Le meurtre de 22 personnes dans un supermarché d’El Paso au Texas, samedi 3 août, aurait été motivé par des thèses conspirationnistes. Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracy Watch, analyse ces systèmes de pensée et esquisse des propositions pour endiguer leur prolifération.*
La Vie : Le tueur d’El Paso a justifié son geste par une « invasion hispanique du Texas » dans un manifeste publié sur Internet. Quelle idéologie sous-tend cette affirmation ?
Rudy Reichstadt : Le suspect, Patrick Crusius, s’inscrit clairement dans la lignée des suprémacistes blancs qui s’appuient sur la théorie du « grand remplacement ». Selon ce principe, une idéologie mondialiste serait à l’œuvre pour ouvrir les frontières aux immigrés dans le but de détruire la civilisation occidentale : on parle de « white genocide ». Cette idée de « submersion démographique » a été théorisée par l’intellectuel français Renaud Camus, et reprise par Brenton Tarrant, l’auteur de la tuerie dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, le 15 mars dernier. Patrick Crusius affirme s’en être largement inspiré.
LV : À Christchurch, les victimes étaient des musulmans, à El Paso des hispaniques : quel est le lien entre ces deux attaques ?
RR : Pour ces terroristes radicalisés, les hispaniques et les musulmans sont les deux visages d’une même menace : l’immigration non blanche. Ils sont considérés au même titre comme envahisseurs et donc ennemis. Aux États-Unis s’ajoute un antisémitisme flagrant, comme à Charlottesville en 2017 quand des suprémacistes blancs scandaient « Jews will not replace us » (« Les juifs ne nous remplaceront pas »). Selon eux, les juifs seraient les instigateurs de ces vagues migratoires et constituent donc des cibles particulières à éliminer : on l’a vu avec les attaques de synagogues à Pittsburgh le 27 octobre 2018 et à San Diego le 27 avril dernier.
LV : Voyez-vous des parallèles avec les attentats djihadistes ?
RR : Que ce soit pour Daech ou pour les suprémacistes blancs, c’est la mondialisation qui est considérée comme responsable. Des deux côtés, on retrouve le même complexe d’être attaqué de l’extérieur et une réaction de légitime défense. Les djihadistes s’en prennent aussi à des cibles différentes : chiites, juifs, chrétiens, civils… La théorie du complot agit dans les deux cas comme un processus de justification : c’est un cadre idéologique qui facilite le passage à l’acte. Que ce soit pour Daech ou pour les suprémacistes blancs, on retrouve le même complexe d’être attaqué de l’extérieur et une réaction de légitime défense.
LV : Il s’agit de la 297e fusillade de masse aux États-Unis en 2019. Comment expliquez-vous ce chiffre record ?
RR : Les États-Unis ont une histoire particulière liée à leur passé ségrégationniste jusqu’à il y a encore 50 ans, et une abolition de l’esclavage tardive. La question raciale est centrale, et l’angoisse identitaire prégnante. Outre le port d’armes légal, dont le lien direct avec des passages à l’acte a été prouvé, les États-Unis n’ont pas le même rapport à la violence et la mort qu’en Europe : la peine capitale, encore en vigueur dans de nombreux États, en est un exemple manifeste.
LV : Pourtant, ce type de massacres a également été perpétré en Norvège en 2011. Peut-on craindre que ce phénomène s’étende à l’Europe ?
RR : On sait que des attentats de ce type ont déjà été déjoués en Europe et notamment en France. C’est tout à fait possible.
LV : Comment lutter contre ces tueries de masse ?
RR : Il a été démontré que tous les criminels radicalisés ont été exposés à Internet, qui permet la diffusion de thèses conspirationnistes sans contrôle : il suffit de voir comment s’est diffusée la propagande de Daech. Une plus grande régulation est nécessaire afin de prendre davantage au sérieux les appels à la violence.
LV : Que préconisez-vous concrètement ?
RR : Quand un auteur de contenu raciste ou haineux sur Internet est condamné, cette information pourrait être indiquée temporairement sur le site pour que les internautes soient mieux renseignés et davantage responsabilisés. Certains arrivent sur des sites complotistes sans même le savoir : ce n’est pas toujours évident. Cette proposition aurait pour effet de tarir le flux de ces plateformes, ce qui les fait vivre et prospérer actuellement.
* Propos recueillis par Marine Samzun.
Source : La Vie, 7 aôut 2019.
Depuis seize ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.