Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Dans la perspective du « Grand Remplacement », il n'y a pas de métissage heureux

En exclusivité, Conspiracy Watch publie quelques extraits du nouvel essai de Pierre-André Taguieff sur le « Grand Remplacement ».*

Le Grand Remplacement ou la politique du mythe. Généalogie d'une représentation polémique, de Pierre-André Taguieff (Ed. de l'Observatoire, 2022).

Les milieux nationalistes européens ont tiré des leçons de la campagne anti-immigrés, xénophobe et raciste, lancée en 1968‑1969 par le leader conservateur Enoch Powell (1912‑1998). Il s’agissait d’une campagne politique fondée sur la peur de l’invasion de la Grande-Bretagne par des immigrés africains ou arabes, et recourant à une forme de chantage dont le motif était le suivant : pour éviter une guerre raciale sur le sol britannique, il faudrait rapatrier tous les immigrés d’origine extra-européenne. Ce programme d’action s’opposait au projet « antiraciste », attribué aux milieux d’extrême gauche mais conforme à une vision irénique des « relations raciales », de transformer progressivement la société britannique en une société multiculturelle. Son fameux discours du 20 avril 1968 à Birmingham, dans lequel il prédisait des « fleuves de sang » (rivers of blood), a beaucoup frappé l’opinion, et continue aujourd’hui de jouer le rôle d’un texte de référence, comme l’atteste sa traduction française publiée en 2019 avec une préface de Renaud Camus, qui avait dédié son livre Le Grand Remplacement « aux deux prophètes, Enoch Powell et Jean Raspail », et une introduction de Jean-Yves Le Gallou, théoricien de la « préférence nationale », qui présente Powell comme « le prophète diabolisé ».

L’objectif de Powell, énoncé avec une tonalité apocalyptique, était de sauver la Grande-Bretagne. Le thème de la « repatriation » – puis de la « re-emigration » – s’est inscrit dès lors dans la rhétorique politique de droite. Powell postulait que les marxistes viseraient à détruire l’Occident en favorisant les affrontements interraciaux rendus possibles par la présence massive en Europe de populations non européennes inassimilables en raison de leurs inaptitudes raciales supposées. D’où son slogan à la fois antiimmigrés et anti-gauche : « Si tu veux que ton voisin soit nègre, vote travailliste. » En France, dès 1970, François Duprat s’inspire de la campagne de Powell, constatant qu’elle avait séduit une partie de l’électorat conservateur et de l’électorat travailliste. Quant au National Front, fondé le 7 février 1967, il bénéficiera pour se relancer de la percée électorale de Powell, qui avait conféré une légitimité politique à la thématique anti-immigrationniste, largement exploitée par le parti nationaliste britannique. John O’Brien (1922‑1982), qui dirigea le National Front de 1970 à 1972, écrivit à Enoch Powell le 24 mai 1977 pour lui confier avec gratitude que son discours de Birmingham l’avait décidé à s’engager en politique :

Quand vous avez parlé à Birmingham le 20 avril 1968, la vie de certaines personnes, grâce à ce discours, fut transformée d’une façon dont on n’avait jamais rêvé. J’étais l’une de ces personnes. Suite à votre discours et à votre éviction injuste et imméritée du Cabinet fantôme, j’ai formé une association qui avait pour slogan « Powell Premier ministre ! ». […] Monsieur Powell, après votre discours, j’ai arrêté mes études d’horticulture […] pour faire de la politique dans le but d’essayer de sauver mon pays des effets de l’immigration.

