Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Aux origines de la théorie du complot sur le meurtre de Seth Rich

Publié par La Rédaction16 juillet 2019

A l’occasion du troisième anniversaire du meurtre de Seth Rich, Yahoo News a publié une enquête exclusive sur l'implication des services de renseignements russes dans la théorie du complot autour de la mort de ce jeune activiste du parti démocrate.

À l'été 2016, des agents des services de renseignement russes ont confectionné une théorie du complot affirmant que Seth Rich, un employé du Comité national du parti démocrate (DNC), avait été abattu par des tueurs travaillant pour Hillary Clinton. Un fait divers tragique donnait ainsi naissance à un mythe complotiste qui a séduit de nombreux sympathisants de la droite conservatrice américaine avant de circuler dans l'entourage de Donald Trump. Telles sont les conclusions de l'enquête exclusive publiée la semaine dernière par Yahoo News.

Seth Rich était un activiste démocrate âgé de 27 ans. Il a été abattu le 10 juillet 2016 au cours d’une tentative de vol à main armée qui a dégénéré alors qu'il rentrait chez lui, dans le quartier de Bloomingdale, à Washington DC. Selon Deborah Sines, l’ex-procureure fédérale en charge du dossier jusqu’à sa retraite en 2018, le Service des renseignements extérieurs russes (SVR) a fait paraître trois jours plus tard un texte bidon – s'appuyant sur un soi-disant rapport – sur le meurtre de Rich.

Les prétendus renseignements fournis par le SVR étaient assez improbables à première vue puisqu'ils indiquaient que Rich, en tant que responsable des données à la commission de la protection des électeurs du DNC, aurait été sur le point d’alerter le FBI concernant la corruption d'Hillary Clinton, lorsqu’il fut assassiné un dimanche, au petit matin, par des hommes de main au service de l'ancienne Secrétaire d'État. Ces allégations apparaissent pour la première fois le 13 juillet 2016 sur un obscur site complotiste, WhatDoesItMean.com, qui depuis des années sert de relais à la propagande pro-Kremlin. Le texte, qui fait allusion à un « rapport du SVR qui circule au Kremlin aujourd'hui », est le premier cas référencé de la thèse d’un complot politique au sujet de cette affaire. « Pour moi, une agence de renseignement étrangère qui diffuse des mensonges et de fausses histoires sur un défunt est quelque chose d'assez scandaleux », confie Deborah Sines.

Ce rôle des services de renseignement russes dans la création et la promotion d'une des théories du complot les plus insidieuses ayant émergé lors de l'élection présidentielle américaine de 2016, est analysé dans « Yahoo News presents: Conspiracyland », une série de six podcasts publiés à l’occasion du troisième anniversaire du meurtre de Seth Rich.

Les médias russes et WikiLeaks au cœur de l'intoxication

La tentative russe d’exploiter la mort tragique de Rich ne s’est pas arrêtée à l’élaboration d’un faux par le SVR. Au cours des deux ans et demi qui ont suivi, Russia Today et Sputnik, deux médias gouvernementaux russes, ont répété que Rich était à l’origine des courriels du Parti démocrate divulgués à WikiLeaks. La rumeur a été lancée par Julian Assange lui-même, fondateur de l’organisation, qui, le 9 août 2016, a annoncé une récompense de 20 000 dollars pour toute information sur le meurtre de Rich, affirmant de manière assez mystérieuse : « nos sources prennent des risques. »

Dans le même temps, des trolls en ligne travaillant à Saint-Pétersbourg pour l’Internet Research Agency (IRA) – l'officine qui a dirigé les opérations d’influence en ligne pendant l'élection de 2016 – ont considérablement renforcé le narratif complotiste. D’après l’enquête de Yahoo News, de faux comptes utilisés par des trolls russes créés par l'IRA, se faisant passer pour des citoyens américains ou des organisations politiques, ont tweeté et retweeté plus de 2 000 fois de fausses informations sur la mort de Rich.

