Pour semer le doute sur la responsabilité d’Assad dans les attaques chimiques commises en Syrie et décrédibiliser le travail de l’OIAC, la propagande russe s’appuie sur d’anciens diplomates qui ont dénoncé la politique américaine en Irak avant de basculer dans le conspirationnisme.
Ils sont quatre et partagent deux points communs. Tous, à des degrés divers, ont été à des postes à hautes responsabilités au moment de la seconde guerre du Golfe (2003) et se sont publiquement opposés à la politique américaine en Irak. Tous ont depuis été recyclés par la propagande du Kremlin.
Le dossier des attaques chimiques en Syrie a toujours fait l’objet de multiples campagnes de désinformation orchestrées par la Russie, alliée de Bachar el-Assad. Mais après l’attaque de Douma en avril 2018, la machine de Poutine est montée en puissance pour faire dérailler le travail de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), dont la Syrie vient d’être exclue.
Dans cette pièce de théâtre, José Bustani, Denis Halliday, Hans-Christof von Sponeck et Lawrence Wilkerson jouent le rôle de très respectables lanceurs d’alerte que l’on chercherait à faire taire.
Retour en arrière, à la fin des années 90. L’Irak est sous le coup d’un lourd embargo international imposé suite à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein. L’Irlandais Denis Halliday, qui a déjà derrière lui plus de trente ans de carrière aux Nations Unies, est nommé en 1997 coordinateur humanitaire de l’ONU en Irak. Il démissionne avec fracas un an plus tard, dénonçant les effets néfastes de l’embargo sur la population irakienne, et accuse publiquement le Conseil de sécurité de « génocide ». L’allemand Hans-Christof von Sponeck, lui aussi diplomate chevronné, prend le relais avant de démissionner pour les mêmes raisons en février 2000.
Quelques mois plus tard, c’est le choc du 11 septembre 2001. L’ex colonel américain Lawrence Wilkerson est alors le chef de cabinet du secrétaire d’État Colin Powell, pour qui il est chargé d’examiner le dossier de la CIA qui servira à préparer le fameux discours à la fiole devant le Conseil de sécurité des Nations Unies en février 2003 puis l’invasion irakienne le mois suivant. Depuis, il affirme avoir été dupé et condamne l’invasion irakienne, mais nie aussi la réalité de l’internement massif des Ouïghours au Xinjiang.
À cette époque, le tout premier directeur général de la jeune Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), fondée en 1997, est le Brésilien José Bustani. Les États-Unis, sous l’impulsion de John Bolton, alors sous-secrétaire d’État chargé des questions de désarmement, veulent le pousser à la démission. Bustani négociait alors avec le régime de Saddam Hussein pour qu’il rejoigne la Convention pour l’interdiction des armes chimiques et pour lancer des inspections en Irak. De quoi, selon lui, mettre en péril les plans de l’administration Bush.
Bustani sera effectivement démis de ses fonctions par un vote de l’OIAC en 2002 dans des circonstances très controversées. En 2003, le Tribunal administratif de l'Organisation internationale du travail reconnaîtra que l’éviction de Bustani était illégale et causée par des « ingérences politiques ».
Des figures de la politique internationale et américaine qui dénoncent les mensonges, les pressions et les intentions belliqueuses de Washington : du pain béni pour la Russie de Vladimir Poutine. Wilkerson, Sponeck et Bustani sont sans surprises devenus des invités de marque pour la chaîne de propagande russe RT où ils dénoncent la duplicité de la politique américaine au Moyen-Orient, quitte à valider le narratif du Kremlin. Bustani en particulier permet aux propagandistes russes de discréditer l’OIAC, institution qu’il a lui-même servi et qu’il s’évertue désormais à dynamiter.
On les retrouve également avec Denis Halliday parmi les signataires du « Statement of Concern » au sujet de l’enquête sur l’attaque chimique de Douma publié en mars dernier par la Courage Foundation, un satellite de Wikileaks qui a joué avec le Working group on Syria propaganda and media un rôle crucial dans la campagne de désinformation contre l’OIAC à partir de 2019, comme Conspiracy Watch l’avait raconté ici.