[...] Il convient notamment de s’interroger sur les liens entre la croyance au récit du « Grand Remplacement » et le passage au terrorisme de suprémacistes blancs prétendant lutter pour l’environnement et contre le changement climatique. La question se pose au regard d’une série d’actions terroristes qui ont eu lieu dans diverses régions du monde depuis le début des années 2010. Au cours de la dernière décennie, l’association mobilisatrice entre l’anti-immigrationnisme radical et l’« écofascisme » s’est banalisée dans les milieux du suprémacisme blanc. On sait que The Great Replacement: Towards a New Society est le titre du manifeste de 74 pages qui fut publié en ligne sur le forum 8chan par le suprémaciste blanc australien Brenton Tarrant quelques heures avant d’assassiner, le 15 mars 2019, 51 musulmans et d’en blesser 49 dans deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Ce manifeste est tout entier centré sur la peur d’une invasion du monde occidental par les « non-Européens » ou les « non-Blancs ». Dénonçant « l’assaut contre notre civilisation », Tarrant, qui se présente comme un « ethnonationaliste », y dénonce un « génocide blanc » perpétré par les « envahisseurs » en même temps que l’expansion de l’islam. L’ennemi désigné est donc autant l’islam que l’immigration. Tarrant résume ainsi sa vision apocalyptique : « La crise de l’immigration de masse et la fécondité des remplaçants est une attaque contre le peuple européen qui, si elle n’est pas combattue, aboutira au final au remplacement racial et culturel complet du peuple européen. » Il donne l’exemple de la France qu’il décrit comme envahie :

Cela faisait de nombreuses années que j’entendais et lisais sur l’invasion de la France par des non-Blancs. […] Une fois arrivé en France, j’ai découvert que ces histoires étaient non seulement vraies, mais profondément sous-estimées. Dans chaque ville française, les envahisseurs étaient présents.

La grande hantise de Tarrant est celle du métissage, qu’il partage avec tous les suprémacistes blancs et les néonazis. Il cite à plusieurs reprises les « quatorze mots » de l’idéologue raciste étatsunien David Lane (1938‑2007), auteur du « Manifeste sur le génocide blanc », dans lequel il appelle à préserver la « race blanche » du métissage : « Nous devons assurer l’existence de notre peuple et un avenir pour les enfants blancs. » Cette phrase de quatorze mots (les Fourteen Words) est devenue le signe de ralliement des nationalistes blancs depuis le milieu des années 1990. Partageant cette hantise de la fin de la « race blanche », Tarrant reprend à son compte le programme de l’ethno-nationalisme différentialiste ou séparatiste : chaque groupe humain (race, ethnie, peuple) doit respecter le commandement de « rester chez soi ». En bon « écofasciste », Tarrant accuse autant l’immigration que la surpopulation de causer la pollution et lance cet appel à l’action criminelle : « Tuez les envahisseurs, tuez la surpopulation et en faisant cela, sauvez l’environnement. »

Il est clair que, pour Tarrant, le « Grand Remplacement » a joué le rôle d’un mythe mobilisateur, celui de la submersion migratoire du « monde blanc », qui s’est traduit par une action terroriste meurtrière. Tarrant n’a pas caché que le terroriste norvégien Anders Behring Breivik, l’auteur des massacres d’Oslo et d’Utøya qui ont fait soixante-dix-sept morts le 22 juillet 2011, avait été l’un de ses inspirateurs. Breivik, sous un pseudonyme transparent (Andrew Berwick), s’est soucié d’expliquer et de justifier ses actions terroristes en publiant le jour de ses attaques un long manifeste de 1 518 pages, titré 2083 – A European Declaration of Independence. Il y expose sa vision raciste du monde et détaille ses sources, à vrai dire hétéroclites.

Quelques mois plus tard, un autre terroriste est passé à l’acte en se réclamant de Tarrant et de son manifeste, Patrick Crusius, âgé de 21 ans, auteur du massacre de vingt-deux personnes à El Paso en août 2019. Crusius a à son tour posté sur le forum 8chan une note de quatre pages, titrée « Une vérité qui dérange », dans laquelle il justifie son attaque par « l’invasion hispanique du Texas » et le remplacement culturel et ethnique imminent des Blancs en Amérique. Dans le sillage de Tarrant, Crusius indique la voie à suivre en ces termes : « Si nous pouvons nous débarrasser de suffisamment de personnes, alors notre mode de vie pourra devenir plus durable. » Comme l’a justement fait remarquer Alexandra Stern, « le propre des écofascistes est de mêler leurs inquiétudes autour des évolutions démographiques, qu’ils qualifient d’“extinction blanche”, avec des fantasmes de terres vierges exemptes de non-Blancs et de pollution ». Le slogan « Sauvez les arbres, pas les réfugiés » est une parfaite illustration de l’esprit « écofasciste ».

