Entretien avec François Lenglet.
Le groupe de Bilderberg s’est réuni cette année à Turin du 7 au 10 juin pour débattre notamment du « populisme en Europe », des « inégalités », de « l’intelligence artificielle » ou encore du « monde "post-vérité" ». François Lenglet, éditorialiste économique à France 2 et chroniqueur à RTL, a participé à la réunion de l’année dernière. Pour lui, « le complotisme se fait une image enfantine de la façon dont fonctionne le pouvoir ».
Conspiracy Watch : Dans quelles conditions avez-vous été invité à la réunion du Bilderberg en 2017 ?
François Lenglet : J’ai été contacté quelques mois avant le début de la réunion, vers la fin de l’année 2016, par le secrétariat de l’organisation qui m’a demandé si cela m’intéresserait. Je n’en savais pas beaucoup plus, ni sur les participants, ni sur l’ordre du jour, mais je connaissais de réputation le groupe et ça m’intéressait d’aller voir de mes propres yeux comment ce groupe fonctionne, travaille, ce qu’on y apprend, ce qu’on y fait.
CW : Et qu’y avez-vous appris ?
F. L. : Pas mal de choses. Plus sur la géopolitique que sur les autres domaines car en matière économique, ce sont des thèmes que je suis avec beaucoup plus d’application donc sur lesquels j’ai moins de surprises. Mais en matière de géopolitique par exemple, j’ai beaucoup appris sur la Russie et sur, au fond, la situation un peu en déclin de la Russie, le fait que c’est un pays à la fois, disons, moins puissant et plus dangereux qu’avant. L’autre domaine qui m’a beaucoup intéressé, c’était l’analyse de la crise coréenne. J’ai compris que, cette fois-ci, cette crise allait produire des développements relativement plus inhabituels, que c’était plus grave qu’auparavant. C’est ce que m’ont fait penser les interventions des personnes qui s’exprimaient sur ce sujet.
CW : Et ça s’est vérifié ?
F. L. : Oui, je le pense, assez largement. Les tirs de missiles balistiques auxquels on a assisté de la part du régime nord-coréen et l’agressivité inhabituelle de la troisième génération des Kim est quelque chose que je n’avais pas perçu à l’époque, alors que je connais pourtant assez bien la région – j’ai vécu en Corée, j’ai vécu en Chine, il y a 30 ans, j’ai été en Corée du Nord… Et l’expertise des gens qui étaient là-bas, au Bilderberg, m’a aidé à comprendre un peu mieux ce qui se passait. Ce qui m’amène à un commentaire plus général : les personnes qui sont sélectionnées pour participer au Bilderberg apportent leurs connaissances dans des domaines assez variés – la géopolitique, la politique, l’économie... – mais il y avait aussi le jeune responsable d’une ONG par exemple. De sorte que c’était un « recrutement » plus diversifié que ce à quoi je m’attendais. La majorité des participants était concentrée tout de même autour du monde des affaires et de responsables politiques qui, pour l’essentiel, avaient été aux manettes. Il y avait moins de gens qui étaient littéralement encore aujourd’hui aux manettes, sauf une partie concernant la nouvelle Administration américaine. Donald Trump venait d’être élu, donc c’était intéressant pour moi d’essayer de comprendre comment cette nouvelle Administration envisageait son rôle en matière commerciale, géopolitique, diplomatique, etc.
CW : Avez-vous craint qu'on vous reproche de « trahir » votre fonction de journaliste ou de vous compromettre avec les « puissants » ?