Mais ces transfuges ne se contentent pas tous de signer des lettres ouvertes. En avril dernier, Sponeck et Wilkerson ont participé à l'une de ces nombreuses conférences informelles organisée par la Russie à l’ONU et au cours desquelles ont déjà été invités à s’exprimer des conspirationnistes pro-Assad comme Eva Bartlett, Vanessa Beeley, Theodore Postol, ou encore Ian Henderson, le « lanceur d’alerte » de l’OIAC qui a fourni les documents à l’origine de la campagne de désinformation lancée contre l’enquête sur l’attaque chimique de Douma.
Le but de cette conférence d’avril 2021 était de dénoncer la « désinformation » sur les attaques chimiques en Syrie… du point de vue du Kremlin. Sponeck et Wilkerson s’y sont exprimés aux côtés d’Aaron Maté – chroniqueur du site conspirationniste américain The Grayzone, qui joue lui aussi un rôle crucial dans la campagne contre l’OIAC depuis 2019. À les entendre, l’enquête de l’OIAC ne serait qu’une farce destinée à fabriquer des preuves sur les armes chimiques pour justifier une intervention occidentale en Syrie, comme l’avaient fait les Américains pour l’Irak en 2003. Sauf que les preuves qui manquaient il y a vingt ans s’accumulent.
En octobre 2020, José Bustani avait déjà servi de courroie de transmission de la Russie à l’ONU. Le Conseil de sécurité débat alors des derniers développements concernant le dossier des armes chimiques en Syrie, l’OIAC venant de publier un rapport affirmant avoir découvert dans un centre de production syrien des produits chimiques qui auraient du être démantelés. Pour défendre son allié, la représentation russe impose le témoignage de Bustani, qui reprend les accusations fausses de WikiLeaks et d’Henderson sur l’enquête de Douma. Le Conseil refuse son intervention à la majorité. Mais qu’à cela ne tienne, l’histoire est encore plus belle : pour RT et The Grayzone, l’ancien directeur de l’OIAC a donc été « censuré ».
Et pourtant, si c’étaient eux qui complotaient avec des services de renseignements ? Le mois dernier, Paul McKeigue, professeur à l’Université d’Édimbourg et membre du Working group on Syria propaganda and media (WGSPM), a été pris la main dans le sac en train d’échanger des infos cruciales avec un dénommé « Ivan », qu’il prenait pour un espion russe.
McKeigue l’encourageait à enquêter sur des journalistes occidentaux, ainsi que sur des témoins d’attaques chimiques en Syrie, et demandait son aide pour mettre à genoux la Commission for International Justice and Accountability (CIJA), une organisation privée indépendante qui a accumulé des tonnes de documents prouvant les crimes du régime syrien et qui a contribué à l’ouverture des premières plaintes en Europe.
Pire encore, McKeigue lâche à « Ivan » que des membres du WGSPM sont en contact réguliers avec pas moins de quatre diplomates russes, à Genève, La Haye, New York et Londres, allant jusqu’à admettre que les campagnes médiatiques de son groupe étaient coordonnées avec ces derniers. Pour ne rien gâcher, le professeur britannique admet également que la création récente du Berlin Group 21 n’est qu’une façade du WGSPM pour lui permettre d’échapper aux critiques et de pousser ses campagnes en Allemagne.
Dès sa création en mars dernier, le Berlin Group 21 avait en effet relayé le « Statement of Concern » de la Courage Foundation, signé donc par nos quatre rebelles, ainsi que par Roger Waters, Tulsi Gabbard, Ray McGovern, Noam Chomsky, John Pilger ou encore Theodore Postol, Le Berlin Group 21 a été co-fondé par le conspirationniste Richard Falk… avec nul autre qu’Hans-Christof von Sponeck et José Bustani.
Nul doute que cet aréopage sera encore mobilisé très prochainement. Ces derniers mois, l’Identification and Investigation Team de l’OIAC a désigné Assad comme responsable de deux nouvelles attaques chimiques, celle de Latamneh en mars 2017 et de Saraqib en février 2018. L’organisation doit également désigner un coupable pour l’attaque de Douma, où tous les éléments pointent une fois encore vers Damas.
