En septembre 2004, une école de la petite ville de Beslan, en Ossétie du Nord, était la cible d’une attaque terroriste au dénouement sanglant. Quinze ans plus tard, le souvenir de l'événement est aussi douloureux que propice à la diffusion de théories du complot.
Beslan est une petite ville de 35 000 habitants de l’Ossétie du Nord (Russie), située dans une plaine de la région montagneuse du Caucase. Elle a acquis une notoriété mondiale le 1er septembre 2004, lorsqu’un commando de plusieurs dizaines de terroristes réclamant le retrait des troupes russes de Tchétchénie pénétra dans l'école n°1 et prit en otages plus de 1100 personnes. Le siège dura trois jours, en présence des habitants de la ville rassemblés à l'extérieur des bâtiments, et s’acheva avec l’assaut des forces spéciales russes et la mort de 334 otages parmi lesquels 186 enfants. Face à l’ampleur du massacre, nombreux sont ceux qui se tournèrent vers des théories du complot. Selon Felix Light, qui signe pour le site New Eastern Europe un article dont nous proposons ici une adaptation en français, ces théories s’inscrivent dans la durée et révèlent l’ancrage d’un malaise dans cette province de Russie.
La faillite des autorités
Comme bien d’autres théories du complot, celles de Beslan reposent sur des allégations de dissimulation par le gouvernement. Les autorités russes, tant fédérales que locales, sont accusées de complicité avec les preneurs d'otages. Bien des doutes entourent le nombre et l'identité des preneurs d'otages ainsi que les raisons de ces pertes humaines effroyables. Officiellement, il y a eu 32 preneurs d'otages dans l'école, dont 31 ont été tués et un autre capturé. La plupart étaient des citoyens russes, originaires d'Ingouchie et de Tchétchénie, des régions à majorité musulmane jouxtant l'Ossétie du Nord, à majorité chrétienne. De nombreux habitants considèrent ce chiffre comme une sous-estimation grossière, basée sur un décompte approximatif des corps retrouvés dans les décombres de l'école, qui aurait pour fonction de masquer l'incapacité des autorités à avoir empêché la fuite d’une partie des terroristes.
D'autres théories affirment que des assaillants s'étaient cachés dans l'école avant l'attaque, que les autorités locales auraient engagé des ouvriers ingouches pour des travaux de réparation pendant les vacances d'été, leur permettant ainsi de dissimuler des armes à l'intérieur des lieux. Quelques-uns prétendent même que la directrice de l'école n°1 aurait noué des liens avec les terroristes avant et pendant le siège.
Aucune preuve ne vient étayer ces spéculations.
Trahison et abandon
La diffusion des théories du complot n’est pas le fait d’une frange paranoïaque. Elles rencontrent du succès auprès d’une population qui se sent isolée et trahie, sans véritable contrôle sur sa destinée. Les Ossètes, majoritairement chrétiens, se distinguent depuis des siècles dans le Caucase du Nord, fortement islamisé. Contrairement aux Ingouches et aux Tchétchènes musulmans, les Ossètes ont bien accueilli la conquête russe du Caucase aux XVIIIe et XIXe siècles, devenant les favoris des Russes et s’attirant le mépris de leurs voisins.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, cette inimitié s’est transformée en conflits avec les régions voisines, l’Ingouchie, en ce qui concerne l’Ossétie du Nord, et la Géorgie, pour l’Ossétie du Sud. Il en résulte une mentalité s’assiégés et la crainte obsessionnelle de menaces ethniques extérieures. À Vladikavkaz, à trente minutes à peine de Beslan en voiture, des panneaux publicitaires rendent hommage à l'Ossète « invaincu » et « héroïque » entouré d'ennemis mortels.
Cependant, les Ossètes ne sont pas pleinement acceptés par la Russie. Leurs accents caucasiens et leurs traits non slaves font d’eux la cible du même harcèlement et du même racisme que celui éprouvé de la part des autorités russes par de nombreux Caucasiens, quelle que soit leur nationalité. À Beslan, le ressentiment et les sentiments d’isolement ne sont jamais bien loin. « Je veux simplement rappeler au gouvernement que nous sommes aussi des Russes. Ils nous doivent cela », affirme Marina Pak, une des dirigeantes du Comité des mères de Beslan, un groupe représentant les victimes de Beslan et leurs proches. Elle ajoute : « Moscou a promis toutes sortes d’aide après l’attaque. Presque rien n’est jamais venu. »
Négligences russes
Quinze ans plus tard, le rôle des autorités et l’action des forces spéciales russes pendant le siège nourrissent les théories du complot. Pour nombre d’habitants, la faillite des autorités est tout simplement inconcevable. Le fait que plusieurs dizaines de terroristes lourdement armés aient pu atteindre Beslan depuis leurs bases en Ingouchie sans être gênés par le dispositif militaire russe défie toute logique et fait croire au complot.