Évoquant pour la première fois l’affaire publiquement dans « Conspiracyland », Deborah Sines raconte à quel point les accusations de complot par la Russie ont compliqué son action pour résoudre le meurtre. Elle fut forcée, ainsi que les services de police de Washington DC, à enquêter à travers le pays à la suite de multiples fausses allégations. « Perdre son temps à enquêter sur des conneries [bullshit] est simplement horrible », commente-t-elle.

Les théories du complot inspirées par la Russie ont également eu un effet dévastateur sur la famille Rich, en particulier après qu’elles ont migré sur des médias conservateurs. Des commentateurs ont maintes fois suggéré que les parents et le frère de Seth Rich dissimulaient des informations en leur reprochant d'être utilisés, d'être des dupes voire « des pions dans la mort de [leur] propre fils », comme le raconte Mary Rich, la mère de Seth, qui, avec son mari Joel, est interviewée dans le podcast. « J'aimerais qu'ils aient la chance de vivre l'enfer que nous avons traversé. Parce que c'est pire que de perdre mon fils la première fois. C'est comme le perdre à nouveau. »

Dans ses efforts pour mieux comprendre d'où venaient les théories du complot, Deborah Sines a accédé à des copies de deux rapports de renseignement du SVR interceptés par des agents américains. Elle a ensuite écrit une note documentant le rôle joué par la Russie dans la fabrication de ces théories du complot qu'elle a envoyée à la division de la sécurité nationale du ministère de la Justice. Elle a personnellement tenu informé de ses conclusions le procureur général Robert Mueller. « Il m'a semblé que c'était une campagne très claire visant à détourner une enquête criminelle fédérale en cours », explique-t-elle, précisant les motivations de la Russie : « Si Seth est à l’origine de la fuite vers WikiLeaks, alors cela n'a rien à voir avec les Russes. Bien entendu, l'intérêt de la Russie est à cet égard incroyablement transparent. » Pour l’ex-procureure, la stratégie russe était diaboliquement simple : « Mettons ça sur le dos de Seth Rich. C'est une cible très pratique. »

Le relais de la droite conservatrice

« Conspiracyland » retrace la propagation des théories du complot sur Seth Rich. Les fausses théories sur son assassinat sont devenues un thème récurrent des sites conservateurs, bientôt exploitées par des conspirationnistes professionnels comme Alex Jones d’Infowars et Matt Couch, le fondateur d’America First Media, un groupe basé en Arkansas, qui se présente comme « la principale équipe d’enquêteurs en Amérique sur le meurtre de Seth Rich. »

Plusieurs alliés de Donald Trump, dont Roger Stone, ont défendu l'idée que Rich avait été assassiné en représailles de la fuite de courriels du DNC vers WikiLeaks. Stone a même tweeté une photo de Rich, insinuant qu’il était « un autre cadavre dans le sillage de Clinton ». Et d'ajouter : « Coïncidence ? Je ne pense pas. »

Tweet de Roger Stone (9 août 2016).

Des questions ont régulièrement été posées pour savoir si la Maison-Blanche avait soutenu cette théorie. L’entourage de Trump a systématiquement démenti. Mais l'enquête de Yahoo News apporte de nouvelles preuves selon lesquelles l'un des plus hauts responsables de la Maison-Blanche, à l'époque, avait prétendu que Rich était la victime d'un assassinat politique : « Une histoire énorme… c'était un gars de Bernie… ce meurtre était un contrat, évidemment », pouvait-on lire dans les textos – dont Yahoo News a pu prendre connaissance – adressés par le stratège de la Maison-Blanche, Steve Bannon, au producteur de l’émission « 60 Minutes » (CBS News), le 17 mars 2017.

Le rôle de Fox News

Les accusations de complot ont atteint leur paroxysme en mai 2017, la semaine où Robert Mueller fut nommé procureur spécial dans l'enquête sur l'ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016. Le site de la chaîne Fox News a alors publié une – fausse – information selon laquelle un rapport du FBI révélerait l'existence de liens entre Rich et WikiLeaks. Sean Hannity, présentateur vedette de la chaîne, a accordé une place de choix à cette information dans son émission nocturne, la qualifiant d’« explosive » et déclarant qu’il pourrait s’agir de la plus grande fraude et du plus grand mensonge « perpétrés à l’encontre du peuple américain par les médias et les démocrates de notre histoire. »

Tweet de Sean Hannity (21 mai 2017).

