années… Les moutons croiront toujours ce qu’on leur dit. Regardez cette vidéo avec vos propres yeux ».
Cette théorie d’une « psyop » et d’une Ashli Babbitt toujours vivante soulève à son tour une question : qui est-elle vraiment et que faisait-elle à l’intérieur du Capitole ? Il ne reste dès lors qu’une ultime carte narrative à abattre pour boucler cet écheveau de théories : Ashli n’était pas au Capitole pour contester l’élection, comme le prétendent la police et les médias, mais en mission spéciale pour Donald Trump ! Avec d’autres agents de la CIA (ou des forces spéciales), elle aurait pénétré dans le Capitole pour fouiller le contenu des disques durs des ordinateurs de parlementaires démocrates. Si elle était en mission, elle était forcément protégée. Dès lors, sa mort ne peut qu’être une mise en scène. Imparable !
Ce schéma interprétatif est cependant coûteux. Il implique en effet d’admettre que deux opérations « sous faux drapeau » se sont entremêlées ce jour-là : celle des antifas grimés en trumpistes pour faire dégénérer et discréditer la manifestation et celle des agents de Trump, eux aussi déguisés, mais pour récupérer des dossiers compromettants. Ce récit, qu’on pourrait qualifier d’hypercomplotiste était toutefois trop complexe, trop tortueux pour prospérer. Même auprès des QAnon les plus convaincus.
Sources : The New York Times, 8 janvier 2021 ; Time, 10 janvier 2021 ; SFGate.com, 11 janvier 2021 ; Global Network on Extremism & Technology, 13 janvier 2021 ; Anti-Defamation League, 15 janvier 2021 ; meaww.com, 28 janvier 2021.
Voir aussi :
Décapitation de James Foley : à qui profite la théorie du complot ?
MàJ : le 16 février 2021, soit une semaine après la publication de cet article, le New York Times a publié une mise à jour de l'article qu'il avait consacré cinq semaines plus tôt à la mort de Brian Sicknick, le policier du Capitole qui a succombé à ses blessures. Le New York Times précise que les enquêteurs n'ont pas trouvé de preuve qu'il avait été frappé à coups d'extincteurs comme l'avait indiqué initialement des fonctionnaires proches de la police du Capitole. Le présent texte a été modifié en conséquence.
Ashli Babbitt est cette fervente partisane de Donald Trump qui a trouvé la mort le 6 janvier dernier lors de l’assaut du Capitole. Les images d’Ashli Babbitt mise en joue par un policier du Capitole à travers une vitre brisée, alors qu’elle escalade un amas de chaises pour forcer le passage, puis s’effondrant, mortellement blessée, ont fait le tour du monde.
Un mois après la prise du Capitole, on peut retracer les logiques à l’œuvre dans la production des schémas interprétatifs complotistes, leurs contradictions et les procédés mobilisés pour résoudre ces contradictions. Plusieurs récits coexistent au sein de la trumposphère quant au sens qu’il faut donner à cet épisode : une exécution pour les uns, une « opération sous faux drapeau » pour les autres.
Martyre de la cause trumpiste
Vétéran de l’US Air Force où elle a servi quatorze années durant sur des théâtres d’opération tels que l’Irak, l’Afghanistan, le Koweït ou encore le Qatar, Ashli Babbitt a été immédiatement érigée en martyre de la cause trumpiste. Selon le story-telling en vigueur chez les partisans de l’ex-président américain, cette Californienne de 35 ans aurait été « exécutée froidement », sans possibilité de se défendre. Afin d’assoir son statut de martyre, des vidéos ont été retravaillées pour suggérer que le policier du Capitole la vise, prend son temps et l’abat délibérément.
Observons au passage que les trois autres manifestants qui ont perdu la vie le 6 janvier ne bénéficient pas du même traitement. Notamment, Rosanne Boyland, 34 ans, une jeune femme venue d’une petite ville de Géorgie et morte piétinée par la foule des séditieux qui se précipitaient vers le bâtiment.