Lors du siège, les autorités ont multiplié les maladresses. Plusieurs heures après le début de la prise d’otage, elles ont annoncé le chiffre de 354 otages alors qu’ils étaient 1 128…
Le 3 septembre, après trois jours de confrontation, deux bombes explosent dans le gymnase où sont rassemblés les otages. Elles auraient fait 200 victimes. Les forces de sécurité ont accusé les terroristes d'avoir fait exploser leurs bombes à l'intérieur du bâtiment. Le Comité des mères, soutenu par de nombreux habitants, a pour sa part accusé les forces de sécurité d'être à l’origine des explosions après avoir ouvert le feu, et d’être intervenues avec des armes lourdes.
En avril 2017, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), statuant sur un recours introduit par le Comité des mères, a déclaré que les forces de sécurité russes violaient le droit à la vie des otages en utilisant « des armes puissantes telles que des canons de chars, des lance-grenades et des lance-flammes. » Pis encore, la Cour a estimé que les autorités russes détenaient des informations sur la planification d’un attentat dans la région visant un lieu d’enseignement… L'effet a été dévastateur : les théories du complot ont paru être corroborées par une instance internationale.
Le 11-Septembre de l'Ossétie du Nord
Au-delà de l’Ossétie du Nord, on se souvient de Beslan comme du 11-Septembre de la Russie : la plus horrible d'une suite d'attaques terroristes islamistes liées au conflit tchétchène. Dans la région, on s’en souvient comme du 11-Septembre de l’Ossétie du Nord, un traumatisme collectif national, le fruit d’un complot avec un ensemble clairement défini de coupables.
De toutes les théories du complot de Beslan, celle selon laquelle il s'agirait d'une attaque ingouche est la plus populaire dans un territoire marqué par un fort sentiment anti-ingouche, où les voisins sont dépeints en barbares violents et arriérés. Le conflit entre les Ossètes et les Ingouches, un peuple de confession musulmane étroitement lié aux Tchétchènes, trouve son origine dans la déportation par Staline, en 1944, de ces deux peuples. De retour d'un exil au Kazakhstan en 1957, les Ingouches trouvèrent leurs terres et leurs maisons occupées par les Ossètes. Le ressentiment éclate finalement en 1992, lorsque les Ingouches tentèrent de récupérer le district de Prigorodniy, près de Vladikavkaz.
Bien que l'attaque de Beslan ait été commanditée par Chamil Bassaïev, le chef de l'aile islamiste radicale du mouvement séparatiste tchétchène, les preneurs d’otages étaient en majorité ingouches.
Mais surtout, l'idée que toute la nation ingouche est impliquée dans le carnage de Beslan expliquerait pourquoi celui-ci a pu se produire : seul l’appui de la société et de l'administration ingouches aux assaillants serait à même d’expliquer l’ampleur de l’opération.
Une mémoire douloureuse
Aujourd'hui, les tensions ethniques sont des plus vives. À vingt kilomètres à peine de Beslan, la frontière entre Ingouchie et l’Ossétie du Nord traverse la plaine du Caucase. Bien que les deux régions soient russes administrativement, il s’agit d’une frontière plus militarisée que bien des frontières nationales, surveillée par des policiers armés et parsemée de postes de contrôle. Les relations transfrontalières sont quasi inexistantes et la haine interethnique est vivace. Les Ossètes craignent et méprisent les Ingouches et leurs revendications territoriales. Depuis 2004, les divisions n’ont fait que se renforcer.
La tragédie de Beslan fut une crise majeure. L’incompétence des services de sécurité, la discrétion du gouvernement et un conflit ethnique se sont combinés pour amplifier les effets d’un attentat terroriste presque sans égal dans l’horreur, pour ensuite l’envelopper dans le brouillard des théories du complot.
Quinze ans plus tard, Beslan continue de se remettre lentement du siège. Cependant, tant que certaines questions, essentielles, resteront sans réponse et que la haine ethnique demeurera, la ville restera prisonnière de la mémoire des terribles événements de septembre 2004.
