Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Contre le complotisme : prévenir plutôt que guérir

Publié par La Rédaction14 novembre 2020,

La revue Nature a publié il y a quelques jours un article d’Aleksandra Cichocka, directrice du département de psychologie politique à l’Université du Kent à Canterbury. Conspiracy Watch en propose ici une traduction.

La Premier ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern (crédits : Ministry of Justice of New Zealand).

Le complotisme peut décourager la participation politique, saper toute action en faveur de la protection de l'environnement et inciter à la violence. Le fait d'appartenir, sur Internet, à des groupes complotistes tels que QAnon, peut contribuer à l'extrémisme violent selon une étude parue cette année. Enfin, l'adhésion aux théories du complot est corrélée à un moindre respect des mesures de santé publique. C’est pourquoi l'OMS a solennellement appelé les pays à juguler la désinformation en matière de santé.

Mais comment ? Plus d'une centaine d'universitaires ont comme moi participé à la rédaction du Routledge Handbook of Conspiracy Theories [« Manuel des théories du complot »]. Sur ses quarante-huit chapitres, un seul explore directement la manière de contrer les théories du complot. Il en ressort qu'il est plus facile de les diffuser que de les réfuter. Corriger des croyances déjà profondément enracinées est très difficile.

Il vaut donc mieux empêcher les mensonges de prendre racine que d'essayer de les éliminer a posteriori. Au-delà de la question des contenus eux-mêmes, des plateformes qui les diffusent et des algorithmes qui facilitent cette diffusion, cela implique d’examiner ce qui favorise la vulnérabilité du public à ces thèses.

[...] Les convictions idéologiques se forgent au point de rencontre entre des signaux émanant du monde politico-médiatique du haut vers le bas et l'expression de besoins psychologiques du bas vers le haut. Des centaines d'études ont appliqué ce modèle aux croyances complotistes. Il apparaît que trois grands besoins psychologiques sous-tendent ces croyances complotistes :

  • celui de comprendre le monde ;
  • celui de se sentir en sécurité et d'appartenir à un groupe ;
  • enfin, celui de se sentir bien dans sa peau et parmi ses pairs.

Les personnes qui sont sur la défensive sont plus susceptibles que les autres d'adhérer à des théories du complot, peut-être pour reporter sur autrui des reproches qu’on pourrait leur faire. Les sentiments d'impuissance, d'anxiété, d'isolement et d'aliénation, sont également corrélés au conspirationnisme : ceux qui ont le sentiment de ne compter pour rien dans le système politique ont tendance à supposer que tout le système est en proie à des influences néfastes.

>>> Lire, sur Conspiracy Watch : Pourquoi le sentiment d’échec personnel et le complotisme sont-ils liés ? (15/02/2019)

Les politiciens qui se sentent eux-mêmes menacés attisent ces craintes. En pleine campagne présidentielle, Donald Trump a parlé « de gens qui œuvrent dans l’ombre » et d'un avion « rempli de voyous ». De même, Jaroslaw Kaczynski, président du parti conservateur polonais Droit et Justice, a insinué en octobre que les manifestations contre l'interdiction de l'avortement étaient organisées par des forces visant à détruire la nation, portant des masques paramilitaires.

La pandémie de Covid-19 a créé une situation idéale pour rendre les gens vulnérables aux récits complotistes. L'incertitude et l'anxiété sont élevées. Le confinement et les mesures de distanciation sociale favorisent l'isolement des personnes. Ceux qui ont du mal à comprendre cette situation qui n'a aucun précédent ont pu tendre l'oreille à des explications extraordinaires. L’extinction de la pandémie signifiera-t-elle la sortie de l’infodémie ? Hélas, rien n’est moins sûr.

D'abord, si certains besoins sociaux seront soulagés, le chagrin, l’incertitude, l'impuissance et la peur de la marginalisation continueront de peser sur ceux dont la santé a été dégradée, qui ont perdu un proche, leur emploi ou ont dû interrompre leurs études. La relance ne peut pas être uniquement économique ou sanitaire. Ne pas chercher à remédier à la crise de la santé mentale risque de perpétuer la crise de l'information que nous sommes en train de traverser.

Deuxièmement, on commence à étudier l'évolution sur le temps long de la vulnérabilité au complotisme, c’est-à-dire au regard des grands événements politiques. Une analyse du courrier des lecteurs adressé aux rédactions du New York Times et du Chicago Tribune entre 1890 et 2010 fait apparaître des pics de corrélations entre le complotisme et des séquences historiques fortes, comme au début des années 1950, après la Seconde Guerre mondiale (voir J. E. Uscinski & J. M. Parent, American Conspiracy Theories, Oxford University Press, 2014 ; non traduit). Pourtant, des recherches de terrain longitudinales demeurent encore trop rares. Multiplier les études sur les réponses psychologiques à la pandémie pourrait fournir des informations précieuses pour guider les interventions.