L’avocat conservateur Jay Sekulow figurait parmi les invités de Hannity cette semaine-là. Personne n’a alors mentionné le fait que Sekulow venait juste d'être embauché comme l'un des principaux avocats de Trump dans le cadre de l'enquête sur les liens du président et de la Russie. « Cela ne ressemble certainement pas à un vol », a déclaré Sekulow dans l’émission du 18 mai 2017, lors d'une séquence consacrée à l’attaque de Rich. « Il y a une chose que cela contredit, c'est l'argument de la Russie, [qui] est un subterfuge », a-t-il ajouté.

En fait, l’histoire de Fox News était « complètement fabriquée », explique Deborah Sines, qui a consulté le FBI à ce sujet. Il n'y avait « pas de lien entre Seth et WikiLeaks. Et il n'y avait aucune preuve sur son ordinateur professionnel qu'il avait téléchargé et diffusé des informations du DNC. » Le FBI n’a jamais ouvert d’enquête au sujet de Rich et a écarté l’hypothèse du complot.

Après huit jours de controverses, Fox News a été obligée de se rétracter, après qu'une de ses deux principales sources, l'ancien détective Rod Wheeler, est revenu sur les propos qu'il avait tenus à Malia Zimmerman, une journaliste du site de Fox News, et à un correspondant local de la chaîne. L’article, lit-on dans un communiqué de la chaîne, « n’a pas été initialement soumis au degré élevé de vigilance éditoriale que nous exigeons pour tous nos reportages. » Fox News a annoncé qu’une enquête interne avait été lancée pour connaître la façon dont l’histoire en était venue à apparaître sur son site. Ses résultats n'ont jamais été divulgués et la Fox News s’est refusé à tout commentaire, évoquant une action en cours contre la chaîne, introduite par la famille Rich.

Mais « Conspiracyland » cite une source proche de cette enquête interne, qui affirme que les dirigeants de Fox News ont été frustrés de ne pas être en mesure de déterminer l'identité de l'autre source de cette histoire : un « enquêteur fédéral » anonyme dont l'agence n'a jamais été révélée. Les rédacteurs de Fox News en sont venus jusqu’à douter de son existence, selon cette source.

Dans un récent rapport, Mueller a brièvement abordé les questions concernant Rich, en écrivant qu'Assange avait « faussement » laissé entendre que l’employé du DNC était la source des courriers électroniques transmis à WikiLeaks. Mueller écrit que ces déclarations au sujet de Rich « avaient apparemment pour but de dissimuler » leur vraie source, « Guccifer 2.0 », personnage en ligne créé par le renseignement militaire russe (GRU), qui a envoyé à l’organisation le matériel du DNC en fichiers cryptés, le 14 juillet 2016, quatre jours après le décès de Rich.

>>> Lire, sur Le Monde : « Comment le meurtre de Seth Rich, un salarié du Parti démocrate, a muté en théorie du complot »

Entre-temps, les théories du complot selon lesquelles Rich aurait trahi ses collègues du DNC a engendré des poursuites judiciaires, toujours en cours. Joel et Mary Rich ont intenté une action en justice contre Fox News et Ed Butowsky, un financier de Dallas accusé d’avoir participé à la fabrication de la thèse complotiste. Aaron Rich, le frère aîné de Seth, a attaqué Butowsky et Couch, fondateur d’America First Media. Les accusés se sont réfugiés derrière le Premier amendement de la Constitution américaine et la justice leur a donné raison. La famille Rich a toutefois fait appel de la décision. Dans « Conspiracyland », Mary Rich explique que le fait que Fox News se soit rétracté n’est pas suffisant : « Tout ce qu’ils ont fait, c’est d’enlever [leur publication], mais c’est toujours là, sur Internet. On ne peut pas se rétracter comme ils l’ont fait. »

Un triste et banal fait divers

« Conspiracyland » raconte l’histoire de Seth Rich. Diplômé de l’Université Creighton à Omaha, dans le Nebraska, le jeune homme avait décroché un emploi au DNC pour s’occuper des questions de droit de vote – concrètement, il était chargé des données électorales. Des proches le décrivent comme quelqu’un de sociable et d’enjoué, passionné par son travail visant à étendre le droit de vote. « Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi sincère dans sa conviction que chaque Américain devrait pouvoir participer à ce processus politique », déclare Donna Brazile, ancienne présidente par intérim du DNC.

