Il y a cinquante ans, les Beatles se séparaient. Que nous enseigne la théorie du complot affirmant que Paul McCartney a été remplacé par un sosie ?
En 1966, Paul McCartney serait mort dans un accident de voiture. La célébrité mondiale des Beatles a transformé cette rumeur en « plus grand complot de l’histoire de la pop ». Des milliers d’enquêteurs amateurs se sont mobilisés pour découvrir les traces de la prétendue « mort de Paul » [1]. Ils ont contribué à faire vivre ce bruit par leurs journaux, leurs livres puis leurs vidéos diffusées sur Internet.
Le 26 décembre 1965, le bassiste des Beatles a bien eu un accident de mobylette à Liverpool. Cette banale chute occasionna une blessure à la lèvre et quelques points de suture. Mais la rumeur commença à enfler : Paul serait en fait mort dans un accident de voiture dissimulé au public. Il aurait été remplacé au sein du groupe par un sosie. Les partisans de cette thèse se sont ensuite lancés dans une quête : ils ont cherché dans les albums du groupe des indices que les trois autres Beatles auraient placés à l'attention de leurs fans les plus motivés.
Naturellement, des « preuves » de la disparition de Paul ont été « trouvés ». La fin de la chanson Strawberry Fields Forever jouée trois fois plus vite laisserait entendre John Lennon en train de prononcer les mots : « I buried Paul » [« j'ai enterré Paul »]. Ce dernier expliquera lors d’une interview qu'il avait en fait dit lors de l’enregistrement : « cranberry sauce » [« sauce à la canneberge »]. Les paroles de nombreuses chansons seraient parsemées d'allusions : ainsi dans A Day In The Life, le deuxième couplet fait référence à un accident de voiture. Il évoque la mort de l'héritier de la famille Guinness, Tara Browne. Certains y ont vu cependant une allusion à la présumée fin tragique de Paul. La pochette d'Abbey Road (1969) est sans doute la « preuve » la plus connue : les quatre Beatles traversant le passage piéton devant leur studio d’enregistrement procéderaient à une cérémonie funéraire. L’image représenterait la traversée symbolique d'un monde vers un autre. Lennon en blanc serait le prêtre, Ringo Starr en noir l'employé des pompes funèbres et Harrison, le fossoyeur. McCartney, pieds nus, ne marche pas du même pas que les trois autres. Gaucher, il porte sa cigarette de la main droite. A gauche de la route, une coccinelle (ou Beetle en anglais) blanche est immatriculée : LMW 28 IF. Ce qui pourrait signifier « Living McCartney Would be 28 IF » [« McCartney vivant aurait 28 ans si… »]. A droite, la voiture noire et l’homme sur le trottoir peuvent évoquer un corbillard.
Ce mythe complotiste connaît une vitalité qui ne se dément pas. Pourtant, la meilleure preuve de sa fausseté est évidente : les chansons de Paul McCartney ! L’auteur-compositeur a écrit après 1966 une série de chefs-d’œuvre vendus à des millions d’exemplaires. Un sosie aurait-il pu aller jusqu’à composer toutes ces chansons à sa place ? Le fait de poser la question fait sourire tant on est là dans le domaine de l’absurde !
Mais alors, comment comprendre qu'une telle rumeur a pu voir le jour ?
Pour commencer, il faut rappeler que la rumeur est une réponse à une émotion bien réelle. Les fans du monde entier sont en effet sidérés par l’évolution rapide du groupe à partir de 1966. Dans ses mémoires, l’ingénieur du son qui a enregistré nombre de leurs succès, Geoff Emerick, a décrit ce trouble face au changement radical des Fab Four :
« [En 1968,] tant de choses avaient changé depuis la dernière fois où j'avais vu les Beatles, quelques mois auparavant seulement. Ils étaient revenus de leur voyage en Inde complètement transformés. […] Ils avaient jadis été pleins d'esprit et d'humour ; ils étaient maintenant prétentieux et susceptibles. Ils avaient jadis été liés les uns aux autres comme des amis d'enfance ; maintenant, ils détestaient se trouver ensemble. Ils avaient jadis été insouciants et drôles à fréquenter. Maintenant, ils étaient pleins de colère. » [2]
De nombreux faits vont dans le même sens : la fin des tournées après août 1966, les tensions au sein du groupe dont la presse se fait l’écho et qui sont les prémisses d’une séparation qui intervient le 10 avril 1970. Or, la légende de la disparition tragique de Paul prend une dimension internationale en 1969. Elle permet de rationaliser la trajectoire suivie depuis trois ans par le groupe : « si les choses tournent si mal, c’est parce que Paul n’est pas Paul ».