Voir aussi :
Affaire Skripal : Craig Murray s'enfonce un peu plus dans la théorie du complot
Sur RT France, Jacques Baud coche toutes les cases du conspirationnisme géopolitique
Ils sont quatre et partagent deux points communs. Tous, à des degrés divers, ont été à des postes à hautes responsabilités au moment de la seconde guerre du Golfe (2003) et se sont publiquement opposés à la politique américaine en Irak. Tous ont depuis été recyclés par la propagande du Kremlin.
Le dossier des attaques chimiques en Syrie a toujours fait l’objet de multiples campagnes de désinformation orchestrées par la Russie, alliée de Bachar el-Assad. Mais après l’attaque de Douma en avril 2018, la machine de Poutine est montée en puissance pour faire dérailler le travail de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), dont la Syrie vient d’être exclue.
Dans cette pièce de théâtre, José Bustani, Denis Halliday, Hans-Christof von Sponeck et Lawrence Wilkerson jouent le rôle de très respectables lanceurs d’alerte que l’on chercherait à faire taire.
Retour en arrière, à la fin des années 90. L’Irak est sous le coup d’un lourd embargo international imposé suite à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein. L’Irlandais Denis Halliday, qui a déjà derrière lui plus de trente ans de carrière aux Nations Unies, est nommé en 1997 coordinateur humanitaire de l’ONU en Irak. Il démissionne avec fracas un an plus tard, dénonçant les effets néfastes de l’embargo sur la population irakienne, et accuse publiquement le Conseil de sécurité de « génocide ». L’allemand Hans-Christof von Sponeck, lui aussi diplomate chevronné, prend le relais avant de démissionner pour les mêmes raisons en février 2000.
Quelques mois plus tard, c’est le choc du 11 septembre 2001. L’ex colonel américain Lawrence Wilkerson est alors le chef de cabinet du secrétaire d’État Colin Powell, pour qui il est chargé d’examiner le dossier de la CIA qui servira à préparer le fameux discours à la fiole devant le Conseil de sécurité des Nations Unies en février 2003 puis l’invasion irakienne le mois suivant. Depuis, il affirme avoir été dupé et condamne l’invasion irakienne, mais nie aussi la réalité de l’internement massif des Ouïghours au Xinjiang.
À cette époque, le tout premier directeur général de la jeune Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), fondée en 1997, est le Brésilien José Bustani. Les États-Unis, sous l’impulsion de John Bolton, alors sous-secrétaire d’État chargé des questions de désarmement, veulent le pousser à la démission. Bustani négociait alors avec le régime de Saddam Hussein pour qu’il rejoigne la Convention pour l’interdiction des armes chimiques et pour lancer des inspections en Irak. De quoi, selon lui, mettre en péril les plans de l’administration Bush.
Bustani sera effectivement démis de ses fonctions par un vote de l’OIAC en 2002 dans des circonstances très controversées. En 2003, le Tribunal administratif de l'Organisation internationale du travail reconnaîtra que l’éviction de Bustani était illégale et causée par des « ingérences politiques ».
Des figures de la politique internationale et américaine qui dénoncent les mensonges, les pressions et les intentions belliqueuses de Washington : du pain béni pour la Russie de Vladimir Poutine. Wilkerson, Sponeck et Bustani sont sans surprises devenus des invités de marque pour la chaîne de propagande russe RT où ils dénoncent la duplicité de la politique américaine au Moyen-Orient, quitte à valider le narratif du Kremlin. Bustani en particulier permet aux propagandistes russes de discréditer l’OIAC, institution qu’il a lui-même servi et qu’il s’évertue désormais à dynamiter.
On les retrouve également avec Denis Halliday parmi les signataires du « Statement of Concern » au sujet de l’enquête sur l’attaque chimique de Douma publié en mars dernier par la Courage Foundation, un satellite de Wikileaks qui a joué avec le Working group on Syria propaganda and media un rôle crucial dans la campagne de désinformation contre l’OIAC à partir de 2019, comme Conspiracy Watch l’avait raconté ici.