En attendant, il ne faut pas abandonner d'autres méthodes pour corriger la désinformation et enrayer sa propagation. Le debunking est extrêmement difficile mais peut fonctionner. Les debunkers ne peuvent pas se contenter d’étiqueter les fausses informations comme « intox », ils doivent expliquer précisément en quoi elles sont fausses ou mensongères, et quelles stratégies ont été utilisées pour tromper le public.

Le « pre-bunking » est encore plus efficace. Agissant comme une sorte de vaccin contre la désinformation, cette technique consiste à avertir les gens qu'ils risquent d’être confrontés à des fake news sur tel ou tel sujet. Des jeux en ligne tels que Bad News et Go Viral ! montrent semble-t-il efficacement comment les fausses nouvelles se propagent. Inciter les gens à davantage tenir compte de l'exactitude d'une information réduit leur tendance à partager des fausses informations.

Go Viral ! (capture d'écran)

Ces actions préventives peuvent être amplifiées si l’on s’efforce de répondre correctement aux besoins psychologiques des gens. Cela pourrait améliorer leur bien-être et limiter ainsi le recours aux théories du complot et autres informations erronées. L'instruction s'oppose au conspirationnisme parce qu'elle stimule la pensée analytique et renforce l'esprit critique. [...]

La Nouvelle-Zélande a géré la crise pandémique mieux que bien d’autres pays. La Premier ministre Jacinda Ardern a mis l'accent sur la solidarité et la transparence dans le processus de décision politique. Ce faisant, elle a offert à tous un but commun. Malgré une augmentation de la détresse pendant le confinement, les Néo-Zélandais n'ont pas spécialement versé dans le complotisme et leur confiance dans la science en est sortie renforcée. C’est une approche qui mérite d'être étendue au niveau mondial.

 

Source : Aleksandra Cichocka, "To counter conspiracy theories, boost well-being", Nature, 587, 177 (2020) ; remerciements à P. M. pour le travail de traduction.

 

Voir aussi :

Désinformation : pourquoi la Finlande résiste mieux que les autres pays aux fake news

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La Premier ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern (crédits : Ministry of Justice of New Zealand).

Le complotisme peut décourager la participation politique, saper toute action en faveur de la protection de l'environnement et inciter à la violence. Le fait d'appartenir, sur Internet, à des groupes complotistes tels que QAnon, peut contribuer à l'extrémisme violent selon une étude parue cette année. Enfin, l'adhésion aux théories du complot est corrélée à un moindre respect des mesures de santé publique. C’est pourquoi l'OMS a solennellement appelé les pays à juguler la désinformation en matière de santé.

Mais comment ? Plus d'une centaine d'universitaires ont comme moi participé à la rédaction du Routledge Handbook of Conspiracy Theories [« Manuel des théories du complot »]. Sur ses quarante-huit chapitres, un seul explore directement la manière de contrer les théories du complot. Il en ressort qu'il est plus facile de les diffuser que de les réfuter. Corriger des croyances déjà profondément enracinées est très difficile.

Il vaut donc mieux empêcher les mensonges de prendre racine que d'essayer de les éliminer a posteriori. Au-delà de la question des contenus eux-mêmes, des plateformes qui les diffusent et des algorithmes qui facilitent cette diffusion, cela implique d’examiner ce qui favorise la vulnérabilité du public à ces thèses.

[...] Les convictions idéologiques se forgent au point de rencontre entre des signaux émanant du monde politico-médiatique du haut vers le bas et l'expression de besoins psychologiques du bas vers le haut. Des centaines d'études ont appliqué ce modèle aux croyances complotistes. Il apparaît que trois grands besoins psychologiques sous-tendent ces croyances complotistes :

  • celui de comprendre le monde ;
  • celui de se sentir en sécurité et d'appartenir à un groupe ;
  • enfin, celui de se sentir bien dans sa peau et parmi ses pairs.

Les personnes qui sont sur la défensive sont plus susceptibles que les autres d'adhérer à des théories du complot, peut-être pour reporter sur autrui des reproches qu’on pourrait leur faire. Les sentiments d'impuissance, d'anxiété, d'isolement et d'aliénation, sont également corrélés au conspirationnisme : ceux qui ont le sentiment de ne compter pour rien dans le système politique ont tendance à supposer que tout le système est en proie à des influences néfastes.