En septembre 2004, une école de la petite ville de Beslan, en Ossétie du Nord, était la cible d’une attaque terroriste au dénouement sanglant. Quinze ans plus tard, le souvenir de l'événement est aussi douloureux que propice à la diffusion de théories du complot.
Beslan est une petite ville de 35 000 habitants de l’Ossétie du Nord (Russie), située dans une plaine de la région montagneuse du Caucase. Elle a acquis une notoriété mondiale le 1er septembre 2004, lorsqu’un commando de plusieurs dizaines de terroristes réclamant le retrait des troupes russes de Tchétchénie pénétra dans l'école n°1 et prit en otages plus de 1100 personnes. Le siège dura trois jours, en présence des habitants de la ville rassemblés à l'extérieur des bâtiments, et s’acheva avec l’assaut des forces spéciales russes et la mort de 334 otages parmi lesquels 186 enfants. Face à l’ampleur du massacre, nombreux sont ceux qui se tournèrent vers des théories du complot. Selon Felix Light, qui signe pour le site New Eastern Europe un article dont nous proposons ici une adaptation en français, ces théories s’inscrivent dans la durée et révèlent l’ancrage d’un malaise dans cette province de Russie.
La faillite des autorités
Comme bien d’autres théories du complot, celles de Beslan reposent sur des allégations de dissimulation par le gouvernement. Les autorités russes, tant fédérales que locales, sont accusées de complicité avec les preneurs d'otages. Bien des doutes entourent le nombre et l'identité des preneurs d'otages ainsi que les raisons de ces pertes humaines effroyables. Officiellement, il y a eu 32 preneurs d'otages dans l'école, dont 31 ont été tués et un autre capturé. La plupart étaient des citoyens russes, originaires d'Ingouchie et de Tchétchénie, des régions à majorité musulmane jouxtant l'Ossétie du Nord, à majorité chrétienne. De nombreux habitants considèrent ce chiffre comme une sous-estimation grossière, basée sur un décompte approximatif des corps retrouvés dans les décombres de l'école, qui aurait pour fonction de masquer l'incapacité des autorités à avoir empêché la fuite d’une partie des terroristes.
D'autres théories affirment que des assaillants s'étaient cachés dans l'école avant l'attaque, que les autorités locales auraient engagé des ouvriers ingouches pour des travaux de réparation pendant les vacances d'été, leur permettant ainsi de dissimuler des armes à l'intérieur des lieux. Quelques-uns prétendent même que la directrice de l'école n°1 aurait noué des liens avec les terroristes avant et pendant le siège.
Aucune preuve ne vient étayer ces spéculations.
Trahison et abandon
La diffusion des théories du complot n’est pas le fait d’une frange paranoïaque. Elles rencontrent du succès auprès d’une population qui se sent isolée et trahie, sans véritable contrôle sur sa destinée. Les Ossètes, majoritairement chrétiens, se distinguent depuis des siècles dans le Caucase du Nord, fortement islamisé. Contrairement aux Ingouches et aux Tchétchènes musulmans, les Ossètes ont bien accueilli la conquête russe du Caucase aux XVIIIe et XIXe siècles, devenant les favoris des Russes et s’attirant le mépris de leurs voisins.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, cette inimitié s’est transformée en conflits avec les régions voisines, l’Ingouchie, en ce qui concerne l’Ossétie du Nord, et la Géorgie, pour l’Ossétie du Sud. Il en résulte une mentalité s’assiégés et la crainte obsessionnelle de menaces ethniques extérieures. À Vladikavkaz, à trente minutes à peine de Beslan en voiture, des panneaux publicitaires rendent hommage à l'Ossète « invaincu » et « héroïque » entouré d'ennemis mortels.
Cependant, les Ossètes ne sont pas pleinement acceptés par la Russie. Leurs accents caucasiens et leurs traits non slaves font d’eux la cible du même harcèlement et du même racisme que celui éprouvé de la part des autorités russes par de nombreux Caucasiens, quelle que soit leur nationalité. À Beslan, le ressentiment et les sentiments d’isolement ne sont jamais bien loin. « Je veux simplement rappeler au gouvernement que nous sommes aussi des Russes. Ils nous doivent cela », affirme Marina Pak, une des dirigeantes du Comité des mères de Beslan, un groupe représentant les victimes de Beslan et leurs proches. Elle ajoute : « Moscou a promis toutes sortes d’aide après l’attaque. Presque rien n’est jamais venu. »
Négligences russes
Quinze ans plus tard, le rôle des autorités et l’action des forces spéciales russes pendant le siège nourrissent les théories du complot. Pour nombre d’habitants, la faillite des autorités est tout simplement inconcevable. Le fait que plusieurs dizaines de terroristes lourdement armés aient pu atteindre Beslan depuis leurs bases en Ingouchie sans être gênés par le dispositif militaire russe défie toute logique et fait croire au complot.
