Comment lutter contre la radicalisation ou la théorie du complot à l’école ? Récemment, dans une tribune publiée dans Libération, des intellectuels critiquaient l’injonction de l’Education nationale à «penser droit». D’autres experts rappellent ici la nécessaire lutte contre ce phénomène.
Il ne s’agit pas de se faire ici les avocats d’une politique. Plutôt de dire notre surprise de voir certaines personnes pour lesquelles la lutte contre le complotisme est, selon leurs propres termes, la «nouvelle marotte du moment», se mettre à donner des leçons à ceux qui entendent mener ce combat.
Nous sommes un certain nombre à dresser le constat que le conspirationnisme est un phénomène qui traverse toute notre société et n’épargne pas l’Ecole. Depuis des années maintenant, les commentaires et discours à teneur conspirationniste se retrouvent dans les bouches et les copies d’élèves. Mesurant ce que cet état de fait pouvait avoir de préoccupant, nous n’avons pas attendu le récent plan gouvernemental pour nous retrousser les manches et agir.
En criant «Haro sur la jeunesse !», comme l’écrivent les signataires de ce texte ?
Non. En mettant en place des ateliers d’autodéfense intellectuelle, de pédagogie des médias, en sensibilisant les élèves à la question de la fiabilité des sources et de leur nécessaire vérification, à celle des différents biais cognitifs susceptibles d’égarer leur jugement, en les formant à un usage éclairé d’Internet ou encore en insistant sur l’indispensable maîtrise des connaissances fondamentales, notamment en histoire.
En dénonçant «une volonté contre-productive de normalisation des représentations», une «injonction d’enseigner à tous comment penser droit» et même «un catéchisme» (sic) anticomplotiste, les signataires de cette tribune-réquisitoire ajoutent du fantasme aux fantasmes. Associant l’outrance à la suffisance, ils trahissent leur méconnaissance de la réalité et de la diversité des réponses pédagogiques qui tentent d’être apportées au conspirationnisme.
Loin de tout dogmatisme ethnocentriste, les initiatives qui ont émergé au cours des dernières années ont pour dénominateur commun de mettre l’accent sur la formation à l’esprit critique. Evite-t-on toujours le risque d’encourager, au travers d’un enseignement dispensé sans méthode et dans la précipitation, le relativisme et la suspicion ? Peut-être pas. Mais ce n’est pas là le propos des auteurs de ce texte, qui déplorent la distinction, pourtant constitutive de l’Ecole et de sa mission, entre «ceux qui croient» et «ceux qui savent». Eternelle antienne du relativisme culturel…
Personne ne prétend que ce qu’essaient de mettre en œuvre les pouvoirs publics pour, sinon enrayer, du moins juguler le complotisme à l’école est parfait. Certaines initiatives, qui ont suivi la prise de conscience après les attentats de janvier 2015, ont certainement péché par leur caractère improvisé. Au moins avaient-elles le mérite d’exister.
Mais en prêtant au gouvernement l’intention de transformer les professeurs en «agents de contre-propagande» et en «commissaires politiques de la rééducation mentale» - sans voir qu’ils empruntent là à une phraséologie douteuse que ne renieraient pas les complotistes -, les signataires de cette tribune ne font pas que lutter contre des moulins à vent : ils opposent un déni de réalité au constat largement partagé de la présence massive des mythes complotistes les plus éculés dans la culture juvénile. Sur le terrain, ces mystifications circulent bel et bien, et dans des proportions, semble-t-il, inédites. S’en inquiéter ne relève d’aucune croisade anti-jeunes !
Les outils proposés par l’Education nationale ne sauraient remplacer un «enseignement accru des sciences humaines à l’école», lit-on. Nul ne prétend, là encore, le contraire. Mais en attendant de familiariser davantage encore nos collégiens et nos lycéens aux subtilités de l’histoire des idées, aux arcanes de la philosophie politique et aux méthodes de la sociologie, que fait-on ? Il est urgent de mieux enseigner les sciences sociales, affirme cette tribune. Le problème est qu’elle nous donne surtout l’impression qu’il est urgent de ne rien entreprendre contre le complotisme.
Premiers signataires : Gérald Bronner, sociologue (université Paris-Diderot), Emmanuelle Daviet, journaliste (France Inter), responsable du dispositif InterClass, Emmanuel Debono, historien (ENS - Lyon), Cyril Di Méo, professeur de sciences économiques et sociales (lycée militaire d’Aix-en-Provence), Thomas Huchon, journaliste (Spicee), Valérie Igounet, historienne, chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), Denis Le Guen, professeur d’histoire-géographie (lycée Simone-de-Beauvoir de Garges-lès-Gonesse), Sophie Mazet, professeure agrégée d’anglais (lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen), Tristan Mendès-France, chargé de cours au Celsa (université Sorbonne Nouvelle - Paris-III), Bruno Poilvet, professeur d’histoire-géographie (lycée Condorcet de La Varenne-Saint-Hilaire), Karen Prévost-Sorbe, professeure d’histoire-géographie (collège Edouard-Vaillant de Vierzon), Rudy Reichstadt, directeur de l’Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch) et Iannis Roder professeur d’histoire-géographie (collège Pierre-de-Geyter de Saint-Denis).
Source : tribune publiée le 1er juillet 2016 dans Libération.
MàJ : L'historien des idées Pierre-André Taguieff, auteur de très nombreux travaux sur le phénomène complotiste, nous a manifesté par courriel son soutien sans réserve à cette tribune.
Autres signataires :
Anne Brunel, journaliste, responsable de l'émission "Les Légendes du web" (France Inter), Rose-Marie Farinella, professeure des écoles (école primaire Taninges), Jérôme Quirant, maître de conférences (Université de Montpellier), animateur du site Bastison.net.
