Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Daniele Ganser et les réseaux « stay-behind » : dans la fabrique de « l’histoire-complot »

Publié par Paul Martí16 janvier 2019

Figure de la complosphère antiaméricaine, Daniele Ganser s’est imposé au cours de la dernière décennie comme l’auteur probablement le plus cité sur internet au sujet des « stay-behind », ces réseaux dormants présents dans les pays d’Europe de l’Ouest pendant la Guerre froide et prévus pour entrer en action en cas d’invasion militaire soviétique.

Daniele Ganser (capture d'écran YouTube/ReOpen911, Paris, 11 septembre 2016)

Avis aux fans de James Bond : il semblerait que le célèbre agent secret imaginé par Ian Flemming soit un outil de « propagande » au service du MI6, pour vous désigner qui doivent être les « méchants » de ce monde. Enfin, c’est tout du moins ce qu’affirme Daniele Ganser dans une conférence publique organisée en Suisse par l’«Anti-Zensur-Koalition » (la « Coalition anti-censure »), où avait eu l’occasion de s’exprimer quelques années auparavant l’avocate négationniste allemande Sylvia Stolz – condamnée à vingt mois de prison ferme pour les propos qu’elle y a tenus.

Nous sommes en 2015. Devant un auditoire visiblement très enthousiaste, l’universitaire suisse explique qu’« au lieu de décrypter ces réalités [de la stratégie masquée de la guerre, voir plus bas – ndlr], nous avons lu James Bond. Casino Royal est venu en 1953, exactement la même année où le gouvernement de l’Iran a vraiment été renversé par le MI6. Ça a été le premier livre de Ian Flemming. Ian Flemming est un écrivain et James Bond est un agent fictif, et nous aimons cela. Cela veut dire, il faut être honnête, que nous aimons la fiction et la réalité est parfois de trop. Et je comprends cela aussi. Parce que dans la fiction on est toujours du bon côté. Les scénarios sont ainsi. Sinon, ils ne peuvent pas les vendre. Mais dans la réalité, on est parfois du mauvais côté, et ça, on ne veut pas l’entendre ».

Conspirationnisme universitaire

L’enseignant-chercheur a fait de la « stratégie masquée de la guerre » son thème de prédilection : nombre d’interventions militaires extérieures seraient légitimées par l’emploi de manœuvres occultes, « combinaison de mensonges et de violence ». Choquer sa population par les moyens les moins avouables, et justifier des interventions militaires chez le responsable désigné, tel serait le dessein de nos dirigeants, selon les partisans de cette vision du monde. Comme un air de déjà vu ? Sauf que Daniele Ganser n’est pas n’importe quel invité, mais un professeur d’histoire, qui a notamment enseigné à l’université de Bâle (dont il est diplômé), l’université de Saint-Gall, l’école polytechnique fédérale de Zurich, l’université de Zurich… Là, il veille à ce que ses étudiants « comprennent comment la politique internationale fonctionne dans les coulisses », explique celui qui parlait un instant auparavant de propagande dans la littérature d’espionnage. « Je le dis toujours aux étudiants, parce qu’ils n’ont que 20 ans et quand ils ont fait un cours avec moi, un semestre, alors ça change leur vision des choses. Mais je dis toujours : ici, nous analysons des cas particuliers, des crimes qui sont difficiles à dévoiler, car des positions gouvernementales y sont impliquées ». Ganser a évidemment pris soin de se défendre d’être un théoricien du complot.

Agé aujourd’hui de 46 ans, Daniele Ganser s’est fait connaitre en France en 2007 avec la parution d’un premier livre, décliné de sa thèse : Les armées secrètes de l’OTAN. Réseaux stay-behind, Gladio et terrorisme en Europe de l’Ouest. Au sujet des réseaux stay-behind de l’OTAN mis en place dans seize pays d’Europe de l’Ouest pendant la guerre froide pour faire rempart à la menace communiste, il y a peu d’éléments sûrs. Comme le souligne Guillaume Origoni, spécialiste du terrorisme en Italie pendant les années de plomb, « l’histoire des réseaux stay-behind est en cours d’écriture. Les archives de l’administration américaine ainsi que celles de l’OTAN ne sont pas encore déclassifiées et la littérature scientifique sur le sujet est plutôt rare ». Alors naturellement, des croyances sont venues pallier la rareté de l’information sur le marché cognitif.

« Des erreurs sont possibles »

Si l’ancien directeur de la CIA William Colby avait déjà évoqué les réseaux stay-behind dans son livre Honorable Men. My Life in the CIA (1978), l’existence de ces réseaux fut pour la première fois confirmée en 1990, par le chef du gouvernement italien Giulio Andreotti. Selon Daniele Ganser, cette « armée secrète » – nommée Gladio dans le cas italien, pour « glaive » –, pilotée par la CIA, aurait commandité un certain nombre d’attentats entre les années soixante et quatre-vingt, comme celui de la Piazza Fontana, en 1969. D’abord attribué à un mouvement d’extrême-gauche, il s’est finalement révélé être le fait de néo-fascistes. Quelles preuves établies d’un lien avec Gladio ? À la même conférence suisse, l’universitaire concède : « Les sources sont misérables […] parce que les services secrets et les unités spéciales cachent toujours tout. […] Ils essaient de brouiller les pistes et la plupart des scientifiques se sont maintenant défilés de la responsabilité. » Mais cela ne semble pas déranger l’historien suisse, pour qui « des erreurs sont possibles dans l’analyse de la guerre masquée, parce qu’elle n’est pas transparente. Mais, ce qui en résulte, c’est de la connaissance acquise ». Message reçu : au diable la fiabilité des sources !