Prenons enfin l’exemple de l’attentat terroriste commis le 14 mai 2022 par Payton Gendron, jeune suprémaciste blanc âgé de 18 ans, dans un supermarché de Buffalo (ville de l’État de New York), qui a fait dix morts et trois blessés – la plupart des victimes étant afro-américaines. Peu avant de passer à l’acte, Payton Gendron avait publié en ligne un manifeste de 180 pages dans lequel il se présentait comme un « suprémaciste blanc » et se disait « fasciste », « antisémite » et « raciste ». Dans ce manifeste, il se qualifiait d’« écofasciste » et accusait l’immigration d’être responsable de la dégradation de l’environnement. Il s’y référait à la « théorie » du « Grand Remplacement », et en concluait que les Blancs devaient augmenter leur taux de natalité pour ne pas être « remplacés par les étrangers non blancs ». D’après son manifeste, seuls les Blancs devraient avoir le droit de rester aux États-Unis, les « remplaçants » devant être éliminés par la force ou la terreur. Gendron ne cachait pas son désir de « tuer autant de Noirs que possible ». Et d’accuser la gauche d’être responsable de la submersion migratoire comme de la catastrophe écologique :

La gauche a contrôlé toutes les discussions concernant la préservation de l’environnement tout en contribuant simultanément à la destruction continue de l’environnement naturel lui-même par l’immigration de masse et l’urbanisation incontrôlée, en n’offrant aucune véritable solution à ces deux problèmes.

Durant plusieurs mois, Gendron avait préparé son attaque, pour finir par trouver un lieu conforme à ses critères raciaux. Alors qu’il vivait à Conklin où la population est blanche à 95 %, il s’était rendu à Buffalo, à 320 kilomètres de chez lui, choisissant un quartier habité par une majorité d’Afro-Américains. Gendron se présentait comme un « national-socialiste écofasciste » qui était persuadé que les médias étaient à la solde de « l’ennemi juif ». Il a résumé ainsi sa vision raciste et guerrière du monde : « Je pense qu’on peut me qualifier de fasciste. Le fascisme est l’une des seules idéologies politiques qui va unir les Blancs contre les remplaçants. Le conservatisme est mort. » Il importe de souligner le fait que Gendron s’est inspiré de la tuerie raciste commise par Tarrant, qui lui-même s’est inspiré du massacre commis par Breivik.

L’auteur de l’attaque meurtrière contre la synagogue Tree of Life de Pittsburgh (Pennsylvanie) le 27 octobre 2018, Robert Bowers, était aussi un suprématiste blanc qui croyait au « Grand Remplacement » et était fermement décidé à repousser les « envahisseurs ». Mais ce terroriste était avant tout un antisémite fanatique, convaincu que « les Juifs sont des enfants de Satan » et qu’ils « commettent un génocide » contre son peuple. Cet antimigrants voyait les États-Unis comme « infestés de Juifs ». Avant d’ouvrir le feu et de tuer onze personnes, il a crié « tous les Juifs doivent mourir ! ».

Compte tenu des projections démographiques qui prévoient qu’à l’horizon 2050 les États-Unis deviendront un pays majoritairement non blanc, les activistes suprémacistes ne peuvent que faire du « Grand Remplacement » leur principal mythe mobilisateur et de l’« écofascisme » leur credo. Ce qui caractérise la dimension passionnelle de leur engagement politique, c’est un mélange de peur, de désespoir et de ressentiment. Un redoutable cocktail de passions négatives.

Il ne faut pas négliger le rôle joué par la peur dans le passage à l’acte. Bertrand Russell a parfaitement analysé comment cette passion motrice qu’est la peur fait naître à la fois des croyances superstitieuses et des solutions illusoires à des problèmes mal posés, tout en légitimant la violence contre les prétendus responsables de nos malheurs :

La peur opère tantôt directement, en propageant des rumeurs ou en brandissant des spectres terrifiants, tantôt indirectement, en nous faisant miroiter une perspective rassurante, comme l’élixir de vie ou le paradis pour nous et l’enfer pour nos ennemis. […] La peur entretient la superstition et la méchanceté. […] La peur collective favorise l’instinct grégaire et la cruauté envers ceux qui n’appartiennent pas au troupeau. […] La peur, propice aux pulsions sanguinaires, promeut ainsi des croyances superstitieuses qui justifient la cruauté.