Il ne s’agit pas de se faire ici les avocats d’une politique. Plutôt de dire notre surprise de voir certaines personnes pour lesquelles la lutte contre le complotisme est, selon leurs propres termes, la «nouvelle marotte du moment», se mettre à donner des leçons à ceux qui entendent mener ce combat.
Nous sommes un certain nombre à dresser le constat que le conspirationnisme est un phénomène qui traverse toute notre société et n’épargne pas l’Ecole. Depuis des années maintenant, les commentaires et discours à teneur conspirationniste se retrouvent dans les bouches et les copies d’élèves. Mesurant ce que cet état de fait pouvait avoir de préoccupant, nous n’avons pas attendu le récent plan gouvernemental pour nous retrousser les manches et agir.
En criant «Haro sur la jeunesse !», comme l’écrivent les signataires de ce texte ?
Non. En mettant en place des ateliers d’autodéfense intellectuelle, de pédagogie des médias, en sensibilisant les élèves à la question de la fiabilité des sources et de leur nécessaire vérification, à celle des différents biais cognitifs susceptibles d’égarer leur jugement, en les formant à un usage éclairé d’Internet ou encore en insistant sur l’indispensable maîtrise des connaissances fondamentales, notamment en histoire.
En dénonçant «une volonté contre-productive de normalisation des représentations», une «injonction d’enseigner à tous comment penser droit» et même «un catéchisme» (sic) anticomplotiste, les signataires de cette tribune-réquisitoire ajoutent du fantasme aux fantasmes. Associant l’outrance à la suffisance, ils trahissent leur méconnaissance de la réalité et de la diversité des réponses pédagogiques qui tentent d’être apportées au conspirationnisme.
Loin de tout dogmatisme ethnocentriste, les initiatives qui ont émergé au cours des dernières années ont pour dénominateur commun de mettre l’accent sur la formation à l’esprit critique. Evite-t-on toujours le risque d’encourager, au travers d’un enseignement dispensé sans méthode et dans la précipitation, le relativisme et la suspicion ? Peut-être pas. Mais ce n’est pas là le propos des auteurs de ce texte, qui déplorent la distinction, pourtant constitutive de l’Ecole et de sa mission, entre «ceux qui croient» et «ceux qui savent». Eternelle antienne du relativisme culturel…
Personne ne prétend que ce qu’essaient de mettre en œuvre les pouvoirs publics pour, sinon enrayer, du moins juguler le complotisme à l’école est parfait. Certaines initiatives, qui ont suivi la prise de conscience après les attentats de janvier 2015, ont certainement péché par leur caractère improvisé. Au moins avaient-elles le mérite d’exister.
Mais en prêtant au gouvernement l’intention de transformer les professeurs en «agents de contre-propagande» et en «commissaires politiques de la rééducation mentale» - sans voir qu’ils empruntent là à une phraséologie douteuse que ne renieraient pas les complotistes -, les signataires de cette tribune ne font pas que lutter contre des moulins à vent : ils opposent un déni de réalité au constat largement partagé de la présence massive des mythes complotistes les plus éculés dans la culture juvénile. Sur le terrain, ces mystifications circulent bel et bien, et dans des proportions, semble-t-il, inédites. S’en inquiéter ne relève d’aucune croisade anti-jeunes !
Les outils proposés par l’Education nationale ne sauraient remplacer un «enseignement accru des sciences humaines à l’école», lit-on. Nul ne prétend, là encore, le contraire. Mais en attendant de familiariser davantage encore nos collégiens et nos lycéens aux subtilités de l’histoire des idées, aux arcanes de la philosophie politique et aux méthodes de la sociologie, que fait-on ? Il est urgent de mieux enseigner les sciences sociales, affirme cette tribune. Le problème est qu’elle nous donne surtout l’impression qu’il est urgent de ne rien entreprendre contre le complotisme.
Premiers signataires : Gérald Bronner, sociologue (université Paris-Diderot), Emmanuelle Daviet, journaliste (France Inter), responsable du dispositif InterClass, Emmanuel Debono, historien (ENS - Lyon), Cyril Di Méo, professeur de sciences économiques et sociales (lycée militaire d’Aix-en-Provence), Thomas Huchon, journaliste (Spicee), Valérie Igounet, historienne, chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), Denis Le Guen, professeur d’histoire-géographie (lycée Simone-de-Beauvoir de Garges-lès-Gonesse), Sophie Mazet, professeure agrégée d’anglais (lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen), Tristan Mendès-France, chargé de cours au Celsa (université Sorbonne Nouvelle - Paris-III), Bruno Poilvet, professeur d’histoire-géographie (lycée Condorcet de La Varenne-Saint-Hilaire), Karen Prévost-Sorbe, professeure d’histoire-géographie (collège Edouard-Vaillant de Vierzon), Rudy Reichstadt, directeur de l’Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch) et Iannis Roder professeur d’histoire-géographie (collège Pierre-de-Geyter de Saint-Denis).
Source : tribune publiée le 1er juillet 2016 dans Libération.
MàJ : L'historien des idées Pierre-André Taguieff, auteur de très nombreux travaux sur le phénomène complotiste, nous a manifesté par courriel son soutien sans réserve à cette tribune.
Autres signataires :
Anne Brunel, journaliste, responsable de l'émission "Les Légendes du web" (France Inter), Rose-Marie Farinella, professeure des écoles (école primaire Taninges), Jérôme Quirant, maître de conférences (Université de Montpellier), animateur du site Bastison.net.
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