Alors qu’« il n’existe pas de preuves établies », pour reprendre les termes de Guillaume Origoni, Daniele Ganser a donc fait corréler l’extrême droite, auteure d’attentats en Italie, avec les réseaux stay-behind. « Il s’agit tout au plus de pop-culture universitaire et il est étonnant qu’aucune critique émanant du milieu ne soit venue relever les nombreuses incohérences des Armées secrètes de l’Otan », conclut l’historien français, après avoir relevé quelques-uns des « manquements les plus élémentaires à la rigueur » dans les chapitres de l’ouvrage qui traitent de l’Italie (par exemple, la date de l’attentat de la gare de Bologne est tout simplement erronée).

"Les armées secrètes de l’OTAN. Réseaux stay-behind, Gladio et terrorisme en Europe de l’Ouest", de Daniele Ganser (Demi-Lune, 2007)

Dans la revue universitaire Journal of Intelligence History, consacrée à l’histoire de l’espionnage, Henrik Hansen, professeur à L’Université de Roskilde (Danemark), spécialisé dans les renseignements et l’histoire de la guerre froide, qualifie, pour sa part, Les Armées secrètes de l’Otan, de « livre journalistique avec une grosse cuillerée de théories du complot » : « Le livre de Ganser fait partie de la nouvelle vague de littérature conspirationniste qui a fait son apparition sur le marché après le 11-Septembre. […] L’approche critique et méthodique utilisée dans la recherche historique semble avoir joué un rôle mineur dans le travail de Ganser sur le sujet à l’aide de quelques sources primaires. Pour qu’un livre sur un sujet aussi controversé soit pris au sérieux comme un exemple de recherche scientifique, il faut qu’il contienne un chapitre sur les sources, les articles et le matériel utilisés, ainsi qu’une présentation au lecteur des méthodes utilisées dans le processus de recherche ». Et de poursuivre : « Le livre de Daniele Ganser devrait être lu avec des yeux très critiques et vu comme un exemple de la manière dont les choses peuvent être déformées si l’on n’est pas conscient de la nature des sources ».

Selon Hansen, les témoignages d’officiers ayant admis avoir fait partie des réseaux stay-behind ne fournissent « aucune raison de conclure à l’existence d’une grande conspiration derrière tout cela. Au contraire ! Les officiers dressent le tableau d’une organisation secrète – en raison de la nature des activités – où les conspirateurs – les services de renseignement américains et britanniques – n’avaient rien à dire. […] Ganser nous dit que les forces principales du complot – la CIA américaine – n’avaient pas le droit de vote au sein de l’organisation stay-behind de l’OTAN. Malheureusement, Ganser ne donne aucune explication sur la façon dont cela aurait pu se produire, et par conséquent, sa conclusion sur le grand complot tombe à plat », ajoute-t-il. Ce qui ne l’empêche pas de parfois faire de ses théories des vérités acquises, selon l’interlocuteur se trouvant en face de lui. Ainsi, se lâche-t-il sur la chaîne gouvernementale russe Russia Today, la preuve serait établie de ce terrorisme des armées secrètes de l’Otan et des Etats-Unis. Lorsque le présentateur affirme que « cela est maintenant officiellement enregistré et documenté », et que « des décennies d'attaques terroristes contre leur propre population sont en fait organisées par la CIA et la Maison Blanche », Daniele Ganser ne dément pas, et parle de « preuve de l’opération Gladio », et de « données disponibles ».

Le FM 30-31B : un faux comme élément de preuve

Évoqué à la fin de l’ouvrage, un document, le U.S. Army Field Manual 30-31B (ou FM 30-31B), est pourtant réputé faux depuis le début des années 1980. C’est l’une des pièces matérielles les plus fréquemment invoquées par les partisans de la théorie du complot. Explications : l’armée américaine avait mis au point un manuel d’instruction militaire, le FM 30-31, lequel était assorti d’un supplément A. Le supplément B, rapporte le portail internet du gouvernement fédéral américain, a été évoqué en février 1980 à la Chambre des représentants des États-Unis comme un faux document de fabrication soviétique. En février 1976, une photocopie du faux aurait été déposée par un anonyme à l’ambassade des Philippines à Bangkok, une pratique similaire à celle utilisée plus tard par le KGB pour répandre la rumeur selon laquelle le virus du sida aurait été créé dans un laboratoire militaire secret américain« Il s’agit d’une pratique typique du bloc soviétique », souligne le site. Depuis 1978, le FM 30-31B serait paru dans la presse de plus de vingt pays. Et les autorités américaines de souligner que Daniele Ganser a été « trompé par la falsification ».

Mais au juste, que dit ce supplément B ? En voici un extrait : « Il peut arriver que le gouvernement du pays hôte fasse preuve de passivité ou d’indécision face à la subversion communiste […]. Dans de tels cas, le renseignement de l’armée américaine doit avoir les moyens de lancer des opérations spéciales qui convaincront le pays hôte de la réalité du danger des insurgés et de la nécessité d’une intervention ». Et cela est censé inclure « des actions violentes » par des groupes « agissant sous le contrôle des services de renseignement de l’armée américaine ».

Si le seul supplément B planifie cette violence, la démonstration de Ganser repose cependant sur l’ensemble du manuel. Dans le chapitre 17, consacré à la Turquie, on lit : « Parmi les manuels d’instructions distribués aux recrues, figuraient le fameux FM 30-31 et ses appendices FM 30-31A et FM 30-31B. […] Sur environ 140 pages, ce manuel fournit, dans un langage cru et sans détour, des conseils sur la manière de mener diverses actions sur le terrain : sabotage, attentats à la bombe, assassinats, torture, terrorisme et trucage d’élections. Le plus intéressant des conseils contenus dans le manuel porte sur les actes de violence à commettre en temps de paix et à porter au crédit des communistes afin d’instaurer un climat de peur et de vigilance ». Ainsi, l’auteur amalgame les contenus du manuel FM 30-31, celui du supplément A et celui de ce fameux supplément B pourtant sujet à caution. De plus, s'il évoque la question de l'authenticité du document, il brouille les pistes en laissant entendre que c'est l'authenticité de l'intégralité du manuel qui est contestée et non seulement son supplément B.