>>> Lire, sur Conspiracy Watch : Pourquoi le sentiment d’échec personnel et le complotisme sont-ils liés ? (15/02/2019)

Les politiciens qui se sentent eux-mêmes menacés attisent ces craintes. En pleine campagne présidentielle, Donald Trump a parlé « de gens qui œuvrent dans l’ombre » et d'un avion « rempli de voyous ». De même, Jaroslaw Kaczynski, président du parti conservateur polonais Droit et Justice, a insinué en octobre que les manifestations contre l'interdiction de l'avortement étaient organisées par des forces visant à détruire la nation, portant des masques paramilitaires.

La pandémie de Covid-19 a créé une situation idéale pour rendre les gens vulnérables aux récits complotistes. L'incertitude et l'anxiété sont élevées. Le confinement et les mesures de distanciation sociale favorisent l'isolement des personnes. Ceux qui ont du mal à comprendre cette situation qui n'a aucun précédent ont pu tendre l'oreille à des explications extraordinaires. L’extinction de la pandémie signifiera-t-elle la sortie de l’infodémie ? Hélas, rien n’est moins sûr.

D'abord, si certains besoins sociaux seront soulagés, le chagrin, l’incertitude, l'impuissance et la peur de la marginalisation continueront de peser sur ceux dont la santé a été dégradée, qui ont perdu un proche, leur emploi ou ont dû interrompre leurs études. La relance ne peut pas être uniquement économique ou sanitaire. Ne pas chercher à remédier à la crise de la santé mentale risque de perpétuer la crise de l'information que nous sommes en train de traverser.

Deuxièmement, on commence à étudier l'évolution sur le temps long de la vulnérabilité au complotisme, c’est-à-dire au regard des grands événements politiques. Une analyse du courrier des lecteurs adressé aux rédactions du New York Times et du Chicago Tribune entre 1890 et 2010 fait apparaître des pics de corrélations entre le complotisme et des séquences historiques fortes, comme au début des années 1950, après la Seconde Guerre mondiale (voir J. E. Uscinski & J. M. Parent, American Conspiracy Theories, Oxford University Press, 2014 ; non traduit). Pourtant, des recherches de terrain longitudinales demeurent encore trop rares. Multiplier les études sur les réponses psychologiques à la pandémie pourrait fournir des informations précieuses pour guider les interventions.

En attendant, il ne faut pas abandonner d'autres méthodes pour corriger la désinformation et enrayer sa propagation. Le debunking est extrêmement difficile mais peut fonctionner. Les debunkers ne peuvent pas se contenter d’étiqueter les fausses informations comme « intox », ils doivent expliquer précisément en quoi elles sont fausses ou mensongères, et quelles stratégies ont été utilisées pour tromper le public.

Le « pre-bunking » est encore plus efficace. Agissant comme une sorte de vaccin contre la désinformation, cette technique consiste à avertir les gens qu'ils risquent d’être confrontés à des fake news sur tel ou tel sujet. Des jeux en ligne tels que Bad News et Go Viral ! montrent semble-t-il efficacement comment les fausses nouvelles se propagent. Inciter les gens à davantage tenir compte de l'exactitude d'une information réduit leur tendance à partager des fausses informations.

Go Viral ! (capture d'écran)

Ces actions préventives peuvent être amplifiées si l’on s’efforce de répondre correctement aux besoins psychologiques des gens. Cela pourrait améliorer leur bien-être et limiter ainsi le recours aux théories du complot et autres informations erronées. L'instruction s'oppose au conspirationnisme parce qu'elle stimule la pensée analytique et renforce l'esprit critique. [...]

La Nouvelle-Zélande a géré la crise pandémique mieux que bien d’autres pays. La Premier ministre Jacinda Ardern a mis l'accent sur la solidarité et la transparence dans le processus de décision politique. Ce faisant, elle a offert à tous un but commun. Malgré une augmentation de la détresse pendant le confinement, les Néo-Zélandais n'ont pas spécialement versé dans le complotisme et leur confiance dans la science en est sortie renforcée. C’est une approche qui mérite d'être étendue au niveau mondial.

 

Source : Aleksandra Cichocka, "To counter conspiracy theories, boost well-being", Nature, 587, 177 (2020) ; remerciements à P. M. pour le travail de traduction.

 

Voir aussi :

Désinformation : pourquoi la Finlande résiste mieux que les autres pays aux fake news

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