Aujourd’hui en France, dans les discours publics, si le thème de l’insécurité associé à celui de l’immigration reste présent, la peur de l’islamisation a remplacé celle du métissage. L’immigré dangereux s’est transformé en envahisseur musulman. Et l’insécurité croissante a pris le visage de la guerre civile imminente. Mais, dans les deux cas, c’est d’abord d’une rupture d’identité qu’il s’agit : l’objet de la peur « remplaciste », c’est le changement de l’identité collective propre, qu’elle soit pensée en termes biologiques ou en termes culturels ou civilisationnels. Ce grand déplacement du racialisme vers le culturalisme est le phénomène le plus significatif, qui marque l’époque présente. Mais ce culturalisme, qui implique une essentialisation des cultures ou des civilisations, a également intégré et retraduit le vieux récit raciste de la « lutte des races », devenu le « choc des civilisations », expression qui s’est banalisée à la suite de la parution, en 1996, du livre ainsi titré de Samuel Huntington. Cette déracialisation reste cependant, chez certains idéologues, un moyen rhétorique de présenter un discours politiquement acceptable.

Chez les anti-immigrationnistes contemporains, c’est au nom de la conservation d’une identité collective que l’hybridation culturelle est aujourd’hui rejetée, comme l’était, dans le racisme biologique « classique », le métissage. L’idée d’une lutte des cultures à base religieuse s’est largement diffusée. Il s’ensuit que les mélanges ou les hybridations sont perçus comme masquant des prises de pouvoir d’une culture sur une autre. Les conflits ethniques ont toujours leurs perdants et leurs gagnants. Le schème interprétatif est le suivant : une nouvelle culture surgit, s’installe, entre en conflit avec la culture en place, puis chasse cette dernière qu’elle remplace. Dans cette perspective, il n’y a pas de métissage heureux. Dans ses formes idéologisées, le rejet du mélange ou de l’hybridation se justifie donc en associant trois thèmes inducteurs de panique : domination, colonisation et remplacement. On trouvait ces thèmes dans l’histoire de la colonisation occidentale. On les retrouve, comme dimensions d’une action de rétorsion, de riposte ou de revanche, dans la politique décoloniale telle qu’elle est rêvée par ses promoteurs d’extrême gauche.


Table des matières

Introduction. Pensée magique et mythes politiques

  1. La peur de disparaître
  2. Invasion, remplacement, décadence : un débat récurrent
  3. Entre vision raciale de l’histoire et nationalisme ethnique : Gobineau, Barrès, Maurras, Lapouge et Cie, Grant et Stoddard
  4. Années 1930 en France : l’immigration dangereuse (Mauco, Millet, Pemjean, Saint-Germain, Martial)
  5. La fin de la « race blanche » : Céline prophète
  6. Entre génocide et ethnocide ou la contrecolonisation fantasmée : Binet, Amaudruz, Bardèche, Le Message d’Uppsala, The Northern League
  7. L’immigration-invasion racialisée dans les années 1960 et au début des années 1970 : Venner et Europe-Action, Powell, Ordre nouveau
  8. L’invasion migratoire selon Jean Raspail
  9. Figures de l’anti-immigrationnisme radical : Duprat et ses disciples, Le Pen
  10. Passage par la Nouvelle Droite (GRECE et Club de l’Horloge) : Faye, Mégret, Le Gallou, Lesquen
  11. Enfin Renaud Camus vint : l’irruption du terme magique
  12. Race-culture-environnement : grande confusion et dérives terroristes
  13. Politiser la dystopie : le passeur Zemmour
  14. Démythiser le débat politique

Conclusion

 

* Extraits de Pierre-André Taguieff, Le Grand Remplacement ou la politique du mythe. Généalogie d'une représentation polémique, éditions de l'Observatoire/Humensis, Paris, 2022, pp. 181-185 et 251-261. Les notes de bas de page de la version originale n’ont pas été reproduites ici afin de faciliter la lecture.

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Le Grand Remplacement ou la politique du mythe. Généalogie d'une représentation polémique, de Pierre-André Taguieff (Ed. de l'Observatoire, 2022).