Copie du supplément B de l'U.S. Army Field Manual 30-31 (considéré comme un faux)

Pour le professeur danois Henrik Hansen, l'histoire de ce supplément B « aurait dû être présentée au lecteur ». Et d’en restituer le parcours : « Il a été présenté pour la première fois à la fin des années 1960 en Grèce et à plusieurs reprises au cours des années 1970. À chaque fois, l’objectif semble avoir été de discréditer les États-Unis et l’OTAN. Selon une analyse effectuée par le Service danois du renseignement de défense (DDIS) en 1976, ce manuel militaire faisait partie d’une campagne de désinformation du KGB et a été diffusé dans toute l’Europe à la fin des années 1960 et dans les années 1970, avec différentes contrefaçons du KGB. Le document américain original a été remis aux Soviétiques en 1962 par un sergent américain, Robert Lee Johnson, qui a été arrêté en 1965 pour avoir travaillé pour le KGB. »

Stay-behind et 11-Septembre

Les réseaux stay-behind seraient toujours actifs, selon Ganser, et ne seraient pas sans lien avec les attentats du 11 septembre 2001… Une interview de 2006, reproduite sur le Réseau Voltaire (le site de Thierry Meyssan), est introduite en ces termes : « Selon lui, les États-Unis ont organisé en Europe de l’Ouest pendant 50 ans des attentats qu’ils ont faussement attribué à la gauche et à l’extrême gauche pour les discréditer aux yeux des électeurs. Cette stratégie perdure aujourd’hui pour susciter la peur de l’islam et justifier des guerres pour le pétrole. » Une présentation de ses opinions qu’il n’a, à notre connaissance, jamais récusée. En conclusion de son ouvrage, Ganser fait pourtant preuve de plus de prudence :

« Cet engrenage destructeur de manipulation, de peur et de violence ne prit pas fin avec l’effondrement de l’Union soviétique et la découverte des armées secrètes en 1990, bien au contraire, il s’accéléra même. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 dirigés contre le peuple américain et le déclenchement de la “guerre contre le terrorisme”, la peur et la violence ne dominent pas seulement l’actualité médiatique mais également l’esprit de millions de citoyens. En Occident, au “péril communiste” de la guerre froide a succédé le “péril islamiste” de la guerre contre le terrorisme. Avec les quelques 3000 civils morts dans les attentats du 11 septembre et les autres milliers de victimes de la croisade américaine contre le terrorisme, qui ne semble pas près de s’achever, un nouveau cap a été franchi dans la violence ».

L’ouvrage de Ganser est publié aux éditions Demi-Lune, dans la collection Résistances. Cela n’a rien d’anodin… Car Les armées secrètes de l’OTAN côtoie là ceux d’une ribambelle d’auteurs complotistes aguerris. Comme par exemple Gilad Atzmon, un proche d’Alain Soral qui a rendu hommage il y a quelques semaines au négationniste Robert Faurisson, et auteur, dans la collection Résistances, de La parabole d’Esther, sorte de dictionnaire amoureux de l’anti-judaïsme ; Peter Dale Scott, professeur de lettres canadien à la retraite, auteur prolifique d’une littérature complotiste autour du 11-Septembre, l’assassinat de Kennedy et l’« Etat profond » ; ou encore Thierry Meyssan, l’une des principales figures du conspirationnisme contemporain et animateur du Réseau Voltaire… où sont d’ailleurs disponibles intégralement en français 16 des 17 chapitres des Armées secrètes de l’OTAN. La boucle est bouclée.

Les terroristes d’aujourd’hui seraient … les résistants d’hier !

Un pied discret, mais durable, dans la complosphère française, dont témoigne un autre exemple parlant. À l’occasion des 15 ans du 11 septembre 2001, Daniele Ganser a donné, à Paris, une conférence organisée par l’association ReOpen911 qui, sous couvert d’« information » indépendante sur les attentats du 11-Septembre, promeut la thèse d'un mensonge d'Etat américain. « On est dans une crise où on fait à peu près tout pour atteindre le pétrole », explique en français l’universitaire suisse en début de conférence, esquissant déjà l'inoxydable leitmotiv complotiste « à qui profite le crime ? ». Et d’oser, en demi-teinte, la comparaison entre l’Occident d’aujourd’hui et l’Allemagne nazie : « Comme Goebbels l’a dit, il faut raconter mille fois chaque jour que la France est en train de combattre le terrorisme. Il ne faut jamais dire que la France essaie de faire un “regime change” et soutient les terroristes parce qu’il y a quand même pas mal de pétrole en Syrie, Iran et Irak. »

Mais le rapprochement douteux ne s’arrête pas là : les terroristes d’aujourd’hui seraient les résistants d’hier ! « Les Français ont fait la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale contre les Allemands. […] Est-ce que c’était correct ? Bien sûr. Parce que les Allemands ont fait une occupation. Les Irakiens qui ont tué les Américains, est-ce que c’est la résistance noble Irakienne ? Non. Car ce sont des terroristes. Tout est dans la tête. » D’accord, tout est plus clair maintenant…

Daniele Ganser (capture d'écran YouTube/ReOpen911, Paris, 11 septembre 2016)