Lors du siège, les autorités ont multiplié les maladresses. Plusieurs heures après le début de la prise d’otage, elles ont annoncé le chiffre de 354 otages alors qu’ils étaient 1 128…
Le 3 septembre, après trois jours de confrontation, deux bombes explosent dans le gymnase où sont rassemblés les otages. Elles auraient fait 200 victimes. Les forces de sécurité ont accusé les terroristes d'avoir fait exploser leurs bombes à l'intérieur du bâtiment. Le Comité des mères, soutenu par de nombreux habitants, a pour sa part accusé les forces de sécurité d'être à l’origine des explosions après avoir ouvert le feu, et d’être intervenues avec des armes lourdes.
En avril 2017, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), statuant sur un recours introduit par le Comité des mères, a déclaré que les forces de sécurité russes violaient le droit à la vie des otages en utilisant « des armes puissantes telles que des canons de chars, des lance-grenades et des lance-flammes. » Pis encore, la Cour a estimé que les autorités russes détenaient des informations sur la planification d’un attentat dans la région visant un lieu d’enseignement… L'effet a été dévastateur : les théories du complot ont paru être corroborées par une instance internationale.
Le 11-Septembre de l'Ossétie du Nord
Au-delà de l’Ossétie du Nord, on se souvient de Beslan comme du 11-Septembre de la Russie : la plus horrible d'une suite d'attaques terroristes islamistes liées au conflit tchétchène. Dans la région, on s’en souvient comme du 11-Septembre de l’Ossétie du Nord, un traumatisme collectif national, le fruit d’un complot avec un ensemble clairement défini de coupables.
De toutes les théories du complot de Beslan, celle selon laquelle il s'agirait d'une attaque ingouche est la plus populaire dans un territoire marqué par un fort sentiment anti-ingouche, où les voisins sont dépeints en barbares violents et arriérés. Le conflit entre les Ossètes et les Ingouches, un peuple de confession musulmane étroitement lié aux Tchétchènes, trouve son origine dans la déportation par Staline, en 1944, de ces deux peuples. De retour d'un exil au Kazakhstan en 1957, les Ingouches trouvèrent leurs terres et leurs maisons occupées par les Ossètes. Le ressentiment éclate finalement en 1992, lorsque les Ingouches tentèrent de récupérer le district de Prigorodniy, près de Vladikavkaz.
Bien que l'attaque de Beslan ait été commanditée par Chamil Bassaïev, le chef de l'aile islamiste radicale du mouvement séparatiste tchétchène, les preneurs d’otages étaient en majorité ingouches.
Mais surtout, l'idée que toute la nation ingouche est impliquée dans le carnage de Beslan expliquerait pourquoi celui-ci a pu se produire : seul l’appui de la société et de l'administration ingouches aux assaillants serait à même d’expliquer l’ampleur de l’opération.
Une mémoire douloureuse
Aujourd'hui, les tensions ethniques sont des plus vives. À vingt kilomètres à peine de Beslan, la frontière entre Ingouchie et l’Ossétie du Nord traverse la plaine du Caucase. Bien que les deux régions soient russes administrativement, il s’agit d’une frontière plus militarisée que bien des frontières nationales, surveillée par des policiers armés et parsemée de postes de contrôle. Les relations transfrontalières sont quasi inexistantes et la haine interethnique est vivace. Les Ossètes craignent et méprisent les Ingouches et leurs revendications territoriales. Depuis 2004, les divisions n’ont fait que se renforcer.
La tragédie de Beslan fut une crise majeure. L’incompétence des services de sécurité, la discrétion du gouvernement et un conflit ethnique se sont combinés pour amplifier les effets d’un attentat terroriste presque sans égal dans l’horreur, pour ensuite l’envelopper dans le brouillard des théories du complot.
Quinze ans plus tard, Beslan continue de se remettre lentement du siège. Cependant, tant que certaines questions, essentielles, resteront sans réponse et que la haine ethnique demeurera, la ville restera prisonnière de la mémoire des terribles événements de septembre 2004.
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