Dès le lendemain, des trumpistes improvisent un mémorial en hommage à Ashli Babbitt à l’extérieur du Capitole.
Sur les réseaux sociaux MeWe, Minds, Rumble et Telegram, des milliers de messages la saluent comme une « combattante de la liberté », la « première victime de la seconde Civil War » [la Guerre de Sécession], « une jeune fille innocente qui ne voulait rien d’autre que des élections libres et équitables ». On lit des messages tels que « Ton sang ne sera pas vain » ou « Nous te vengerons ».
Une thématique sacrificielle relayée par le site de Ron Unz [archive] et reprise, en France, par LeSakerFrancophone.fr :
« Vous voulez voir à quoi ressemble un meurtre planifié ? Regardez les images du meurtre d’Ashli Babbitt par une sorte de fonctionnaire armé. C’est un vrai meurtre, et il a été commis par un officiel armé. Alors, quel côté est le plus coupable d’avoir enfreint les lois et règlements ? »
Dans la deuxième quinzaine de janvier, la tonalité des hommages à Ashli Babbitt mute vers une demande de vérité et de justice. Le hashtag #JusticeForAshliBabbit fleurit sur les réseaux sociaux. Les messages postés prétendent vouloir la vérité sur l’identité de celui qui a tué cette « jeune femme désarmée ». Buzz Patterson, candidat républicain au Congrès de Californie, demande sur Twitter « Dites son nom », détournant ainsi le slogan (et le hashtag) « Say her name », popularisés par le mouvement Black Lives Matter pour attirer l’attention sur les violences policières contre les femmes noires.
https://twitter.com/BuzzPatterson/status/1347323947352616962
Symbole de résistance…
Dans l’Alt-Right, cette canonisation d’Ashli Babbitt donne lieu à une iconographie qui la célèbre comme un symbole de la résistance à la tyrannie. Le visage d’Ashli Babbitt est associé au drapeau américain pour commémorer l'insurrection du Capitole. Apparaît aussi cette image, repérée sur Telegram par l'Anti-Defamation League, qui montre une femme devant le dôme du Capitole avec une goutte de sang au niveau du cou (Ashli Babbitt a été blessée mortellement à la gorge). Le dôme est en flammes, il est surmonté d'une étoile de David : un clin d'œil à la théorie du complot antisémite, très répandue chez les suprémacistes blancs, selon laquelle l’État fédéral est contrôlé par les Juifs. Le thème principal de ce visuel qui appelle à la vengeance est flanqué de deux étoiles de chaque côté, qui symbolisent les quatre manifestants pro-Trump qui ont trouvé la mort le 6 janvier dans l'envahissement du Capitole (aucune étoile ne symbolise la cinquième victime, Brian David Sicknick, le policier du Capitole de 42 ans qui a succombé à ses blessures).
… et icône des suprémacistes blancs
Parmi les hommages à Ashli Babbitt, on voit ainsi émerger rapidement une thématique raciale. Sur les forums pro-Trump, on compare le traitement médiatique de celle qui est présentée comme une victime blanche innocente avec celui des « criminels noirs » tués par la police. Sa mort, se demande-t-on, aurait-elle suscité plus d’émotion si elle avait été noire ? Pourquoi le meurtre d’une jeune femme qui a combattu en Irak et en Syrie, qui défendait la démocratie, suscite-t-il moins d’indignation que celle d’un « voyou » comme George Floyd ? Sur les forums de discussion de l’Alt-Right, l’idée que le policier qui a tué Babbitt était probablement noir commence à émerger.
L’Anti-Defamation League a repéré ce message sur Telegram : « Elle était blanche. Elle avait plusieurs enfants et une maison. Elle s'est fait tirer dessus par des porcs, les mêmes porcs, qui ne voulaient pas tirer sur BLM [Black Live Matters] ou Antifa. Une femme blanche qui ne rentrera pas à la maison ce soir à cause de ces porcs ».