Un bouclier cartésien

Enfin, Daniele Ganser entre dans le vif du sujet, le 11-Septembre, se gardant bien cependant de faire un lien direct entre ses démonstrations en géostratégie et les événements tragiques de 2001. Comme l’ex-conseiller de Marine Le Pen, Aymeric Chaupraderemercié en 2009 de l’Ecole de guerre en raison de son parti-pris conspirationniste sur le même sujet, notre chercheur avance muni d’un bouclier cartésien : « Donc je dis pas que c’est pas possible, hein, un historien doit rester prudent ». S’il évite d’assumer toute conclusion quant à la cause de l’effondrement de la troisième tour – le bâtiment 7 du World Trade Center –, sa démonstration est biaisée pour une raison évidente. L’orateur commence par énumérer les trois thèses : la thèse « officielle » ; puis la thèse selon laquelle les Américains ont vu l’attentat venir et ont laissé faire – également connue sous l’acronyme LIHOP pour « Let It Happen On Purpose » – ; enfin la thèse du complot interne, selon laquelle « les Américains eux-mêmes ont fait un inside job ». Fera-t-il preuve d’objectivité, et argumentera-t-il en faveur des trois thèses pour nous en convaincre ? Pas le moins du monde… Tous les arguments mis en avant viennent appuyer la thèse du complot interne. Pas l’ombre d’un argument en faveur de l’explication fournie par les scientifiques du National Institute of Standards and Technology (NIST) ne vient apporter la moindre nuance à une démonstration clairement de parti-pris. Mais après tout, concédait-il quelques minutes plus tôt, « on est entre nous, entre gens qui savent beaucoup sur le 11-Septembre ». Ceci explique sans doute cela.

Historien-militant

Alors, persisterait-il des doutes quant à la démarche militante de l’historien ? Posons quelques derniers faits éloquents. En 2006, Ganser participa à un ouvrage collectif dirigé par David Ray Griffin – un professeur de théologie à la retraite devenu l’une des principales figures américaines du 9/11 Truth Movement. Intitulé 9/11 American Empire : Intellectual speaks out (Olive Branch Press, 2006), il rassemble des auteurs « unis dans la conviction que l’histoire officielle du 11 septembre est une énorme tromperie fabriquée pour étendre le contrôle impérial au niveau national et international », selon la description qu’en propose l’éditeur dans le livre. Ces auteurs ? Des conspirationnistes notoires « venant de différentes disciplines intellectuelles ainsi que de différentes parties du monde ». Parmi eux, citons Peter Dale Scott, évoqué plus haut ; Richard Falk, ex-rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme des Nations unies pour les Territoires palestiniens et auteur de déclarations fortement polémiques sur les attentats du 11 septembre 2001 ; Steven E. Jones, auteur d’un texte voulant démontrer que des traces d’explosifs ont été retrouvées dans les décombres du World Trade Center, partisan des théories du complot sur les chemtrails, ou sur des tremblements de terre qui auraient été provoqués artificiellement à Tahiti…

Mentionnons un article, « La "stratégie de la tension" en période de guerre froide », que Daniele Ganser fit paraître en 2014 dans la revue militante conspirationniste aux faux airs de revue scientifique, Journal of 9/11 studies. Une synthèse de ses travaux y est dressée. En conclusion, il réduit l’argumentation pour la « version officielle » du 11 septembre, à ces deux éléments dérisoires : « L’un d'eux est que les gouvernements occidentaux civilisés en général, et le gouvernement américain en particulier, ne feraient jamais une chose aussi odieuse. L'autre principal a priori est que si les attentats du 11 septembre avaient été perpétrés par des forces du gouvernement américain, ce fait n'aurait pas pu rester secret aussi longtemps. » Exit les masses de preuves matérielles, documentaires, testimoniales qui écartent la possibilité d’un complot interne américain.

En septembre dernier, sur sa page Facebook, Ganser relayait une campagne militant pour la sortie de l’OTAN du mouvement antiguerre Friedensbewegung.info, dont le slogan est « Raus aus der NATO » (en français : « Sortez de l’Otan »). D’ici quelques jours, le 28 janvier prochain, il interviendra à Fulda, en Allemagne (Land de Hesse) pour donner une conférence intitulée : « L'Allemagne en conflit avec la géostratégie. L'élargissement de l’OTAN à l'Est et le coup d'État soutenu par les États-Unis en Ukraine en 2014 ». Les exemples attestant de son militantisme ne manquent pas… Dans les actes du colloque Subversion, anti-subversion, contre-subversion (éditions Riveneuve, 2009), l’historien belge Francis Balace y va, lui, avec humour, en remettant la « palme de la jobardise » au livre très « engagé » de Ganser, Les Armées secrètes de l’Otan. On s’arrêtera là.

Capture d'écran de la page Facebook de Daniele Ganser annonçant sa conférence du 28 janvier 2019 à Fulda (30/11/2018).

Un complotisme mainstream

Daniele Ganser ne manque pas de rappeler qu’il n’aime pas être qualifié de complotiste. Dans les conférences ou les interviews qu’il donne, ou encore sur les réseaux sociaux où il est plutôt actif, l’historien se dit victime d’une opération de dévalorisation, et y va de sa critique des médias, « toujours capables de détruire une réputation », et de Wikipédia, qui serait « sur la ligne de l’Otan ». Sa solution pour mieux s’informer ? Internet… « On peut avoir un discours sur le 11-Septembre sur internet. Faut pas attendre TF1, France 2. C’est disponible sur internet. Et les gens qui veulent savoir, peuvent savoir », explique le conférencier. Serait-il alors persécuté par les médias ? Pas vraiment, dans les faits. Dans la presse française, c’est loin d’être le cas. Il y a quelques mois, Le Monde diplomatique consacrait une recension tout à fait favorable au dernier opus de Ganser publié chez Demi-Lune, ne regrettant que « quelques lacunes ». En 2011, un documentaire diffusé sur France 5 et intitulé 1950-1990 : Le scandale des armées secrètes de l’OTAN reprenait carrément la thèse de Ganser sur les stay-behind. L’historien y était plusieurs fois interrogé et remercié au générique. Le film avait même trouvé un écho pour le moins favorable dans les colonnes de… Télérama. Le complotisme mainstream de Daniele Ganser semble décidément avoir encore de beaux jours devant lui.