F. L. : Les journalistes sont critiqués pour assister à ça. C’est absurde. Car justement le fait d’avoir l’opportunité de comprendre comment réfléchissent les gens qui sont dans les cercles de pouvoir, cela aide à la compréhension de la situation actuelle qu’on peut ensuite partager avec les auditeurs et les téléspectateurs. Si ce n’était que pour moi, ça n’aurait pas beaucoup d’intérêt. La seule règle au respect de laquelle on s’engage, c’est de ne pas citer les intervenants nommément. J’ai été au forum de Davos pendant une quinzaine d’années, on était aussi sous la gouverne de cette règle, la règle de Chatham House, qui permet aux gens de s’exprimer plus librement. L’avantage, pour les témoins que nous sommes, c’est de pouvoir bénéficier d’insights plus précis, d’être mieux renseigner sur un certain nombre de tendances, afin de mieux hiérarchiser les choses ou mieux les décrypter.
CW : Y a-t-il un « suivi » mis en place avec les anciens participants ? Est-ce que vous avez été destinataire d'un compte-rendu par exemple, y a-t-il une « amicale » des anciens participants du Bilderberg ?
F. L. : Moi, je n’ai pas du tout été contacté par quiconque depuis. Ni sous la forme d’envoi de comptes rendus, ni de suivi de quelque manière que ce soit, ni d’invitation pour l’édition 2018.
CW : Quel regard portez-vous sur les fantasmes de « complot » que suscite le Bilderberg ? On en parle comme de « la conférence la plus secrète du monde » et pourtant les pages qui traitent du sujet sur internet se comptent littéralement par millions. N'est-ce pas paradoxal ?
F. L. : Si. Je pense que le Bilderberg a toujours une image qui date d’une époque où tout était secret, y compris les participants et les thèmes. Mais d’après ce que j’ai compris, l’équipe actuelle veut renouveler les participants et alléger ce voile qui faisait que la réunion se tenait sans qu’absolument aucune information ne filtre. Donc il y a l’effet de traîne de l’époque précédente… Sur le fond, l’idée d’un complot est complètement saugrenue. C’est très naïf. Le fait de penser ça dénote quand même une méconnaissance profonde de la façon dont ça se passe, de la façon dont les sociétés humaines s’organisent. D’un certain côté, c’est bien pire que s’il y avait un complot : c’est-à-dire qu’il n’y a pas besoin de complot pour que l’élite mondiale soit à la tête de l’économie mondiale. Ce sont des cercles de reproduction par la formation, par les réseaux… au fond, le fonctionnement de la société lui-même. Et ça vaut aussi bien pour les Etats-Unis que pour l’Europe, la Chine ou la Russie. Vous avez des périodes dans l’histoire où les élites se renouvellent de façon brutale. Mais en période de paix, il y a une stabilité sociale très forte – assez problématique d’ailleurs je pense. Au fond, les « puissants » n’ont en rien besoin de se retrouver pour décider de l’avenir du monde. Parce que ça se fait quotidiennement avec des mécanismes beaucoup plus constants. De ce point de vue, les complotistes se trompent complètement de cibles.
CW : A quoi devraient-ils s’attaquer alors ?
F. L. : Lutter pour la diversité dans les écoles qui forment les élites, c’est sans doute beaucoup plus utile que d’aller se plaindre de la réunion du Bilderberg en demandant qu’elle soit publique. Bilderberg n’a aucun levier sur la marche du monde, sinon les conversations informelles que les uns peuvent avoir avec les autres. Mais ça, c’est la vie ! Ces gens-là se parlent, ils se parlent quotidiennement. Et je ne vois pas qu’on puisse interdire cela sinon dans une organisation tout à fait dictatoriale. Alors les bons leviers, cela peut être la redistribution, le travail sur l’éducation… il y a des tas de leviers politiques et économiques qui permettraient une meilleure répartition à la fois des richesses et des pouvoirs. Mais les fantasmes entretenus autour de ces réunions internationales comme Davos ou Bilderberg au cours des dernières années n’ont pas lieu d’être. Ce complotisme se fait une image un peu enfantine de la façon dont fonctionne le pouvoir économique et politique. Je pense que tant que ce type de théories se développera, les vrais pouvoirs n’ont aucun souci à se faire, parce que ce n’est pas comme ça qu’on les atteindra.