Contrairement aux dires des théoriciens du complot, Rich n'était pas un partisan de Bernie Sanders déçu qu'Hillary Clinton l'ait emporté ; il n'a jamais exprimé de préférence pour le sénateur du Vermont dans la bataille pour l’investiture démocrate. Du reste, son poste ne lui permettait pas d'accéder aux courriels qui se trouvaient sur le serveur du DNC, ce qui rend peu probable la circonstance qu'il ait été à l’origine de la fuite.

Après une nuit de fête au Lou’s City Bar, Rich est rentré chez lui au petit matin, le 10 juillet 2016. Il était au téléphone avec sa petite amie quand il a été abordé par deux hommes à proximité de son domicile. Une bagarre s’en est suivie. Rich a été retrouvé avec des ecchymoses au visage, aux articulations et aux genoux, et il a été touché par balles à deux reprises dans le dos par ses agresseurs qui ont pris la fuite. Son portefeuille, sa montre et ses autres objets de valeur n'ont pas été volés. Mais la police a rapidement conclu que le scénario était vraisemblablement celui d'une tentative de vol déjouée par la résistance de la victime.

Ce scénario a été privilégié par la police et par Deborah Sines. Au cours des six semaines précédant le meurtre de Rich, sept vols à main armée avaient eu lieu dans le même quartier, conduisant les habitants à se plaindre à la police. « Nous avons eu tellement de cas dans le même coin, avec la même méthode, où deux hommes empoignent la personne », commente Mark Mueller, un voisin de Rich (sans aucun lien avec le procureur du même nom), qui a figuré parmi les premiers à se précipiter sur place la nuit du meurtre. « Ils braquent une arme à feu en direction de votre tête, tandis qu'une personne prend votre téléphone et vous oblige à aller dans les applications et à désactiver tout ce qui pourrait aider au repérage. »

La durée de vie illimitée d’une théorie du complot

On ignore les progrès accomplis par la police de Washington dans la résolution de l'affaire depuis trois ans. Les suspects du meurtre n'ont jamais été identifiés et l'affaire a récemment été transférée à la brigade des « major case/cold case » du département de police de Washington dirigée par un nouveau détective, dans le but de porter un regard neuf sur le dossier.

Deborah Sines évoque pour sa part le poids de ce qu'elle appelle la « culture de l'omerta » [anti-snitch culture]. « À Washington DC, être témoin d'un meurtre peut signifier une condamnation à mort », explique-t-elle. « J'ai perdu des témoins qui ont été assassinés parce qu'ils étaient des témoins. Parce qu'ils m'ont dit ce qui s'est passé. Et il y a une culture de l'omerta très prononcée à Washington DC, beaucoup plus forte que dans d'autres régions du pays. Si vous ajoutez à ça des spéculations sur un "assassinat", "les Russes", et tous ces mots à la mode... Qui a envie d’être témoin dans une affaire comme celle-là ? »

Néanmoins, même si elle n’est plus impliquée, l’ex-procureure espère que l’affaire finira par être élucidée. « Je sais que quelqu'un va parler. Je le sais », dit-elle. « Après deux ans, c’est beaucoup plus facile pour les gens d’en parler, parce qu’ils croient en être sortis. » Deborah Sines pense qu’il y a deux coupables – un homme armé et un complice – et elle les soupçonne d’être impliqués dans le trafic de drogue. « Je suis convaincu que l'un d'eux ou les deux finiront par être traduits en justice. »

Dans une récente interview, le père de Seth, Joel, a déclaré qu'il lui avait été dit par le nouveau procureur que l'enquête sur l'assassinat de son fils était toujours d’actualité. Mais en attendant des indices et l’arrestation des meurtriers, les Rich vivent avec une douloureuse réalité qui, selon eux, est entretenue presque quotidiennement par les alertes de Google : les mensonges sur la mort de leur fils continuent de circuler dans les sombres replis d'Internet. Ainsi, cette réalité vient-elle rappeler que, dans l'univers des réseaux sociaux, même les théories du complot les plus éculées ont une durée de vie illimitée.