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Daniele Ganser (capture d'écran YouTube/ReOpen911, Paris, 11 septembre 2016)

Avis aux fans de James Bond : il semblerait que le célèbre agent secret imaginé par Ian Flemming soit un outil de « propagande » au service du MI6, pour vous désigner qui doivent être les « méchants » de ce monde. Enfin, c’est tout du moins ce qu’affirme Daniele Ganser dans une conférence publique organisée en Suisse par l’«Anti-Zensur-Koalition » (la « Coalition anti-censure »), où avait eu l’occasion de s’exprimer quelques années auparavant l’avocate négationniste allemande Sylvia Stolz – condamnée à vingt mois de prison ferme pour les propos qu’elle y a tenus.

Nous sommes en 2015. Devant un auditoire visiblement très enthousiaste, l’universitaire suisse explique qu’« au lieu de décrypter ces réalités [de la stratégie masquée de la guerre, voir plus bas – ndlr], nous avons lu James Bond. Casino Royal est venu en 1953, exactement la même année où le gouvernement de l’Iran a vraiment été renversé par le MI6. Ça a été le premier livre de Ian Flemming. Ian Flemming est un écrivain et James Bond est un agent fictif, et nous aimons cela. Cela veut dire, il faut être honnête, que nous aimons la fiction et la réalité est parfois de trop. Et je comprends cela aussi. Parce que dans la fiction on est toujours du bon côté. Les scénarios sont ainsi. Sinon, ils ne peuvent pas les vendre. Mais dans la réalité, on est parfois du mauvais côté, et ça, on ne veut pas l’entendre ».

Conspirationnisme universitaire

L’enseignant-chercheur a fait de la « stratégie masquée de la guerre » son thème de prédilection : nombre d’interventions militaires extérieures seraient légitimées par l’emploi de manœuvres occultes, « combinaison de mensonges et de violence ». Choquer sa population par les moyens les moins avouables, et justifier des interventions militaires chez le responsable désigné, tel serait le dessein de nos dirigeants, selon les partisans de cette vision du monde. Comme un air de déjà vu ? Sauf que Daniele Ganser n’est pas n’importe quel invité, mais un professeur d’histoire, qui a notamment enseigné à l’université de Bâle (dont il est diplômé), l’université de Saint-Gall, l’école polytechnique fédérale de Zurich, l’université de Zurich… Là, il veille à ce que ses étudiants « comprennent comment la politique internationale fonctionne dans les coulisses », explique celui qui parlait un instant auparavant de propagande dans la littérature d’espionnage. « Je le dis toujours aux étudiants, parce qu’ils n’ont que 20 ans et quand ils ont fait un cours avec moi, un semestre, alors ça change leur vision des choses. Mais je dis toujours : ici, nous analysons des cas particuliers, des crimes qui sont difficiles à dévoiler, car des positions gouvernementales y sont impliquées ». Ganser a évidemment pris soin de se défendre d’être un théoricien du complot.

Agé aujourd’hui de 46 ans, Daniele Ganser s’est fait connaitre en France en 2007 avec la parution d’un premier livre, décliné de sa thèse : Les armées secrètes de l’OTAN. Réseaux stay-behind, Gladio et terrorisme en Europe de l’Ouest. Au sujet des réseaux stay-behind de l’OTAN mis en place dans seize pays d’Europe de l’Ouest pendant la guerre froide pour faire rempart à la menace communiste, il y a peu d’éléments sûrs. Comme le souligne Guillaume Origoni, spécialiste du terrorisme en Italie pendant les années de plomb, « l’histoire des réseaux stay-behind est en cours d’écriture. Les archives de l’administration américaine ainsi que celles de l’OTAN ne sont pas encore déclassifiées et la littérature scientifique sur le sujet est plutôt rare ». Alors naturellement, des croyances sont venues pallier la rareté de l’information sur le marché cognitif.

« Des erreurs sont possibles »

Si l’ancien directeur de la CIA William Colby avait déjà évoqué les réseaux stay-behind dans son livre Honorable Men. My Life in the CIA (1978), l’existence de ces réseaux fut pour la première fois confirmée en 1990, par le chef du gouvernement italien Giulio Andreotti. Selon Daniele Ganser, cette « armée secrète » – nommée Gladio dans le cas italien, pour « glaive » –, pilotée par la CIA, aurait commandité un certain nombre d’attentats entre les années soixante et quatre-vingt, comme celui de la Piazza Fontana, en 1969. D’abord attribué à un mouvement d’extrême-gauche, il s’est finalement révélé être le fait de néo-fascistes. Quelles preuves établies d’un lien avec Gladio ? À la même conférence suisse, l’universitaire concède : « Les sources sont misérables […] parce que les services secrets et les unités spéciales cachent toujours tout. […] Ils essaient de brouiller les pistes et la plupart des scientifiques se sont maintenant défilés de la responsabilité. » Mais cela ne semble pas déranger l’historien suisse, pour qui « des erreurs sont possibles dans l’analyse de la guerre masquée, parce qu’elle n’est pas transparente. Mais, ce qui en résulte, c’est de la connaissance acquise ». Message reçu : au diable la fiabilité des sources !

Alors qu’« il n’existe pas de preuves établies », pour reprendre les termes de Guillaume Origoni, Daniele Ganser a donc fait corréler l’extrême droite, auteure d’attentats en Italie, avec les réseaux stay-behind. « Il s’agit tout au plus de pop-culture universitaire et il est étonnant qu’aucune critique émanant du milieu ne soit venue relever les nombreuses incohérences des Armées secrètes de l’Otan », conclut l’historien français, après avoir relevé quelques-uns des « manquements les plus élémentaires à la rigueur » dans les chapitres de l’ouvrage qui traitent de l’Italie (par exemple, la date de l’attentat de la gare de Bologne est tout simplement erronée).