Rumeur négatrice
L’histoire de l’accident mortel de Paul McCartney relève d'un registre que le spécialiste des légendes urbaines Jean-Bruno Renard a proposé d'appeler les rumeurs négatrices : elles permettent de refouler une réalité déplaisante. Le thème du remplacement par un sosie est fréquemment utilisé dans ce type de discours et la « pensée hypercritique » y joue un rôle prépondérant car l’essentiel réside dans la dissection à l’infini des œuvres des Beatles. La recherche d’indices dans les albums ne s’accompagne-t-elle pas du plaisir pris à revisiter la discographie du groupe ?
A l’inverse, une autre dimension constitue probablement une faiblesse de cette histoire. Le corollaire de la rumeur négatrice est la révélation d’une autre réalité. Dans ces conditions, prétendre que Paul est mort revient à affirmer qu’un autre musicien, peut-être plus talentueux, aurait pris la place de McCartney. Peut-on, dès lors, préférer une doublure à l’original ? Pour les véritables fans du groupe, ce dilemme ne peut être tranché ! De même, la rumeur ne semble pas avoir donné lieu à la dénonciation d’un complot orchestré par des acteurs agissant à l’extérieur du groupe. C’est plutôt à l’intérieur du groupe que la question de la responsabilité se pose.
Il est de notoriété publique que les années 1965-1966 qui auraient vu disparaître Paul McCartney sont aussi celle du basculement du leadership au sein des Beatles. Depuis les débuts à Liverpool, John Lennon était perçu comme le meneur. Ce statut n’était cependant pas hégémonique du fait de la signature Lennon/McCartney de la majorité des chansons. Les années 1966-1970 sont marquées par une inversion de ce rapport de force. Alors que Lennon se désinvestit relativement, Paul McCartney déborde de créativité. Son rôle de leader à l’intérieur du groupe s’affirme nettement lors des dernières années d’existence de la formation. Mais quand la rumeur de la mort de Paul envahit l’espace public, en 1969, McCartney est dans une position d’isolement vis-à-vis des trois autres. La brouille l’amène d’ailleurs, le 31 décembre 1970, à leur intenter un procès devant solder l’héritage du groupe.
On peut interpréter la rumeur comme une réaction à la prise de pouvoir de McCartney au sein du groupe. On le sait, le statut de leader de ce dernier est contesté. John Lennon reste un compositeur et une personnalité charismatique. George Harrison s’est affirmé comme songwriter et exprime une demande croissante de reconnaissance à l’intérieur de la formation. Ces évolutions rendent le pouvoir de McCartney relativement fragile. Le complot dénoncé peut être considéré comme le soutien d'une partie du public aux trois autres Beatles. La foule des fans oppose sa puissance au pouvoir de McCartney. A son statut dominant, la majorité oppose sa croyance. La rumeur pourrait ainsi être traduite en ces termes : « Paul est le plus fort au sein du groupe mais c’est nous, les fans, qui décidons ». Guerre de succession à Pepperland...
Cependant si cette hypothèse peut expliquer la naissance de la rumeur, il est difficile aujourd’hui de croire que ses effets ne se sont pas atténués. Dans les esprits, cinquante ans plus tard, les Beatles sont, en quelque sorte, redevenus un groupe. Il faut donc supposer qu’un élément continue hier comme aujourd’hui à produire ses effets. Si l'on observe attentivement le raisonnement des tenants de la rumeur, on peut constater qu’il a une apparence et une réalité. Son apparence, c’est le vrai, la dénonciation du faux et la révélation des preuves. Sa réalité, c’est le passage à bas bruit du registre de la vérité à celui de la justice. Car, en définitive, le plus « scandaleux » dans l’histoire ne serait-il pas le fait que les fans n’aient pas été mis plus tôt au courant d’une information aussi incroyable ? Depuis 1966, Paul serait mort et « on » ne l’apprend qu’en 1969 : quelle injustice ! La rumeur renvoie probablement plus à la passion de l’égalité qu’à celle de la vérité.
C’est pour un redresseur de torts que se fait passer celui qui colporte cette rumeur : il pense faire respecter le « droit de savoir ». Et si l’enjeu est devenu la justice, n’est-il pas tolérable de prendre quelque liberté... avec la vérité ?
Notes :
[1] Deux sites de référence sur les Beatles donnent plus d’information sur la rumeur : en français, Yellow-Sub et, en anglais, The Beatles Bible.
[2] Geoff Emerick, En studio avec les Beatles (les mémoires de leur ingénieur du son), Le mot et le reste, 2009, p. 291.