On retrouve l’écho de cette indignation, en France, sur le site conspirationniste antimusulman Riposte laïque [archive]. « Si elle avait été noire ou au moins de gauche, la presse entière serait scandalisée et demanderait la peau de l’agent de sécurité qui l’a tuée. Comme elle est blanche et pro-Trump, nos belles âmes des médias s’en moquent ». Et dans ce commentaire, toujours sur Riposte laïque [archive] :
« N’est pas George Floyd qui veut ! La malchance d’Ashli Babbitt est de ne pas être noire, hein, Michelle Obama ! Elle ne peut donc pas être une icône et une martyre. La militante californienne pro-Trump aurait dû se badigeonner le visage avec du cirage, elle serait aujourd’hui vivante, la pauvre ! »
Seyward Darby, auteur de Sisters in Hate: American Women on the Front Lines of White Nationalism (2020, non traduit), rappelle dans le New York Times que la violence des Noirs à l’encontre des femmes blanches est un thème récurrent des suprémacistes blancs, du Klu Klux Klan aux « milices patriotiques » des années 1990. Le Klan accusait les Noirs de violences sexuelles contre les femmes blanches pour justifier leur lynchage. En 2016 comme en 2020, Donald Trump avait réactivé ce thème quand, s’adressant aux femmes blanches des banlieues pavillonnaires, il associait construction de logements sociaux dans les banlieues, invasion des minorités et insécurité pour les femmes. « Une femme blanche blessée ou tuée est un puissant ressort de mobilisation » explique Seyward Darby, qui relève cette formule qui a les faveurs de l’ultra-droite raciste blanche : « Es-tu un patriote ? Es-tu un homme ? Alors, venge sa mort ». Masculinisme, misogynie et suprématisme blanc vont de pair. Il y a chez eux, pointe l'auteur, « l'idée que les femmes incarnent la nation : gardienne de la maison, elles sont aussi l'avenir de la race. »
Sur le site du Global Network on Extremism and Technology, Marc-André Argentino et Adnan Raja rappellent l’importance des martyrs pour l’extrême-droite. Ils soulignent la contribution des Proud Boys et des Boogaloo Bois (ce mouvement américain d'ultra-droite qui se prépare ouvertement à la guerre civile) à l’instrumentalisation de la mort d’Ashli Babbitt pour le recrutement de nouveaux membres. Et de citer le message d'un internaute de cette mouvance : « Elle s’appelait Ashli Babbitt, et l’erreur que les patriotes du Capitole ont commise est qu’ils ne sont pas allés assez loin. »
La canonisation d’Ashli Babbitt ne fait pas l’unanimité dans la trumposphère. Une partie reste attachée religieusement au « récit officiel » des fidèles de Trump (et des QAnon) selon lequel l’invasion du Capitole est le fait d’antifas opérant sous « faux drapeau ». Un récit relayé par des élus Républicains au Congrès, comme Mo Brooks et Louie Gohmert.
Mais comment concilier alors la ferveur trumpiste d’Ashli Babbitt (ses 8 700 tweets en témoignent, comme son ralliement à QAnon : en septembre, elle portait fièrement lors d’un défilé organisé en soutien au président Trump un tee-shirt « We are Q ») et sa présence aux côtés de prétendus « antifas » et autres militants Black Lives Matter déguisés en trumpistes ?
Très vite, The Epoch Times (un média pro-Trump lié à la secte chinoise Falun Gong) entreprend de démontrer, vidéos à l’appui, que la mort d’Ashli Babbitt résulte d’une opération coordonnée entre militants antifas et police du Capitole. The Epoch Times assure avoir repéré sur ces vidéos des détails troublants, comme ces soi-disant antifas qui brisent une vitre dans laquelle Babbitt va s’engouffrer avant d’être abattue. Une fois Babbitt éliminée, les antifas changeraient de vêtements avant de quitter les lieux sous le regard complice des policiers...