"Les armées secrètes de l’OTAN. Réseaux stay-behind, Gladio et terrorisme en Europe de l’Ouest", de Daniele Ganser (Demi-Lune, 2007)

Dans la revue universitaire Journal of Intelligence History, consacrée à l’histoire de l’espionnage, Henrik Hansen, professeur à L’Université de Roskilde (Danemark), spécialisé dans les renseignements et l’histoire de la guerre froide, qualifie, pour sa part, Les Armées secrètes de l’Otan, de « livre journalistique avec une grosse cuillerée de théories du complot » : « Le livre de Ganser fait partie de la nouvelle vague de littérature conspirationniste qui a fait son apparition sur le marché après le 11-Septembre. […] L’approche critique et méthodique utilisée dans la recherche historique semble avoir joué un rôle mineur dans le travail de Ganser sur le sujet à l’aide de quelques sources primaires. Pour qu’un livre sur un sujet aussi controversé soit pris au sérieux comme un exemple de recherche scientifique, il faut qu’il contienne un chapitre sur les sources, les articles et le matériel utilisés, ainsi qu’une présentation au lecteur des méthodes utilisées dans le processus de recherche ». Et de poursuivre : « Le livre de Daniele Ganser devrait être lu avec des yeux très critiques et vu comme un exemple de la manière dont les choses peuvent être déformées si l’on n’est pas conscient de la nature des sources ».

Selon Hansen, les témoignages d’officiers ayant admis avoir fait partie des réseaux stay-behind ne fournissent « aucune raison de conclure à l’existence d’une grande conspiration derrière tout cela. Au contraire ! Les officiers dressent le tableau d’une organisation secrète – en raison de la nature des activités – où les conspirateurs – les services de renseignement américains et britanniques – n’avaient rien à dire. […] Ganser nous dit que les forces principales du complot – la CIA américaine – n’avaient pas le droit de vote au sein de l’organisation stay-behind de l’OTAN. Malheureusement, Ganser ne donne aucune explication sur la façon dont cela aurait pu se produire, et par conséquent, sa conclusion sur le grand complot tombe à plat », ajoute-t-il. Ce qui ne l’empêche pas de parfois faire de ses théories des vérités acquises, selon l’interlocuteur se trouvant en face de lui. Ainsi, se lâche-t-il sur la chaîne gouvernementale russe Russia Today, la preuve serait établie de ce terrorisme des armées secrètes de l’Otan et des Etats-Unis. Lorsque le présentateur affirme que « cela est maintenant officiellement enregistré et documenté », et que « des décennies d'attaques terroristes contre leur propre population sont en fait organisées par la CIA et la Maison Blanche », Daniele Ganser ne dément pas, et parle de « preuve de l’opération Gladio », et de « données disponibles ».

Le FM 30-31B : un faux comme élément de preuve

Évoqué à la fin de l’ouvrage, un document, le U.S. Army Field Manual 30-31B (ou FM 30-31B), est pourtant réputé faux depuis le début des années 1980. C’est l’une des pièces matérielles les plus fréquemment invoquées par les partisans de la théorie du complot. Explications : l’armée américaine avait mis au point un manuel d’instruction militaire, le FM 30-31, lequel était assorti d’un supplément A. Le supplément B, rapporte le portail internet du gouvernement fédéral américain, a été évoqué en février 1980 à la Chambre des représentants des États-Unis comme un faux document de fabrication soviétique. En février 1976, une photocopie du faux aurait été déposée par un anonyme à l’ambassade des Philippines à Bangkok, une pratique similaire à celle utilisée plus tard par le KGB pour répandre la rumeur selon laquelle le virus du sida aurait été créé dans un laboratoire militaire secret américain« Il s’agit d’une pratique typique du bloc soviétique », souligne le site. Depuis 1978, le FM 30-31B serait paru dans la presse de plus de vingt pays. Et les autorités américaines de souligner que Daniele Ganser a été « trompé par la falsification ».

Mais au juste, que dit ce supplément B ? En voici un extrait : « Il peut arriver que le gouvernement du pays hôte fasse preuve de passivité ou d’indécision face à la subversion communiste […]. Dans de tels cas, le renseignement de l’armée américaine doit avoir les moyens de lancer des opérations spéciales qui convaincront le pays hôte de la réalité du danger des insurgés et de la nécessité d’une intervention ». Et cela est censé inclure « des actions violentes » par des groupes « agissant sous le contrôle des services de renseignement de l’armée américaine ».

Si le seul supplément B planifie cette violence, la démonstration de Ganser repose cependant sur l’ensemble du manuel. Dans le chapitre 17, consacré à la Turquie, on lit : « Parmi les manuels d’instructions distribués aux recrues, figuraient le fameux FM 30-31 et ses appendices FM 30-31A et FM 30-31B. […] Sur environ 140 pages, ce manuel fournit, dans un langage cru et sans détour, des conseils sur la manière de mener diverses actions sur le terrain : sabotage, attentats à la bombe, assassinats, torture, terrorisme et trucage d’élections. Le plus intéressant des conseils contenus dans le manuel porte sur les actes de violence à commettre en temps de paix et à porter au crédit des communistes afin d’instaurer un climat de peur et de vigilance ». Ainsi, l’auteur amalgame les contenus du manuel FM 30-31, celui du supplément A et celui de ce fameux supplément B pourtant sujet à caution. De plus, s'il évoque la question de l'authenticité du document, il brouille les pistes en laissant entendre que c'est l'authenticité de l'intégralité du manuel qui est contestée et non seulement son supplément B.

