La 21e édition de la Transmediale, rencontre berlinoise dévolue aux arts numériques, mêle expositions et performances autour des théories conspirationnistes.
Jamais un medium n’aura autant contribué à fabriquer de la paranoïa. Internet, réseau des réseaux, est le lieu rêvé des sciences parallèles, campagnes de désinformation et théories du complot. La Transmediale, festival d’art et de culture numérique berlinois qui explore les incidences des technologies sur notre société, a placé cette 21e édition sous le sulfureux intitulé « Conspire ».
Les conspirations ne datent certes pas de l’invention du Net (même s’il facilite et accélère leur diffusion), mais leur prolifération témoigne d’un certain état de la société, où la suspicion est devenue le mode de perception ordinaire. Ce monde, de plus en plus complexe et opaque et où il devient difficile de distinguer le vrai du faux, ouvre la voie à toutes les spéculations. «Sur cette planète solitaire, il est mieux d’avoir un ennemi imaginaire que de n’avoir personne au monde»,écrit l’artiste Konrad Becker.
Tout en s’employant à en démonter les mécanismes lors des conférences, dont l’une dévolue aux «politiques de la peur» menées par les gouvernements pour manipuler les opinions suite au 11-Septembre, la Transmediale ne se restreint pas aux connotations péjoratives de la conspiration, mais y perçoit également une stratégie artistique des plus fertiles. Artistes comploteurs et hacktivistes étaient réunis au salon Bilderberg, allusion au fameux groupe secret du même nom qui rassemble depuis 1954 l’élite politique, militaire et économique occidentale, souvent décrit comme un gouvernement mondial de l’ombre.
Coalition. Les artistes suisses Christophe Wachter et Mathias Jud ont levé le voile sur leur nouveau projet Picidae, un logiciel qui permet de contourner la censure sur Internet, toujours davantage contrôlé et filtré, souvent à l’insu de l’utilisateur. Picidae est notamment utilisé par les dissidents chinois pour accéder à des pages interdites. Sous le nom de code GWEI (acronyme pour Google will eat itself), se poursuit également une opération souterraine de longue haleine visant à racheter Google via son propre système publicitaire. Fruit d’une coalition entre Ubermorgen. com, Alessandro Ludovico et Paolo Cirio, GWEI n’est pas le seul complot signé par ces «voleurs de l’invisible», comme ils aiment à se qualifier. Leur dernière victime est Amazon. Les artistes ont détourné un service proposé par Amazon à ses clients, qui permet d’effectuer une recherche par mot-clé à l’intérieur d’un grand nombre de livres numérisés. Lorsque le mot est trouvé, l’utilisateur peut lire le paragraphe dans lequel il figure. Cette possibilité inespérée a attisé la convoitise des artistes qui ont mis au point un programme permettant de lancer des listes de mots clés et d’assembler les paragraphes associés jusqu’à reconstituer des livres entiers sous forme de PDF redistribués dans les réseaux Peer to peer. Ils ont ainsi téléchargé près de 3 000 ouvrages, jusqu’à ce qu’Amazon découvre la manœuvre et que les auteurs vendent leur âme au diable en revendant le logiciel à la librairie en ligne !
Poétique. Dans l’exposition, il ne reste que les traces de cette machination digne d’un scénario de film noir, intitulée Amazon Noir : The Big Book Crime. L’un des livres obtenus par ce hacking, Steal This Book d’Abbie Hoffman, classique de la contre culture, y est présenté dans un incubateur. «Enfant illégitime et prématuré né de la relation entre Amazon et le copyright, illégitime parce qu’il s’agit d’une impression non autorisée d’un livre sous copyright», notent les auteurs. Les œuvres rassemblées par la commissaire Nataša Petrešin-Bachelez explorent la conspiration sous un angle poétique, s’attachant aux racines latines du mot - «respirer ensemble». La propension des gens à interpréter la réalité s’est renforcée à l’ère digitale, créant une sorte de «culture du conte contemporain».
Depuis le début des années 90, s’est ainsi constituée une communauté sur le Net qui scrute attentivement les «Chemtrails». Christopher Keller collectionne les photos et vidéos amateurs concernant ce mystérieux phénomène qui n’est pas sans évoquer celui des ovnis. Certaines traces étranges laissées dans le ciel par les avions comporteraient des produits chimiques toxiques, dont le gouvernement arroserait délibérément la population. Une théorie qui a eu un tel écho que Greenpeace a dû intervenir. Keller s’interroge sur cette paranoïa qui semble s’être emparée des Etats-Unis. Alain Declercq s’amuse de cette suspicion généralisée dans sa vidéo Mike, parodie de documentaire réalisée en 2005 qui joue avec l’iconographie du 11 Septembre et dont le «héros» est un agent de renseignements. Ce qui lui a valu à l’époque une descente musclée de la division antiterroriste.
Intrigante, limite hermétique, l’exposition est parsemée de signes. Les écussons militaires présentés par Trevor Paglen regorgent de symboles ésotériques, formules latines, étoiles, sorciers et dragons, qui évoquent d’obscures sociétés secrètes. Il en va de même de la vidéo d’un mystérieux sommet du M8, qui réunit autour d’une table les dirigeants des micronations, communautés utopiques qui proposent des alternatives au pouvoir établi.
Levier. Parce qu’elles contredisent l’histoire officielle et construisent des réalités alternatives, les théories conspirationnistes ont toujours été un levier des contre-cultures. Transitioners, l’agence de tendances politiques imaginée par Société réaliste, puise dans les utopies saint-simoniennes et fouriéristes pour designer les révolutions à venir à l’aide de diagrammes, cartes, logos et statistiques. Les cartes complexes de Bureau d’études révèlent quant à elles les connexions de pouvoir d’ordinaire cachées et tentent de montrer qui gouverne réellement le monde.
On sort de cette édition vaguement inquiet, après qu’Otto E. Rössler, professeur à l’université de Tübingen et pionnier des recherches sur la théorie du chaos, nous a fait partager ses craintes concernant la supposée création de micro trous noirs dans le LHC (grand collisionneur de hadrons), le plus puissant accélérateur de particules, qui devrait être mis en service cette année près de Genève. Un scénario catastrophe (jugé improbable par les scientifiques spécialistes de la question) qui, selon lui, déboucherait sur l’anéantissement de la planète en moins de cinquante mois...
Source : Libération du 5 février 2008
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