Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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De l'avantage épistémique des thèses LIHOP

Publié par Maurice Ronai27 juillet 2024,

Peu après l'attentat de Butler, on a vu resurgir deux acronymes classiques de la rhétorique conspirationniste sur les attaques du 11-Septembre : LIHOP (« Let It Happen On Purpose ») et MIHOP (« Make It Happen On Purpose »). Explications.

Site du meeting de Donald Trump à Meridian, près de Butler, en Pennsylvanie, le 13 juillet 2024 (capture d'écran d'un compte complotiste sur X).

Dans les minutes qui ont suivi la tentative d'assassinat contre Donald Trump, la mécanique complotiste s’est enclenchée, avec l’identification d’anomalies, la chasse aux indices et aux détails troublants... et leurs lots de premières fausses pistes. Les hashtags « #staged » (mis en scène) et « #falseflag » (faux drapeau) se sont tout de suite hissés en tête des tendances sur X. Selon la société Cyabra, les hashtags « #FakeAssassination » » et « #StagedShooting » ont recueilli 595 millions de vues en une seule journée.

Dans le climat politique fiévreux et polarisé de l'Amérique, ces théories s’organisent autour de deux grands récits, chacun étant guidé par la même logique du « cui bono ? » (« à qui cela profite-t-il ? »). Les partisans de Trump, à la suite d’Alex Jones, dénoncent une tentative d'assassinat ratée par les Démocrates, un « inside job » de ce fameux « État profond » qui aurait déclaré la guerre à Trump et au peuple américain. À l’appui de leur thèse, des failles de sécurité qui seraient trop évidentes pour ne pas être délibérées : le Secret Service et la police locale ont laissé un toit sans surveillance à seulement 135 mètres de Trump, l’identification d’une menace une heure avant les tirs, le repérage d’un tireur sur le toit dix minutes avant que Trump ne monte sur scène, enfin les tirs décisifs des snipers après que Thomas Crooks ait pu tirer huit coups de feu. Trump ne doit en outre sa survie qu'au heureux hasard d'avoir effectué un mouvement de la tête au tout dernier moment. Un miracle que beaucoup de ses partisans interprètent comme une véritable « intervention divine ». Sans même parler du drapeau américain qui, un instant, se serait transformé en ange protecteur...

Un récit symétrique avance l’hypothèse que Trump aurait lui-même orchestré sa propre tentative d'assassinat, afin de gagner davantage de sympathie et de soutien pour l’élection présidentielle de novembre prochain. À l’appui de cette thèse : la combativité de Trump après les coups de feu, brandissant son poing en l'air en répétant : « Fight! Fight! Fight! », comme s’il s’y était préparé ; ou le sourire arboré sur une photo − en réalité trafiquée après coup − par un agent du Secret Service au moment où il escorte l'ancien président américain hors de la tribune. Le Washington Post rappelle, à cette occasion, qu'il existe aussi au sein du camp démocrate une tentation conspirationniste, allant jusqu'à parler de « BlueAnon », un jeu de mot péjoratif qui associe le terme QAnon et la couleur bleue des Démocrates.

« Stand-down order »

À ces deux macro-théories se greffent toutes sortes d’indices et de micro-récits, inspirés de l’assassinat de John F. Kennedy (l'invention de la présence d'un « deuxième tireur ») ou puisés dans le registre des théories du complot sur le 11 septembre 2001, matrice de beaucoup de récits conspirationnistes contemporains. À l’instar des truthers des années 2000, qui voyaient dans les achats anormalement élevés d'options de vente à la bourse la preuve que certains acteurs financiers avaient été informés à l’avance des attentats, on détecte, le 13 juillet 2024, des ventes à découvert massives d’actions de DJT (la société de Trump qui détient TruthSocial) par Austin Private Wealth. Des opérations qui prouveraient que ces financiers (de surcroît liés à BlackRock) auraient anticipé et spéculé sur l’effondrement de DJT.

Les conspirationnistes de 2024 puisent dans le lexique du 9/11 Truth Movement l’expression « stand-down order », en écho à l’ordre que la défense aérienne de l'Amérique du Nord (NORAD) aurait reçu de laisser les avions détournés le 11-Septembre atteindre leurs cibles. Cette expression, « stand-down order », fait une spectaculaire réapparition en 2024 dans la bouche de Marjorie Taylor Greene, la plus zélée des congressistes trumpistes, quand elle interroge, à la Chambre des représentants, la directrice du Secret Service Kimberly Cheatle :

Comme après l'attaque du 7-Octobre contre Israël, on a ainsi vu resurgir, sur les réseaux sociaux, dans les minutes qui suivirent l’attentat de Butler, deux acronymes classiques de la rhétorique conspirationniste sur les attaques du 11-Septembre : LIHOP (« Let It Happen On Purpose ») et MIHOP (« Make It Happen On Purpose »). Le premier véhicule l'idée que le gouvernement américain a intentionnellement laissé les attentats se produire. Le second qu'il les a fabriqués purement et simplement.