Mais ces transfuges ne se contentent pas tous de signer des lettres ouvertes. En avril dernier, Sponeck et Wilkerson ont participé à l'une de ces nombreuses conférences informelles organisée par la Russie à l’ONU et au cours desquelles ont déjà été invités à s’exprimer des conspirationnistes pro-Assad comme Eva Bartlett, Vanessa Beeley, Theodore Postol, ou encore Ian Henderson, le « lanceur d’alerte » de l’OIAC qui a fourni les documents à l’origine de la campagne de désinformation lancée contre l’enquête sur l’attaque chimique de Douma.
Le but de cette conférence d’avril 2021 était de dénoncer la « désinformation » sur les attaques chimiques en Syrie… du point de vue du Kremlin. Sponeck et Wilkerson s’y sont exprimés aux côtés d’Aaron Maté – chroniqueur du site conspirationniste américain The Grayzone, qui joue lui aussi un rôle crucial dans la campagne contre l’OIAC depuis 2019. À les entendre, l’enquête de l’OIAC ne serait qu’une farce destinée à fabriquer des preuves sur les armes chimiques pour justifier une intervention occidentale en Syrie, comme l’avaient fait les Américains pour l’Irak en 2003. Sauf que les preuves qui manquaient il y a vingt ans s’accumulent.
En octobre 2020, José Bustani avait déjà servi de courroie de transmission de la Russie à l’ONU. Le Conseil de sécurité débat alors des derniers développements concernant le dossier des armes chimiques en Syrie, l’OIAC venant de publier un rapport affirmant avoir découvert dans un centre de production syrien des produits chimiques qui auraient du être démantelés. Pour défendre son allié, la représentation russe impose le témoignage de Bustani, qui reprend les accusations fausses de WikiLeaks et d’Henderson sur l’enquête de Douma. Le Conseil refuse son intervention à la majorité. Mais qu’à cela ne tienne, l’histoire est encore plus belle : pour RT et The Grayzone, l’ancien directeur de l’OIAC a donc été « censuré ».
Et pourtant, si c’étaient eux qui complotaient avec des services de renseignements ? Le mois dernier, Paul McKeigue, professeur à l’Université d’Édimbourg et membre du Working group on Syria propaganda and media (WGSPM), a été pris la main dans le sac en train d’échanger des infos cruciales avec un dénommé « Ivan », qu’il prenait pour un espion russe.
McKeigue l’encourageait à enquêter sur des journalistes occidentaux, ainsi que sur des témoins d’attaques chimiques en Syrie, et demandait son aide pour mettre à genoux la Commission for International Justice and Accountability (CIJA), une organisation privée indépendante qui a accumulé des tonnes de documents prouvant les crimes du régime syrien et qui a contribué à l’ouverture des premières plaintes en Europe.
Pire encore, McKeigue lâche à « Ivan » que des membres du WGSPM sont en contact réguliers avec pas moins de quatre diplomates russes, à Genève, La Haye, New York et Londres, allant jusqu’à admettre que les campagnes médiatiques de son groupe étaient coordonnées avec ces derniers. Pour ne rien gâcher, le professeur britannique admet également que la création récente du Berlin Group 21 n’est qu’une façade du WGSPM pour lui permettre d’échapper aux critiques et de pousser ses campagnes en Allemagne.
Dès sa création en mars dernier, le Berlin Group 21 avait en effet relayé le « Statement of Concern » de la Courage Foundation, signé donc par nos quatre rebelles, ainsi que par Roger Waters, Tulsi Gabbard, Ray McGovern, Noam Chomsky, John Pilger ou encore Theodore Postol, Le Berlin Group 21 a été co-fondé par le conspirationniste Richard Falk… avec nul autre qu’Hans-Christof von Sponeck et José Bustani.
Nul doute que cet aréopage sera encore mobilisé très prochainement. Ces derniers mois, l’Identification and Investigation Team de l’OIAC a désigné Assad comme responsable de deux nouvelles attaques chimiques, celle de Latamneh en mars 2017 et de Saraqib en février 2018. L’organisation doit également désigner un coupable pour l’attaque de Douma, où tous les éléments pointent une fois encore vers Damas.
Voir aussi :
Affaire Skripal : Craig Murray s'enfonce un peu plus dans la théorie du complot
Sur RT France, Jacques Baud coche toutes les cases du conspirationnisme géopolitique
Depuis seize ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.