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À l'été 2016, des agents des services de renseignement russes ont confectionné une théorie du complot affirmant que Seth Rich, un employé du Comité national du parti démocrate (DNC), avait été abattu par des tueurs travaillant pour Hillary Clinton. Un fait divers tragique donnait ainsi naissance à un mythe complotiste qui a séduit de nombreux sympathisants de la droite conservatrice américaine avant de circuler dans l'entourage de Donald Trump. Telles sont les conclusions de l'enquête exclusive publiée la semaine dernière par Yahoo News.

Seth Rich était un activiste démocrate âgé de 27 ans. Il a été abattu le 10 juillet 2016 au cours d’une tentative de vol à main armée qui a dégénéré alors qu'il rentrait chez lui, dans le quartier de Bloomingdale, à Washington DC. Selon Deborah Sines, l’ex-procureure fédérale en charge du dossier jusqu’à sa retraite en 2018, le Service des renseignements extérieurs russes (SVR) a fait paraître trois jours plus tard un texte bidon – s'appuyant sur un soi-disant rapport – sur le meurtre de Rich.

Les prétendus renseignements fournis par le SVR étaient assez improbables à première vue puisqu'ils indiquaient que Rich, en tant que responsable des données à la commission de la protection des électeurs du DNC, aurait été sur le point d’alerter le FBI concernant la corruption d'Hillary Clinton, lorsqu’il fut assassiné un dimanche, au petit matin, par des hommes de main au service de l'ancienne Secrétaire d'État. Ces allégations apparaissent pour la première fois le 13 juillet 2016 sur un obscur site complotiste, WhatDoesItMean.com, qui depuis des années sert de relais à la propagande pro-Kremlin. Le texte, qui fait allusion à un « rapport du SVR qui circule au Kremlin aujourd'hui », est le premier cas référencé de la thèse d’un complot politique au sujet de cette affaire. « Pour moi, une agence de renseignement étrangère qui diffuse des mensonges et de fausses histoires sur un défunt est quelque chose d'assez scandaleux », confie Deborah Sines.

Ce rôle des services de renseignement russes dans la création et la promotion d'une des théories du complot les plus insidieuses ayant émergé lors de l'élection présidentielle américaine de 2016, est analysé dans « Yahoo News presents: Conspiracyland », une série de six podcasts publiés à l’occasion du troisième anniversaire du meurtre de Seth Rich.

Les médias russes et WikiLeaks au cœur de l'intoxication

La tentative russe d’exploiter la mort tragique de Rich ne s’est pas arrêtée à l’élaboration d’un faux par le SVR. Au cours des deux ans et demi qui ont suivi, Russia Today et Sputnik, deux médias gouvernementaux russes, ont répété que Rich était à l’origine des courriels du Parti démocrate divulgués à WikiLeaks. La rumeur a été lancée par Julian Assange lui-même, fondateur de l’organisation, qui, le 9 août 2016, a annoncé une récompense de 20 000 dollars pour toute information sur le meurtre de Rich, affirmant de manière assez mystérieuse : « nos sources prennent des risques. »

Dans le même temps, des trolls en ligne travaillant à Saint-Pétersbourg pour l’Internet Research Agency (IRA) – l'officine qui a dirigé les opérations d’influence en ligne pendant l'élection de 2016 – ont considérablement renforcé le narratif complotiste. D’après l’enquête de Yahoo News, de faux comptes utilisés par des trolls russes créés par l'IRA, se faisant passer pour des citoyens américains ou des organisations politiques, ont tweeté et retweeté plus de 2 000 fois de fausses informations sur la mort de Rich.

Évoquant pour la première fois l’affaire publiquement dans « Conspiracyland », Deborah Sines raconte à quel point les accusations de complot par la Russie ont compliqué son action pour résoudre le meurtre. Elle fut forcée, ainsi que les services de police de Washington DC, à enquêter à travers le pays à la suite de multiples fausses allégations. « Perdre son temps à enquêter sur des conneries [bullshit] est simplement horrible », commente-t-elle.