Copie du supplément B de l'U.S. Army Field Manual 30-31 (considéré comme un faux)

Pour le professeur danois Henrik Hansen, l'histoire de ce supplément B « aurait dû être présentée au lecteur ». Et d’en restituer le parcours : « Il a été présenté pour la première fois à la fin des années 1960 en Grèce et à plusieurs reprises au cours des années 1970. À chaque fois, l’objectif semble avoir été de discréditer les États-Unis et l’OTAN. Selon une analyse effectuée par le Service danois du renseignement de défense (DDIS) en 1976, ce manuel militaire faisait partie d’une campagne de désinformation du KGB et a été diffusé dans toute l’Europe à la fin des années 1960 et dans les années 1970, avec différentes contrefaçons du KGB. Le document américain original a été remis aux Soviétiques en 1962 par un sergent américain, Robert Lee Johnson, qui a été arrêté en 1965 pour avoir travaillé pour le KGB. »

Stay-behind et 11-Septembre

Les réseaux stay-behind seraient toujours actifs, selon Ganser, et ne seraient pas sans lien avec les attentats du 11 septembre 2001… Une interview de 2006, reproduite sur le Réseau Voltaire (le site de Thierry Meyssan), est introduite en ces termes : « Selon lui, les États-Unis ont organisé en Europe de l’Ouest pendant 50 ans des attentats qu’ils ont faussement attribué à la gauche et à l’extrême gauche pour les discréditer aux yeux des électeurs. Cette stratégie perdure aujourd’hui pour susciter la peur de l’islam et justifier des guerres pour le pétrole. » Une présentation de ses opinions qu’il n’a, à notre connaissance, jamais récusée. En conclusion de son ouvrage, Ganser fait pourtant preuve de plus de prudence :

« Cet engrenage destructeur de manipulation, de peur et de violence ne prit pas fin avec l’effondrement de l’Union soviétique et la découverte des armées secrètes en 1990, bien au contraire, il s’accéléra même. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 dirigés contre le peuple américain et le déclenchement de la “guerre contre le terrorisme”, la peur et la violence ne dominent pas seulement l’actualité médiatique mais également l’esprit de millions de citoyens. En Occident, au “péril communiste” de la guerre froide a succédé le “péril islamiste” de la guerre contre le terrorisme. Avec les quelques 3000 civils morts dans les attentats du 11 septembre et les autres milliers de victimes de la croisade américaine contre le terrorisme, qui ne semble pas près de s’achever, un nouveau cap a été franchi dans la violence ».

L’ouvrage de Ganser est publié aux éditions Demi-Lune, dans la collection Résistances. Cela n’a rien d’anodin… Car Les armées secrètes de l’OTAN côtoie là ceux d’une ribambelle d’auteurs complotistes aguerris. Comme par exemple Gilad Atzmon, un proche d’Alain Soral qui a rendu hommage il y a quelques semaines au négationniste Robert Faurisson, et auteur, dans la collection Résistances, de La parabole d’Esther, sorte de dictionnaire amoureux de l’anti-judaïsme ; Peter Dale Scott, professeur de lettres canadien à la retraite, auteur prolifique d’une littérature complotiste autour du 11-Septembre, l’assassinat de Kennedy et l’« Etat profond » ; ou encore Thierry Meyssan, l’une des principales figures du conspirationnisme contemporain et animateur du Réseau Voltaire… où sont d’ailleurs disponibles intégralement en français 16 des 17 chapitres des Armées secrètes de l’OTAN. La boucle est bouclée.

Les terroristes d’aujourd’hui seraient … les résistants d’hier !

Un pied discret, mais durable, dans la complosphère française, dont témoigne un autre exemple parlant. À l’occasion des 15 ans du 11 septembre 2001, Daniele Ganser a donné, à Paris, une conférence organisée par l’association ReOpen911 qui, sous couvert d’« information » indépendante sur les attentats du 11-Septembre, promeut la thèse d'un mensonge d'Etat américain. « On est dans une crise où on fait à peu près tout pour atteindre le pétrole », explique en français l’universitaire suisse en début de conférence, esquissant déjà l'inoxydable leitmotiv complotiste « à qui profite le crime ? ». Et d’oser, en demi-teinte, la comparaison entre l’Occident d’aujourd’hui et l’Allemagne nazie : « Comme Goebbels l’a dit, il faut raconter mille fois chaque jour que la France est en train de combattre le terrorisme. Il ne faut jamais dire que la France essaie de faire un “regime change” et soutient les terroristes parce qu’il y a quand même pas mal de pétrole en Syrie, Iran et Irak. »

Mais le rapprochement douteux ne s’arrête pas là : les terroristes d’aujourd’hui seraient les résistants d’hier ! « Les Français ont fait la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale contre les Allemands. […] Est-ce que c’était correct ? Bien sûr. Parce que les Allemands ont fait une occupation. Les Irakiens qui ont tué les Américains, est-ce que c’est la résistance noble Irakienne ? Non. Car ce sont des terroristes. Tout est dans la tête. » D’accord, tout est plus clair maintenant…

Daniele Ganser (capture d'écran YouTube/ReOpen911, Paris, 11 septembre 2016)