Voir aussi :
En 1966, Paul McCartney serait mort dans un accident de voiture. La célébrité mondiale des Beatles a transformé cette rumeur en « plus grand complot de l’histoire de la pop ». Des milliers d’enquêteurs amateurs se sont mobilisés pour découvrir les traces de la prétendue « mort de Paul » [1]. Ils ont contribué à faire vivre ce bruit par leurs journaux, leurs livres puis leurs vidéos diffusées sur Internet.
Le 26 décembre 1965, le bassiste des Beatles a bien eu un accident de mobylette à Liverpool. Cette banale chute occasionna une blessure à la lèvre et quelques points de suture. Mais la rumeur commença à enfler : Paul serait en fait mort dans un accident de voiture dissimulé au public. Il aurait été remplacé au sein du groupe par un sosie. Les partisans de cette thèse se sont ensuite lancés dans une quête : ils ont cherché dans les albums du groupe des indices que les trois autres Beatles auraient placés à l'attention de leurs fans les plus motivés.
Naturellement, des « preuves » de la disparition de Paul ont été « trouvés ». La fin de la chanson Strawberry Fields Forever jouée trois fois plus vite laisserait entendre John Lennon en train de prononcer les mots : « I buried Paul » [« j'ai enterré Paul »]. Ce dernier expliquera lors d’une interview qu'il avait en fait dit lors de l’enregistrement : « cranberry sauce » [« sauce à la canneberge »]. Les paroles de nombreuses chansons seraient parsemées d'allusions : ainsi dans A Day In The Life, le deuxième couplet fait référence à un accident de voiture. Il évoque la mort de l'héritier de la famille Guinness, Tara Browne. Certains y ont vu cependant une allusion à la présumée fin tragique de Paul. La pochette d'Abbey Road (1969) est sans doute la « preuve » la plus connue : les quatre Beatles traversant le passage piéton devant leur studio d’enregistrement procéderaient à une cérémonie funéraire. L’image représenterait la traversée symbolique d'un monde vers un autre. Lennon en blanc serait le prêtre, Ringo Starr en noir l'employé des pompes funèbres et Harrison, le fossoyeur. McCartney, pieds nus, ne marche pas du même pas que les trois autres. Gaucher, il porte sa cigarette de la main droite. A gauche de la route, une coccinelle (ou Beetle en anglais) blanche est immatriculée : LMW 28 IF. Ce qui pourrait signifier « Living McCartney Would be 28 IF » [« McCartney vivant aurait 28 ans si… »]. A droite, la voiture noire et l’homme sur le trottoir peuvent évoquer un corbillard.
Ce mythe complotiste connaît une vitalité qui ne se dément pas. Pourtant, la meilleure preuve de sa fausseté est évidente : les chansons de Paul McCartney ! L’auteur-compositeur a écrit après 1966 une série de chefs-d’œuvre vendus à des millions d’exemplaires. Un sosie aurait-il pu aller jusqu’à composer toutes ces chansons à sa place ? Le fait de poser la question fait sourire tant on est là dans le domaine de l’absurde !
Mais alors, comment comprendre qu'une telle rumeur a pu voir le jour ?
Pour commencer, il faut rappeler que la rumeur est une réponse à une émotion bien réelle. Les fans du monde entier sont en effet sidérés par l’évolution rapide du groupe à partir de 1966. Dans ses mémoires, l’ingénieur du son qui a enregistré nombre de leurs succès, Geoff Emerick, a décrit ce trouble face au changement radical des Fab Four :
« [En 1968,] tant de choses avaient changé depuis la dernière fois où j'avais vu les Beatles, quelques mois auparavant seulement. Ils étaient revenus de leur voyage en Inde complètement transformés. […] Ils avaient jadis été pleins d'esprit et d'humour ; ils étaient maintenant prétentieux et susceptibles. Ils avaient jadis été liés les uns aux autres comme des amis d'enfance ; maintenant, ils détestaient se trouver ensemble. Ils avaient jadis été insouciants et drôles à fréquenter. Maintenant, ils étaient pleins de colère. » [2]
De nombreux faits vont dans le même sens : la fin des tournées après août 1966, les tensions au sein du groupe dont la presse se fait l’écho et qui sont les prémisses d’une séparation qui intervient le 10 avril 1970. Or, la légende de la disparition tragique de Paul prend une dimension internationale en 1969. Elle permet de rationaliser la trajectoire suivie depuis trois ans par le groupe : « si les choses tournent si mal, c’est parce que Paul n’est pas Paul ».