Les théories du complot inspirées par la Russie ont également eu un effet dévastateur sur la famille Rich, en particulier après qu’elles ont migré sur des médias conservateurs. Des commentateurs ont maintes fois suggéré que les parents et le frère de Seth Rich dissimulaient des informations en leur reprochant d'être utilisés, d'être des dupes voire « des pions dans la mort de [leur] propre fils », comme le raconte Mary Rich, la mère de Seth, qui, avec son mari Joel, est interviewée dans le podcast. « J'aimerais qu'ils aient la chance de vivre l'enfer que nous avons traversé. Parce que c'est pire que de perdre mon fils la première fois. C'est comme le perdre à nouveau. »

Dans ses efforts pour mieux comprendre d'où venaient les théories du complot, Deborah Sines a accédé à des copies de deux rapports de renseignement du SVR interceptés par des agents américains. Elle a ensuite écrit une note documentant le rôle joué par la Russie dans la fabrication de ces théories du complot qu'elle a envoyée à la division de la sécurité nationale du ministère de la Justice. Elle a personnellement tenu informé de ses conclusions le procureur général Robert Mueller. « Il m'a semblé que c'était une campagne très claire visant à détourner une enquête criminelle fédérale en cours », explique-t-elle, précisant les motivations de la Russie : « Si Seth est à l’origine de la fuite vers WikiLeaks, alors cela n'a rien à voir avec les Russes. Bien entendu, l'intérêt de la Russie est à cet égard incroyablement transparent. » Pour l’ex-procureure, la stratégie russe était diaboliquement simple : « Mettons ça sur le dos de Seth Rich. C'est une cible très pratique. »

Le relais de la droite conservatrice

« Conspiracyland » retrace la propagation des théories du complot sur Seth Rich. Les fausses théories sur son assassinat sont devenues un thème récurrent des sites conservateurs, bientôt exploitées par des conspirationnistes professionnels comme Alex Jones d’Infowars et Matt Couch, le fondateur d’America First Media, un groupe basé en Arkansas, qui se présente comme « la principale équipe d’enquêteurs en Amérique sur le meurtre de Seth Rich. »

Plusieurs alliés de Donald Trump, dont Roger Stone, ont défendu l'idée que Rich avait été assassiné en représailles de la fuite de courriels du DNC vers WikiLeaks. Stone a même tweeté une photo de Rich, insinuant qu’il était « un autre cadavre dans le sillage de Clinton ». Et d'ajouter : « Coïncidence ? Je ne pense pas. »

Tweet de Roger Stone (9 août 2016).

Des questions ont régulièrement été posées pour savoir si la Maison-Blanche avait soutenu cette théorie. L’entourage de Trump a systématiquement démenti. Mais l'enquête de Yahoo News apporte de nouvelles preuves selon lesquelles l'un des plus hauts responsables de la Maison-Blanche, à l'époque, avait prétendu que Rich était la victime d'un assassinat politique : « Une histoire énorme… c'était un gars de Bernie… ce meurtre était un contrat, évidemment », pouvait-on lire dans les textos – dont Yahoo News a pu prendre connaissance – adressés par le stratège de la Maison-Blanche, Steve Bannon, au producteur de l’émission « 60 Minutes » (CBS News), le 17 mars 2017.

Le rôle de Fox News

Les accusations de complot ont atteint leur paroxysme en mai 2017, la semaine où Robert Mueller fut nommé procureur spécial dans l'enquête sur l'ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016. Le site de la chaîne Fox News a alors publié une – fausse – information selon laquelle un rapport du FBI révélerait l'existence de liens entre Rich et WikiLeaks. Sean Hannity, présentateur vedette de la chaîne, a accordé une place de choix à cette information dans son émission nocturne, la qualifiant d’« explosive » et déclarant qu’il pourrait s’agir de la plus grande fraude et du plus grand mensonge « perpétrés à l’encontre du peuple américain par les médias et les démocrates de notre histoire. »

Tweet de Sean Hannity (21 mai 2017).