Un bouclier cartésien

Enfin, Daniele Ganser entre dans le vif du sujet, le 11-Septembre, se gardant bien cependant de faire un lien direct entre ses démonstrations en géostratégie et les événements tragiques de 2001. Comme l’ex-conseiller de Marine Le Pen, Aymeric Chaupraderemercié en 2009 de l’Ecole de guerre en raison de son parti-pris conspirationniste sur le même sujet, notre chercheur avance muni d’un bouclier cartésien : « Donc je dis pas que c’est pas possible, hein, un historien doit rester prudent ». S’il évite d’assumer toute conclusion quant à la cause de l’effondrement de la troisième tour – le bâtiment 7 du World Trade Center –, sa démonstration est biaisée pour une raison évidente. L’orateur commence par énumérer les trois thèses : la thèse « officielle » ; puis la thèse selon laquelle les Américains ont vu l’attentat venir et ont laissé faire – également connue sous l’acronyme LIHOP pour « Let It Happen On Purpose » – ; enfin la thèse du complot interne, selon laquelle « les Américains eux-mêmes ont fait un inside job ». Fera-t-il preuve d’objectivité, et argumentera-t-il en faveur des trois thèses pour nous en convaincre ? Pas le moins du monde… Tous les arguments mis en avant viennent appuyer la thèse du complot interne. Pas l’ombre d’un argument en faveur de l’explication fournie par les scientifiques du National Institute of Standards and Technology (NIST) ne vient apporter la moindre nuance à une démonstration clairement de parti-pris. Mais après tout, concédait-il quelques minutes plus tôt, « on est entre nous, entre gens qui savent beaucoup sur le 11-Septembre ». Ceci explique sans doute cela.

Historien-militant

Alors, persisterait-il des doutes quant à la démarche militante de l’historien ? Posons quelques derniers faits éloquents. En 2006, Ganser participa à un ouvrage collectif dirigé par David Ray Griffin – un professeur de théologie à la retraite devenu l’une des principales figures américaines du 9/11 Truth Movement. Intitulé 9/11 American Empire : Intellectual speaks out (Olive Branch Press, 2006), il rassemble des auteurs « unis dans la conviction que l’histoire officielle du 11 septembre est une énorme tromperie fabriquée pour étendre le contrôle impérial au niveau national et international », selon la description qu’en propose l’éditeur dans le livre. Ces auteurs ? Des conspirationnistes notoires « venant de différentes disciplines intellectuelles ainsi que de différentes parties du monde ». Parmi eux, citons Peter Dale Scott, évoqué plus haut ; Richard Falk, ex-rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme des Nations unies pour les Territoires palestiniens et auteur de déclarations fortement polémiques sur les attentats du 11 septembre 2001 ; Steven E. Jones, auteur d’un texte voulant démontrer que des traces d’explosifs ont été retrouvées dans les décombres du World Trade Center, partisan des théories du complot sur les chemtrails, ou sur des tremblements de terre qui auraient été provoqués artificiellement à Tahiti…

Mentionnons un article, « La "stratégie de la tension" en période de guerre froide », que Daniele Ganser fit paraître en 2014 dans la revue militante conspirationniste aux faux airs de revue scientifique, Journal of 9/11 studies. Une synthèse de ses travaux y est dressée. En conclusion, il réduit l’argumentation pour la « version officielle » du 11 septembre, à ces deux éléments dérisoires : « L’un d'eux est que les gouvernements occidentaux civilisés en général, et le gouvernement américain en particulier, ne feraient jamais une chose aussi odieuse. L'autre principal a priori est que si les attentats du 11 septembre avaient été perpétrés par des forces du gouvernement américain, ce fait n'aurait pas pu rester secret aussi longtemps. » Exit les masses de preuves matérielles, documentaires, testimoniales qui écartent la possibilité d’un complot interne américain.

En septembre dernier, sur sa page Facebook, Ganser relayait une campagne militant pour la sortie de l’OTAN du mouvement antiguerre Friedensbewegung.info, dont le slogan est « Raus aus der NATO » (en français : « Sortez de l’Otan »). D’ici quelques jours, le 28 janvier prochain, il interviendra à Fulda, en Allemagne (Land de Hesse) pour donner une conférence intitulée : « L'Allemagne en conflit avec la géostratégie. L'élargissement de l’OTAN à l'Est et le coup d'État soutenu par les États-Unis en Ukraine en 2014 ». Les exemples attestant de son militantisme ne manquent pas… Dans les actes du colloque Subversion, anti-subversion, contre-subversion (éditions Riveneuve, 2009), l’historien belge Francis Balace y va, lui, avec humour, en remettant la « palme de la jobardise » au livre très « engagé » de Ganser, Les Armées secrètes de l’Otan. On s’arrêtera là.

Capture d'écran de la page Facebook de Daniele Ganser annonçant sa conférence du 28 janvier 2019 à Fulda (30/11/2018).

Un complotisme mainstream

Daniele Ganser ne manque pas de rappeler qu’il n’aime pas être qualifié de complotiste. Dans les conférences ou les interviews qu’il donne, ou encore sur les réseaux sociaux où il est plutôt actif, l’historien se dit victime d’une opération de dévalorisation, et y va de sa critique des médias, « toujours capables de détruire une réputation », et de Wikipédia, qui serait « sur la ligne de l’Otan ». Sa solution pour mieux s’informer ? Internet… « On peut avoir un discours sur le 11-Septembre sur internet. Faut pas attendre TF1, France 2. C’est disponible sur internet. Et les gens qui veulent savoir, peuvent savoir », explique le conférencier. Serait-il alors persécuté par les médias ? Pas vraiment, dans les faits. Dans la presse française, c’est loin d’être le cas. Il y a quelques mois, Le Monde diplomatique consacrait une recension tout à fait favorable au dernier opus de Ganser publié chez Demi-Lune, ne regrettant que « quelques lacunes ». En 2011, un documentaire diffusé sur France 5 et intitulé 1950-1990 : Le scandale des armées secrètes de l’OTAN reprenait carrément la thèse de Ganser sur les stay-behind. L’historien y était plusieurs fois interrogé et remercié au générique. Le film avait même trouvé un écho pour le moins favorable dans les colonnes de… Télérama. Le complotisme mainstream de Daniele Ganser semble décidément avoir encore de beaux jours devant lui.

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