Voir aussi :
Bilderberg : « aucune décision n’est prise au cours de ces réunions »
Le groupe de Bilderberg s’est réuni cette année à Turin du 7 au 10 juin pour débattre notamment du « populisme en Europe », des « inégalités », de « l’intelligence artificielle » ou encore du « monde "post-vérité" ». François Lenglet, éditorialiste économique à France 2 et chroniqueur à RTL, a participé à la réunion de l’année dernière. Pour lui, « le complotisme se fait une image enfantine de la façon dont fonctionne le pouvoir ».
Conspiracy Watch : Dans quelles conditions avez-vous été invité à la réunion du Bilderberg en 2017 ?
François Lenglet : J’ai été contacté quelques mois avant le début de la réunion, vers la fin de l’année 2016, par le secrétariat de l’organisation qui m’a demandé si cela m’intéresserait. Je n’en savais pas beaucoup plus, ni sur les participants, ni sur l’ordre du jour, mais je connaissais de réputation le groupe et ça m’intéressait d’aller voir de mes propres yeux comment ce groupe fonctionne, travaille, ce qu’on y apprend, ce qu’on y fait.
CW : Et qu’y avez-vous appris ?
F. L. : Pas mal de choses. Plus sur la géopolitique que sur les autres domaines car en matière économique, ce sont des thèmes que je suis avec beaucoup plus d’application donc sur lesquels j’ai moins de surprises. Mais en matière de géopolitique par exemple, j’ai beaucoup appris sur la Russie et sur, au fond, la situation un peu en déclin de la Russie, le fait que c’est un pays à la fois, disons, moins puissant et plus dangereux qu’avant. L’autre domaine qui m’a beaucoup intéressé, c’était l’analyse de la crise coréenne. J’ai compris que, cette fois-ci, cette crise allait produire des développements relativement plus inhabituels, que c’était plus grave qu’auparavant. C’est ce que m’ont fait penser les interventions des personnes qui s’exprimaient sur ce sujet.
CW : Et ça s’est vérifié ?
F. L. : Oui, je le pense, assez largement. Les tirs de missiles balistiques auxquels on a assisté de la part du régime nord-coréen et l’agressivité inhabituelle de la troisième génération des Kim est quelque chose que je n’avais pas perçu à l’époque, alors que je connais pourtant assez bien la région – j’ai vécu en Corée, j’ai vécu en Chine, il y a 30 ans, j’ai été en Corée du Nord… Et l’expertise des gens qui étaient là-bas, au Bilderberg, m’a aidé à comprendre un peu mieux ce qui se passait. Ce qui m’amène à un commentaire plus général : les personnes qui sont sélectionnées pour participer au Bilderberg apportent leurs connaissances dans des domaines assez variés – la géopolitique, la politique, l’économie... – mais il y avait aussi le jeune responsable d’une ONG par exemple. De sorte que c’était un « recrutement » plus diversifié que ce à quoi je m’attendais. La majorité des participants était concentrée tout de même autour du monde des affaires et de responsables politiques qui, pour l’essentiel, avaient été aux manettes. Il y avait moins de gens qui étaient littéralement encore aujourd’hui aux manettes, sauf une partie concernant la nouvelle Administration américaine. Donald Trump venait d’être élu, donc c’était intéressant pour moi d’essayer de comprendre comment cette nouvelle Administration envisageait son rôle en matière commerciale, géopolitique, diplomatique, etc.
CW : Avez-vous craint qu'on vous reproche de « trahir » votre fonction de journaliste ou de vous compromettre avec les « puissants » ?
F. L. : Les journalistes sont critiqués pour assister à ça. C’est absurde. Car justement le fait d’avoir l’opportunité de comprendre comment réfléchissent les gens qui sont dans les cercles de pouvoir, cela aide à la compréhension de la situation actuelle qu’on peut ensuite partager avec les auditeurs et les téléspectateurs. Si ce n’était que pour moi, ça n’aurait pas beaucoup d’intérêt. La seule règle au respect de laquelle on s’engage, c’est de ne pas citer les intervenants nommément. J’ai été au forum de Davos pendant une quinzaine d’années, on était aussi sous la gouverne de cette règle, la règle de Chatham House, qui permet aux gens de s’exprimer plus librement. L’avantage, pour les témoins que nous sommes, c’est de pouvoir bénéficier d’insights plus précis, d’être mieux renseigner sur un certain nombre de tendances, afin de mieux hiérarchiser les choses ou mieux les décrypter.