Ashli Babbitt toujours vivante
C’est sur le réseau social Parler, à partir d’un compte dénommé « QAnon Patriots », qu’émerge, selon SFGate, une nouvelle théorie : celle du simulacre. On y lit qu'« Ashli Babbit est vivante [et que] seule une petite partie de sa famille immédiate le sait, les autres [devant] croire qu’elle est morte pour entretenir l’illusion. »
Les mêmes vidéos, les mêmes effets de ralentis, les mêmes anomalies et détails « troublants » déjà mobilisés pour tenter de démontrer qu’Ashli Babbitt a été exécutée froidement, sont réinterprétés cette fois-ci pour démontrer le contraire : si le policier pointe bien son arme sur la jeune femme, il détournerait le tir au dernier moment ; car si elle avait été tuée à bout portant au moyen d’un calibre 45, elle n’aurait pas dû chuter comme elle le fait ; et si elle avait été atteinte à la gorge, le sang aurait dû couler plus abondamment.
Cette théorie de « psyop » relayée par la chaîne Qanon Official (et en France par le site complotiste Qactus) rebondit sur un fil Reddit : « On ne voit pas le sang. Dans quel hôpital a-t-elle été emmenée ? Quand auront lieu ses funérailles ? La foule ne réagit pas comme on s’y attendrait si elle était vraiment morte. Que fait l’équipe SWAT près d’elle ? » Certains croient voir, dans les images de la chaîne MSNBC, les infirmiers simuler un effort de réanimation sur la dépouille supposée d'Ashli Babbit. L'incontournable théoricien du complot Alex Jones relaie cette théorie de la « réanimation simulée » sur InfoWars – ce qui ne l’empêche nullement, en même temps, d’exalter le sacrifice d’Ashli Babbitt.
C’est l'avocat trumpiste Lin Wood qui donne, sur Twitter, sa plus grande visibilité à la théorie selon laquelle Ashli Babbitt est toujours vivante et son exécution une « opération sous faux drapeau » :
« Alors vous vous êtes fait avoir, berner, jouer. L'État profond fait cela depuis des années… Les moutons croiront toujours ce qu’on leur dit. Regardez cette vidéo avec vos propres yeux ».
Cette théorie d’une « psyop » et d’une Ashli Babbitt toujours vivante soulève à son tour une question : qui est-elle vraiment et que faisait-elle à l’intérieur du Capitole ? Il ne reste dès lors qu’une ultime carte narrative à abattre pour boucler cet écheveau de théories : Ashli n’était pas au Capitole pour contester l’élection, comme le prétendent la police et les médias, mais en mission spéciale pour Donald Trump ! Avec d’autres agents de la CIA (ou des forces spéciales), elle aurait pénétré dans le Capitole pour fouiller le contenu des disques durs des ordinateurs de parlementaires démocrates. Si elle était en mission, elle était forcément protégée. Dès lors, sa mort ne peut qu’être une mise en scène. Imparable !
Ce schéma interprétatif est cependant coûteux. Il implique en effet d’admettre que deux opérations « sous faux drapeau » se sont entremêlées ce jour-là : celle des antifas grimés en trumpistes pour faire dégénérer et discréditer la manifestation et celle des agents de Trump, eux aussi déguisés, mais pour récupérer des dossiers compromettants. Ce récit, qu’on pourrait qualifier d’hypercomplotiste était toutefois trop complexe, trop tortueux pour prospérer. Même auprès des QAnon les plus convaincus.
Sources : The New York Times, 8 janvier 2021 ; Time, 10 janvier 2021 ; SFGate.com, 11 janvier 2021 ; Global Network on Extremism & Technology, 13 janvier 2021 ; Anti-Defamation League, 15 janvier 2021 ; meaww.com, 28 janvier 2021.
Voir aussi :
Décapitation de James Foley : à qui profite la théorie du complot ?
MàJ : le 16 février 2021, soit une semaine après la publication de cet article, le New York Times a publié une mise à jour de l'article qu'il avait consacré cinq semaines plus tôt à la mort de Brian Sicknick, le policier du Capitole qui a succombé à ses blessures. Le New York Times précise que les enquêteurs n'ont pas trouvé de preuve qu'il avait été frappé à coups d'extincteurs comme l'avait indiqué initialement des fonctionnaires proches de la police du Capitole. Le présent texte a été modifié en conséquence.
Depuis seize ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.