L’avocat conservateur Jay Sekulow figurait parmi les invités de Hannity cette semaine-là. Personne n’a alors mentionné le fait que Sekulow venait juste d'être embauché comme l'un des principaux avocats de Trump dans le cadre de l'enquête sur les liens du président et de la Russie. « Cela ne ressemble certainement pas à un vol », a déclaré Sekulow dans l’émission du 18 mai 2017, lors d'une séquence consacrée à l’attaque de Rich. « Il y a une chose que cela contredit, c'est l'argument de la Russie, [qui] est un subterfuge », a-t-il ajouté.

En fait, l’histoire de Fox News était « complètement fabriquée », explique Deborah Sines, qui a consulté le FBI à ce sujet. Il n'y avait « pas de lien entre Seth et WikiLeaks. Et il n'y avait aucune preuve sur son ordinateur professionnel qu'il avait téléchargé et diffusé des informations du DNC. » Le FBI n’a jamais ouvert d’enquête au sujet de Rich et a écarté l’hypothèse du complot.

Après huit jours de controverses, Fox News a été obligée de se rétracter, après qu'une de ses deux principales sources, l'ancien détective Rod Wheeler, est revenu sur les propos qu'il avait tenus à Malia Zimmerman, une journaliste du site de Fox News, et à un correspondant local de la chaîne. L’article, lit-on dans un communiqué de la chaîne, « n’a pas été initialement soumis au degré élevé de vigilance éditoriale que nous exigeons pour tous nos reportages. » Fox News a annoncé qu’une enquête interne avait été lancée pour connaître la façon dont l’histoire en était venue à apparaître sur son site. Ses résultats n'ont jamais été divulgués et la Fox News s’est refusé à tout commentaire, évoquant une action en cours contre la chaîne, introduite par la famille Rich.

Mais « Conspiracyland » cite une source proche de cette enquête interne, qui affirme que les dirigeants de Fox News ont été frustrés de ne pas être en mesure de déterminer l'identité de l'autre source de cette histoire : un « enquêteur fédéral » anonyme dont l'agence n'a jamais été révélée. Les rédacteurs de Fox News en sont venus jusqu’à douter de son existence, selon cette source.

Dans un récent rapport, Mueller a brièvement abordé les questions concernant Rich, en écrivant qu'Assange avait « faussement » laissé entendre que l’employé du DNC était la source des courriers électroniques transmis à WikiLeaks. Mueller écrit que ces déclarations au sujet de Rich « avaient apparemment pour but de dissimuler » leur vraie source, « Guccifer 2.0 », personnage en ligne créé par le renseignement militaire russe (GRU), qui a envoyé à l’organisation le matériel du DNC en fichiers cryptés, le 14 juillet 2016, quatre jours après le décès de Rich.

>>> Lire, sur Le Monde : « Comment le meurtre de Seth Rich, un salarié du Parti démocrate, a muté en théorie du complot »

Entre-temps, les théories du complot selon lesquelles Rich aurait trahi ses collègues du DNC a engendré des poursuites judiciaires, toujours en cours. Joel et Mary Rich ont intenté une action en justice contre Fox News et Ed Butowsky, un financier de Dallas accusé d’avoir participé à la fabrication de la thèse complotiste. Aaron Rich, le frère aîné de Seth, a attaqué Butowsky et Couch, fondateur d’America First Media. Les accusés se sont réfugiés derrière le Premier amendement de la Constitution américaine et la justice leur a donné raison. La famille Rich a toutefois fait appel de la décision. Dans « Conspiracyland », Mary Rich explique que le fait que Fox News se soit rétracté n’est pas suffisant : « Tout ce qu’ils ont fait, c’est d’enlever [leur publication], mais c’est toujours là, sur Internet. On ne peut pas se rétracter comme ils l’ont fait. »

Un triste et banal fait divers

« Conspiracyland » raconte l’histoire de Seth Rich. Diplômé de l’Université Creighton à Omaha, dans le Nebraska, le jeune homme avait décroché un emploi au DNC pour s’occuper des questions de droit de vote – concrètement, il était chargé des données électorales. Des proches le décrivent comme quelqu’un de sociable et d’enjoué, passionné par son travail visant à étendre le droit de vote. « Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi sincère dans sa conviction que chaque Américain devrait pouvoir participer à ce processus politique », déclare Donna Brazile, ancienne présidente par intérim du DNC.