CW : Y a-t-il un « suivi » mis en place avec les anciens participants ? Est-ce que vous avez été destinataire d'un compte-rendu par exemple, y a-t-il une « amicale » des anciens participants du Bilderberg ?
F. L. : Moi, je n’ai pas du tout été contacté par quiconque depuis. Ni sous la forme d’envoi de comptes rendus, ni de suivi de quelque manière que ce soit, ni d’invitation pour l’édition 2018.
CW : Quel regard portez-vous sur les fantasmes de « complot » que suscite le Bilderberg ? On en parle comme de « la conférence la plus secrète du monde » et pourtant les pages qui traitent du sujet sur internet se comptent littéralement par millions. N'est-ce pas paradoxal ?
F. L. : Si. Je pense que le Bilderberg a toujours une image qui date d’une époque où tout était secret, y compris les participants et les thèmes. Mais d’après ce que j’ai compris, l’équipe actuelle veut renouveler les participants et alléger ce voile qui faisait que la réunion se tenait sans qu’absolument aucune information ne filtre. Donc il y a l’effet de traîne de l’époque précédente… Sur le fond, l’idée d’un complot est complètement saugrenue. C’est très naïf. Le fait de penser ça dénote quand même une méconnaissance profonde de la façon dont ça se passe, de la façon dont les sociétés humaines s’organisent. D’un certain côté, c’est bien pire que s’il y avait un complot : c’est-à-dire qu’il n’y a pas besoin de complot pour que l’élite mondiale soit à la tête de l’économie mondiale. Ce sont des cercles de reproduction par la formation, par les réseaux… au fond, le fonctionnement de la société lui-même. Et ça vaut aussi bien pour les Etats-Unis que pour l’Europe, la Chine ou la Russie. Vous avez des périodes dans l’histoire où les élites se renouvellent de façon brutale. Mais en période de paix, il y a une stabilité sociale très forte – assez problématique d’ailleurs je pense. Au fond, les « puissants » n’ont en rien besoin de se retrouver pour décider de l’avenir du monde. Parce que ça se fait quotidiennement avec des mécanismes beaucoup plus constants. De ce point de vue, les complotistes se trompent complètement de cibles.
CW : A quoi devraient-ils s’attaquer alors ?
F. L. : Lutter pour la diversité dans les écoles qui forment les élites, c’est sans doute beaucoup plus utile que d’aller se plaindre de la réunion du Bilderberg en demandant qu’elle soit publique. Bilderberg n’a aucun levier sur la marche du monde, sinon les conversations informelles que les uns peuvent avoir avec les autres. Mais ça, c’est la vie ! Ces gens-là se parlent, ils se parlent quotidiennement. Et je ne vois pas qu’on puisse interdire cela sinon dans une organisation tout à fait dictatoriale. Alors les bons leviers, cela peut être la redistribution, le travail sur l’éducation… il y a des tas de leviers politiques et économiques qui permettraient une meilleure répartition à la fois des richesses et des pouvoirs. Mais les fantasmes entretenus autour de ces réunions internationales comme Davos ou Bilderberg au cours des dernières années n’ont pas lieu d’être. Ce complotisme se fait une image un peu enfantine de la façon dont fonctionne le pouvoir économique et politique. Je pense que tant que ce type de théories se développera, les vrais pouvoirs n’ont aucun souci à se faire, parce que ce n’est pas comme ça qu’on les atteindra.
Voir aussi :
Bilderberg : « aucune décision n’est prise au cours de ces réunions »
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