Les milieux nationalistes européens ont tiré des leçons de la campagne anti-immigrés, xénophobe et raciste, lancée en 1968‑1969 par le leader conservateur Enoch Powell (1912‑1998). Il s’agissait d’une campagne politique fondée sur la peur de l’invasion de la Grande-Bretagne par des immigrés africains ou arabes, et recourant à une forme de chantage dont le motif était le suivant : pour éviter une guerre raciale sur le sol britannique, il faudrait rapatrier tous les immigrés d’origine extra-européenne. Ce programme d’action s’opposait au projet « antiraciste », attribué aux milieux d’extrême gauche mais conforme à une vision irénique des « relations raciales », de transformer progressivement la société britannique en une société multiculturelle. Son fameux discours du 20 avril 1968 à Birmingham, dans lequel il prédisait des « fleuves de sang » (rivers of blood), a beaucoup frappé l’opinion, et continue aujourd’hui de jouer le rôle d’un texte de référence, comme l’atteste sa traduction française publiée en 2019 avec une préface de Renaud Camus, qui avait dédié son livre Le Grand Remplacement « aux deux prophètes, Enoch Powell et Jean Raspail », et une introduction de Jean-Yves Le Gallou, théoricien de la « préférence nationale », qui présente Powell comme « le prophète diabolisé ».

L’objectif de Powell, énoncé avec une tonalité apocalyptique, était de sauver la Grande-Bretagne. Le thème de la « repatriation » – puis de la « re-emigration » – s’est inscrit dès lors dans la rhétorique politique de droite. Powell postulait que les marxistes viseraient à détruire l’Occident en favorisant les affrontements interraciaux rendus possibles par la présence massive en Europe de populations non européennes inassimilables en raison de leurs inaptitudes raciales supposées. D’où son slogan à la fois antiimmigrés et anti-gauche : « Si tu veux que ton voisin soit nègre, vote travailliste. » En France, dès 1970, François Duprat s’inspire de la campagne de Powell, constatant qu’elle avait séduit une partie de l’électorat conservateur et de l’électorat travailliste. Quant au National Front, fondé le 7 février 1967, il bénéficiera pour se relancer de la percée électorale de Powell, qui avait conféré une légitimité politique à la thématique anti-immigrationniste, largement exploitée par le parti nationaliste britannique. John O’Brien (1922‑1982), qui dirigea le National Front de 1970 à 1972, écrivit à Enoch Powell le 24 mai 1977 pour lui confier avec gratitude que son discours de Birmingham l’avait décidé à s’engager en politique :

Quand vous avez parlé à Birmingham le 20 avril 1968, la vie de certaines personnes, grâce à ce discours, fut transformée d’une façon dont on n’avait jamais rêvé. J’étais l’une de ces personnes. Suite à votre discours et à votre éviction injuste et imméritée du Cabinet fantôme, j’ai formé une association qui avait pour slogan « Powell Premier ministre ! ». […] Monsieur Powell, après votre discours, j’ai arrêté mes études d’horticulture […] pour faire de la politique dans le but d’essayer de sauver mon pays des effets de l’immigration.

[...] Il convient notamment de s’interroger sur les liens entre la croyance au récit du « Grand Remplacement » et le passage au terrorisme de suprémacistes blancs prétendant lutter pour l’environnement et contre le changement climatique. La question se pose au regard d’une série d’actions terroristes qui ont eu lieu dans diverses régions du monde depuis le début des années 2010. Au cours de la dernière décennie, l’association mobilisatrice entre l’anti-immigrationnisme radical et l’« écofascisme » s’est banalisée dans les milieux du suprémacisme blanc. On sait que The Great Replacement: Towards a New Society est le titre du manifeste de 74 pages qui fut publié en ligne sur le forum 8chan par le suprémaciste blanc australien Brenton Tarrant quelques heures avant d’assassiner, le 15 mars 2019, 51 musulmans et d’en blesser 49 dans deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Ce manifeste est tout entier centré sur la peur d’une invasion du monde occidental par les « non-Européens » ou les « non-Blancs ». Dénonçant « l’assaut contre notre civilisation », Tarrant, qui se présente comme un « ethnonationaliste », y dénonce un « génocide blanc » perpétré par les « envahisseurs » en même temps que l’expansion de l’islam. L’ennemi désigné est donc autant l’islam que l’immigration. Tarrant résume ainsi sa vision apocalyptique : « La crise de l’immigration de masse et la fécondité des remplaçants est une attaque contre le peuple européen qui, si elle n’est pas combattue, aboutira au final au remplacement racial et culturel complet du peuple européen. » Il donne l’exemple de la France qu’il décrit comme envahie :