Contrairement aux dires des théoriciens du complot, Rich n'était pas un partisan de Bernie Sanders déçu qu'Hillary Clinton l'ait emporté ; il n'a jamais exprimé de préférence pour le sénateur du Vermont dans la bataille pour l’investiture démocrate. Du reste, son poste ne lui permettait pas d'accéder aux courriels qui se trouvaient sur le serveur du DNC, ce qui rend peu probable la circonstance qu'il ait été à l’origine de la fuite.

Après une nuit de fête au Lou’s City Bar, Rich est rentré chez lui au petit matin, le 10 juillet 2016. Il était au téléphone avec sa petite amie quand il a été abordé par deux hommes à proximité de son domicile. Une bagarre s’en est suivie. Rich a été retrouvé avec des ecchymoses au visage, aux articulations et aux genoux, et il a été touché par balles à deux reprises dans le dos par ses agresseurs qui ont pris la fuite. Son portefeuille, sa montre et ses autres objets de valeur n'ont pas été volés. Mais la police a rapidement conclu que le scénario était vraisemblablement celui d'une tentative de vol déjouée par la résistance de la victime.

Ce scénario a été privilégié par la police et par Deborah Sines. Au cours des six semaines précédant le meurtre de Rich, sept vols à main armée avaient eu lieu dans le même quartier, conduisant les habitants à se plaindre à la police. « Nous avons eu tellement de cas dans le même coin, avec la même méthode, où deux hommes empoignent la personne », commente Mark Mueller, un voisin de Rich (sans aucun lien avec le procureur du même nom), qui a figuré parmi les premiers à se précipiter sur place la nuit du meurtre. « Ils braquent une arme à feu en direction de votre tête, tandis qu'une personne prend votre téléphone et vous oblige à aller dans les applications et à désactiver tout ce qui pourrait aider au repérage. »

La durée de vie illimitée d’une théorie du complot

On ignore les progrès accomplis par la police de Washington dans la résolution de l'affaire depuis trois ans. Les suspects du meurtre n'ont jamais été identifiés et l'affaire a récemment été transférée à la brigade des « major case/cold case » du département de police de Washington dirigée par un nouveau détective, dans le but de porter un regard neuf sur le dossier.

Deborah Sines évoque pour sa part le poids de ce qu'elle appelle la « culture de l'omerta » [anti-snitch culture]. « À Washington DC, être témoin d'un meurtre peut signifier une condamnation à mort », explique-t-elle. « J'ai perdu des témoins qui ont été assassinés parce qu'ils étaient des témoins. Parce qu'ils m'ont dit ce qui s'est passé. Et il y a une culture de l'omerta très prononcée à Washington DC, beaucoup plus forte que dans d'autres régions du pays. Si vous ajoutez à ça des spéculations sur un "assassinat", "les Russes", et tous ces mots à la mode... Qui a envie d’être témoin dans une affaire comme celle-là ? »

Néanmoins, même si elle n’est plus impliquée, l’ex-procureure espère que l’affaire finira par être élucidée. « Je sais que quelqu'un va parler. Je le sais », dit-elle. « Après deux ans, c’est beaucoup plus facile pour les gens d’en parler, parce qu’ils croient en être sortis. » Deborah Sines pense qu’il y a deux coupables – un homme armé et un complice – et elle les soupçonne d’être impliqués dans le trafic de drogue. « Je suis convaincu que l'un d'eux ou les deux finiront par être traduits en justice. »

Dans une récente interview, le père de Seth, Joel, a déclaré qu'il lui avait été dit par le nouveau procureur que l'enquête sur l'assassinat de son fils était toujours d’actualité. Mais en attendant des indices et l’arrestation des meurtriers, les Rich vivent avec une douloureuse réalité qui, selon eux, est entretenue presque quotidiennement par les alertes de Google : les mensonges sur la mort de leur fils continuent de circuler dans les sombres replis d'Internet. Ainsi, cette réalité vient-elle rappeler que, dans l'univers des réseaux sociaux, même les théories du complot les plus éculées ont une durée de vie illimitée.

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