Rumeur négatrice
L’histoire de l’accident mortel de Paul McCartney relève d'un registre que le spécialiste des légendes urbaines Jean-Bruno Renard a proposé d'appeler les rumeurs négatrices : elles permettent de refouler une réalité déplaisante. Le thème du remplacement par un sosie est fréquemment utilisé dans ce type de discours et la « pensée hypercritique » y joue un rôle prépondérant car l’essentiel réside dans la dissection à l’infini des œuvres des Beatles. La recherche d’indices dans les albums ne s’accompagne-t-elle pas du plaisir pris à revisiter la discographie du groupe ?
A l’inverse, une autre dimension constitue probablement une faiblesse de cette histoire. Le corollaire de la rumeur négatrice est la révélation d’une autre réalité. Dans ces conditions, prétendre que Paul est mort revient à affirmer qu’un autre musicien, peut-être plus talentueux, aurait pris la place de McCartney. Peut-on, dès lors, préférer une doublure à l’original ? Pour les véritables fans du groupe, ce dilemme ne peut être tranché ! De même, la rumeur ne semble pas avoir donné lieu à la dénonciation d’un complot orchestré par des acteurs agissant à l’extérieur du groupe. C’est plutôt à l’intérieur du groupe que la question de la responsabilité se pose.
Il est de notoriété publique que les années 1965-1966 qui auraient vu disparaître Paul McCartney sont aussi celle du basculement du leadership au sein des Beatles. Depuis les débuts à Liverpool, John Lennon était perçu comme le meneur. Ce statut n’était cependant pas hégémonique du fait de la signature Lennon/McCartney de la majorité des chansons. Les années 1966-1970 sont marquées par une inversion de ce rapport de force. Alors que Lennon se désinvestit relativement, Paul McCartney déborde de créativité. Son rôle de leader à l’intérieur du groupe s’affirme nettement lors des dernières années d’existence de la formation. Mais quand la rumeur de la mort de Paul envahit l’espace public, en 1969, McCartney est dans une position d’isolement vis-à-vis des trois autres. La brouille l’amène d’ailleurs, le 31 décembre 1970, à leur intenter un procès devant solder l’héritage du groupe.
On peut interpréter la rumeur comme une réaction à la prise de pouvoir de McCartney au sein du groupe. On le sait, le statut de leader de ce dernier est contesté. John Lennon reste un compositeur et une personnalité charismatique. George Harrison s’est affirmé comme songwriter et exprime une demande croissante de reconnaissance à l’intérieur de la formation. Ces évolutions rendent le pouvoir de McCartney relativement fragile. Le complot dénoncé peut être considéré comme le soutien d'une partie du public aux trois autres Beatles. La foule des fans oppose sa puissance au pouvoir de McCartney. A son statut dominant, la majorité oppose sa croyance. La rumeur pourrait ainsi être traduite en ces termes : « Paul est le plus fort au sein du groupe mais c’est nous, les fans, qui décidons ». Guerre de succession à Pepperland...
Cependant si cette hypothèse peut expliquer la naissance de la rumeur, il est difficile aujourd’hui de croire que ses effets ne se sont pas atténués. Dans les esprits, cinquante ans plus tard, les Beatles sont, en quelque sorte, redevenus un groupe. Il faut donc supposer qu’un élément continue hier comme aujourd’hui à produire ses effets. Si l'on observe attentivement le raisonnement des tenants de la rumeur, on peut constater qu’il a une apparence et une réalité. Son apparence, c’est le vrai, la dénonciation du faux et la révélation des preuves. Sa réalité, c’est le passage à bas bruit du registre de la vérité à celui de la justice. Car, en définitive, le plus « scandaleux » dans l’histoire ne serait-il pas le fait que les fans n’aient pas été mis plus tôt au courant d’une information aussi incroyable ? Depuis 1966, Paul serait mort et « on » ne l’apprend qu’en 1969 : quelle injustice ! La rumeur renvoie probablement plus à la passion de l’égalité qu’à celle de la vérité.
C’est pour un redresseur de torts que se fait passer celui qui colporte cette rumeur : il pense faire respecter le « droit de savoir ». Et si l’enjeu est devenu la justice, n’est-il pas tolérable de prendre quelque liberté... avec la vérité ?
Notes :
[1] Deux sites de référence sur les Beatles donnent plus d’information sur la rumeur : en français, Yellow-Sub et, en anglais, The Beatles Bible.
[2] Geoff Emerick, En studio avec les Beatles (les mémoires de leur ingénieur du son), Le mot et le reste, 2009, p. 291.
Voir aussi :
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