Cela faisait de nombreuses années que j’entendais et lisais sur l’invasion de la France par des non-Blancs. […] Une fois arrivé en France, j’ai découvert que ces histoires étaient non seulement vraies, mais profondément sous-estimées. Dans chaque ville française, les envahisseurs étaient présents.

La grande hantise de Tarrant est celle du métissage, qu’il partage avec tous les suprémacistes blancs et les néonazis. Il cite à plusieurs reprises les « quatorze mots » de l’idéologue raciste étatsunien David Lane (1938‑2007), auteur du « Manifeste sur le génocide blanc », dans lequel il appelle à préserver la « race blanche » du métissage : « Nous devons assurer l’existence de notre peuple et un avenir pour les enfants blancs. » Cette phrase de quatorze mots (les Fourteen Words) est devenue le signe de ralliement des nationalistes blancs depuis le milieu des années 1990. Partageant cette hantise de la fin de la « race blanche », Tarrant reprend à son compte le programme de l’ethno-nationalisme différentialiste ou séparatiste : chaque groupe humain (race, ethnie, peuple) doit respecter le commandement de « rester chez soi ». En bon « écofasciste », Tarrant accuse autant l’immigration que la surpopulation de causer la pollution et lance cet appel à l’action criminelle : « Tuez les envahisseurs, tuez la surpopulation et en faisant cela, sauvez l’environnement. »

Il est clair que, pour Tarrant, le « Grand Remplacement » a joué le rôle d’un mythe mobilisateur, celui de la submersion migratoire du « monde blanc », qui s’est traduit par une action terroriste meurtrière. Tarrant n’a pas caché que le terroriste norvégien Anders Behring Breivik, l’auteur des massacres d’Oslo et d’Utøya qui ont fait soixante-dix-sept morts le 22 juillet 2011, avait été l’un de ses inspirateurs. Breivik, sous un pseudonyme transparent (Andrew Berwick), s’est soucié d’expliquer et de justifier ses actions terroristes en publiant le jour de ses attaques un long manifeste de 1 518 pages, titré 2083 – A European Declaration of Independence. Il y expose sa vision raciste du monde et détaille ses sources, à vrai dire hétéroclites.

Quelques mois plus tard, un autre terroriste est passé à l’acte en se réclamant de Tarrant et de son manifeste, Patrick Crusius, âgé de 21 ans, auteur du massacre de vingt-deux personnes à El Paso en août 2019. Crusius a à son tour posté sur le forum 8chan une note de quatre pages, titrée « Une vérité qui dérange », dans laquelle il justifie son attaque par « l’invasion hispanique du Texas » et le remplacement culturel et ethnique imminent des Blancs en Amérique. Dans le sillage de Tarrant, Crusius indique la voie à suivre en ces termes : « Si nous pouvons nous débarrasser de suffisamment de personnes, alors notre mode de vie pourra devenir plus durable. » Comme l’a justement fait remarquer Alexandra Stern, « le propre des écofascistes est de mêler leurs inquiétudes autour des évolutions démographiques, qu’ils qualifient d’“extinction blanche”, avec des fantasmes de terres vierges exemptes de non-Blancs et de pollution ». Le slogan « Sauvez les arbres, pas les réfugiés » est une parfaite illustration de l’esprit « écofasciste ».

Prenons enfin l’exemple de l’attentat terroriste commis le 14 mai 2022 par Payton Gendron, jeune suprémaciste blanc âgé de 18 ans, dans un supermarché de Buffalo (ville de l’État de New York), qui a fait dix morts et trois blessés – la plupart des victimes étant afro-américaines. Peu avant de passer à l’acte, Payton Gendron avait publié en ligne un manifeste de 180 pages dans lequel il se présentait comme un « suprémaciste blanc » et se disait « fasciste », « antisémite » et « raciste ». Dans ce manifeste, il se qualifiait d’« écofasciste » et accusait l’immigration d’être responsable de la dégradation de l’environnement. Il s’y référait à la « théorie » du « Grand Remplacement », et en concluait que les Blancs devaient augmenter leur taux de natalité pour ne pas être « remplacés par les étrangers non blancs ». D’après son manifeste, seuls les Blancs devraient avoir le droit de rester aux États-Unis, les « remplaçants » devant être éliminés par la force ou la terreur. Gendron ne cachait pas son désir de « tuer autant de Noirs que possible ». Et d’accuser la gauche d’être responsable de la submersion migratoire comme de la catastrophe écologique :

La gauche a contrôlé toutes les discussions concernant la préservation de l’environnement tout en contribuant simultanément à la destruction continue de l’environnement naturel lui-même par l’immigration de masse et l’urbanisation incontrôlée, en n’offrant aucune véritable solution à ces deux problèmes.

Durant plusieurs mois, Gendron avait préparé son attaque, pour finir par trouver un lieu conforme à ses critères raciaux. Alors qu’il vivait à Conklin où la population est blanche à 95 %, il s’était rendu à Buffalo, à 320 kilomètres de chez lui, choisissant un quartier habité par une majorité d’Afro-Américains. Gendron se présentait comme un « national-socialiste écofasciste » qui était persuadé que les médias étaient à la solde de « l’ennemi juif ». Il a résumé ainsi sa vision raciste et guerrière du monde : « Je pense qu’on peut me qualifier de fasciste. Le fascisme est l’une des seules idéologies politiques qui va unir les Blancs contre les remplaçants. Le conservatisme est mort. » Il importe de souligner le fait que Gendron s’est inspiré de la tuerie raciste commise par Tarrant, qui lui-même s’est inspiré du massacre commis par Breivik.

L’auteur de l’attaque meurtrière contre la synagogue Tree of Life de Pittsburgh (Pennsylvanie) le 27 octobre 2018, Robert Bowers, était aussi un suprématiste blanc qui croyait au « Grand Remplacement » et était fermement décidé à repousser les « envahisseurs ». Mais ce terroriste était avant tout un antisémite fanatique, convaincu que « les Juifs sont des enfants de Satan » et qu’ils « commettent un génocide » contre son peuple. Cet antimigrants voyait les États-Unis comme « infestés de Juifs ». Avant d’ouvrir le feu et de tuer onze personnes, il a crié « tous les Juifs doivent mourir ! ».

Compte tenu des projections démographiques qui prévoient qu’à l’horizon 2050 les États-Unis deviendront un pays majoritairement non blanc, les activistes suprémacistes ne peuvent que faire du « Grand Remplacement » leur principal mythe mobilisateur et de l’« écofascisme » leur credo. Ce qui caractérise la dimension passionnelle de leur engagement politique, c’est un mélange de peur, de désespoir et de ressentiment. Un redoutable cocktail de passions négatives.

Il ne faut pas négliger le rôle joué par la peur dans le passage à l’acte. Bertrand Russell a parfaitement analysé comment cette passion motrice qu’est la peur fait naître à la fois des croyances superstitieuses et des solutions illusoires à des problèmes mal posés, tout en légitimant la violence contre les prétendus responsables de nos malheurs :

La peur opère tantôt directement, en propageant des rumeurs ou en brandissant des spectres terrifiants, tantôt indirectement, en nous faisant miroiter une perspective rassurante, comme l’élixir de vie ou le paradis pour nous et l’enfer pour nos ennemis. […] La peur entretient la superstition et la méchanceté. […] La peur collective favorise l’instinct grégaire et la cruauté envers ceux qui n’appartiennent pas au troupeau. […] La peur, propice aux pulsions sanguinaires, promeut ainsi des croyances superstitieuses qui justifient la cruauté.

Aujourd’hui en France, dans les discours publics, si le thème de l’insécurité associé à celui de l’immigration reste présent, la peur de l’islamisation a remplacé celle du métissage. L’immigré dangereux s’est transformé en envahisseur musulman. Et l’insécurité croissante a pris le visage de la guerre civile imminente. Mais, dans les deux cas, c’est d’abord d’une rupture d’identité qu’il s’agit : l’objet de la peur « remplaciste », c’est le changement de l’identité collective propre, qu’elle soit pensée en termes biologiques ou en termes culturels ou civilisationnels. Ce grand déplacement du racialisme vers le culturalisme est le phénomène le plus significatif, qui marque l’époque présente. Mais ce culturalisme, qui implique une essentialisation des cultures ou des civilisations, a également intégré et retraduit le vieux récit raciste de la « lutte des races », devenu le « choc des civilisations », expression qui s’est banalisée à la suite de la parution, en 1996, du livre ainsi titré de Samuel Huntington. Cette déracialisation reste cependant, chez certains idéologues, un moyen rhétorique de présenter un discours politiquement acceptable.

Chez les anti-immigrationnistes contemporains, c’est au nom de la conservation d’une identité collective que l’hybridation culturelle est aujourd’hui rejetée, comme l’était, dans le racisme biologique « classique », le métissage. L’idée d’une lutte des cultures à base religieuse s’est largement diffusée. Il s’ensuit que les mélanges ou les hybridations sont perçus comme masquant des prises de pouvoir d’une culture sur une autre. Les conflits ethniques ont toujours leurs perdants et leurs gagnants. Le schème interprétatif est le suivant : une nouvelle culture surgit, s’installe, entre en conflit avec la culture en place, puis chasse cette dernière qu’elle remplace. Dans cette perspective, il n’y a pas de métissage heureux. Dans ses formes idéologisées, le rejet du mélange ou de l’hybridation se justifie donc en associant trois thèmes inducteurs de panique : domination, colonisation et remplacement. On trouvait ces thèmes dans l’histoire de la colonisation occidentale. On les retrouve, comme dimensions d’une action de rétorsion, de riposte ou de revanche, dans la politique décoloniale telle qu’elle est rêvée par ses promoteurs d’extrême gauche.


Table des matières

Introduction. Pensée magique et mythes politiques

  1. La peur de disparaître
  2. Invasion, remplacement, décadence : un débat récurrent
  3. Entre vision raciale de l’histoire et nationalisme ethnique : Gobineau, Barrès, Maurras, Lapouge et Cie, Grant et Stoddard
  4. Années 1930 en France : l’immigration dangereuse (Mauco, Millet, Pemjean, Saint-Germain, Martial)
  5. La fin de la « race blanche » : Céline prophète
  6. Entre génocide et ethnocide ou la contrecolonisation fantasmée : Binet, Amaudruz, Bardèche, Le Message d’Uppsala, The Northern League
  7. L’immigration-invasion racialisée dans les années 1960 et au début des années 1970 : Venner et Europe-Action, Powell, Ordre nouveau
  8. L’invasion migratoire selon Jean Raspail
  9. Figures de l’anti-immigrationnisme radical : Duprat et ses disciples, Le Pen
  10. Passage par la Nouvelle Droite (GRECE et Club de l’Horloge) : Faye, Mégret, Le Gallou, Lesquen
  11. Enfin Renaud Camus vint : l’irruption du terme magique
  12. Race-culture-environnement : grande confusion et dérives terroristes
  13. Politiser la dystopie : le passeur Zemmour
  14. Démythiser le débat politique

Conclusion

 

* Extraits de Pierre-André Taguieff, Le Grand Remplacement ou la politique du mythe. Généalogie d'une représentation polémique, éditions de l'Observatoire/Humensis, Paris, 2022, pp. 181-185 et 251-261. Les notes de bas de page de la version originale n’ont pas été reproduites ici afin de faciliter la lecture.

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Pierre-André Taguieff
Philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff a publié de très nombreux travaux sur le conspirationnisme et l'antisémitisme. On peut citer notamment La Foire aux « Illuminés ». Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme (Fayard/Mille et une nuits, 2005), Court Traité de complotologie (Fayard/Mille et une nuits, 2013), Criminaliser les Juifs. Le mythe du “meurtre rituel” et ses avatars (éditions Hermann, 2020) ou encore Théories du complot : populisme et complotisme (Entremises éditions, 2023).
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