Ces deux acronymes ont vu le jour dans la mouvance des truthers du 11-Septembre. Deux clés de lecture, deux schèmes narratifs qui se donnent l’ambition, chacun, de donner une cohérence au millefeuille argumentatif conspirationniste. Pour les partisans du schème LIHOP, l’administration Bush (ou l’une de ses composantes) savait à l'avance que les attentats auraient lieu et s'est délibérément abstenue de prendre des mesures pour les empêcher. Pour les partisans du MIHOP, l’administration Bush (ou l'une de ses composantes) a initié et orchestré « sous faux drapeau » les actions terroristes sur son territoire.

Parfois attribuée à l'historien et conspirationniste suisse Daniele Ganser, cette distinction LIHOP/MIHOP a vu le jour dès 2003. Nicholas Levis, une figure des conspirationnistes du 11-Septembre, avait dressé, en 2004, une typologie des théories autour du 11-Septembre, classées sur une échelle de 1 à 10 : de la « version officielle » aux thèses les plus spéculatives. Visiblement soucieux de restituer et de formaliser toutes les nuances et graduations de ces innombrables théories, Nicholas Levis avait ressenti le besoin d’éclater la catégorie LIHOP (le niveau 5 de son échelle) en deux sous-catégories distinctes : « LIHOP » et « LIHOP-PLUS » (dont il confesse qu'elle a sa préférence).

Dans le schème narratif « LIHOP » (qui fait écho à la théorie complotiste selon laquelle Roosevelt aurait délibérément laissé le Japon attaquer la flotte américaine à Pearl Harbor pour précipiter l’entrée des États-Unis dans la guerre), « les pirates de l'air ont été envoyés par Al-Qaïda pour mettre en œuvre le plan du 11 septembre. Cependant, Bush & Co. et/ou d'autres éléments du gouvernement américain, des services secrets ou de l'establishment étaient au courant des attaques à l'avance et ont œuvré pour qu'elles aient lieu, dans l'intention d'exploiter un nouveau Pearl Harbor ».

Dans le schème narratif « LIHOP-Plus », l’administration Bush n’aurait pas seulement été informée à l’avance des attentats : elle aurait « pris des mesures pour garantir la réussite du complot du 11 septembre en infiltrant et en aidant les pirates de l'air, peut-être même en les remplaçant ou en pilotant les avions (ou les drones) à distance, ou en faisant tout ce qui était jugé nécessaire ».

En incise, Nicholas Levis observe que les personnes qui soupçonnent un complot de type LIHOP « mais [qui] pensent que les preuves sont trop minces » adhèrent par défaut à une thèse un peu moins coûteuse : celle selon laquelle l'administration Bush aurait laissé faire non pas délibérément, en étant avertie à l'avance de l'attentat, mais en se gardant de tout faire pour protéger correctement le pays.

L'avantage épistémique du LIHOP

Nicholas Levis avait compris, dés 2004, que les théories de type LIHOP (laisser faire) se propagent plus aisément que les théories MIHOP. En ne mettant en doute qu’une partie des faits décrits par les journalistes, filmés par les médias, établis par les enquêtes, les thèses LIHOP sont plus faciles à accepter. Leur « coût épistémique » (pour reprendre une expression chère à Philippe Huneman) est moindre. Il est ainsi moins « coûteux » de défendre la thèse qu'on aurait laissé faire des terroristes recrutés et financés par Al-Qaïda que d’adhérer à la thèse de l'inside job, qui présuppose que les terroristes ont été « inventés » pour couvrir l’opération et servir de boucs émissaires.

Le fardeau de la démonstration est en effet plus lourd dans le schème narratif MIHOP : il faut par exemple réussir à faire croire qu’il a fallu installer de la dynamite dans les tours du WTC en vue de leur démolition contrôlée, organiser à l’avance des simulations pour semer la confusion chez les militaires, expliquer ce que sont devenus les passagers des avions... La thèse de l'inside job mobilise, en outre, un nombre tel de complices qu'il faut alors expliquer comment le secret a pu ne pas être éventé.

L’avantage épistémique (par analogie avec l’avantage évolutif en biologie) des théories LIHOP réside, en effet, dans leur compatibilité partielle avec la « version officielle ». À la suite d’un attentat ou d’un évènement grave, l’enquête met nécessairement en évidence des failles de sécurité, des alertes qui n’ont pas été entendues et des précautions qui n’ont pas été prises. Les enquêtes journalistiques et les commissions d’enquête officielles, à la suite du 11-Septembre, ont recensé un tel nombre de signaux d’alerte non pris en compte qu’elles ont fini par nourrir et consolider l’adhésion aux théories LIHOP.

Pour peu qu’on juge le gouvernement ou les appareils de sécurité peu dignes de confiance, il n’est pas si coûteux alors de penser que c’est intentionnellement que les alertes n’ont pas été entendues, les failles non colmatées ou les mesures de précaution non mises en œuvre.

Des dizaines de sondages, aux États-Unis et dans le monde, ont testé l’adhésion du public aux théories du complot sur le 11-Septembre. Quand leurs questionnaires testaient plusieurs théories, la thèse LIHOP l’emportait et continue de l’emporter le plus souvent sur la thèse MIHOP. C’est le cas en France. L'enquête d'opinion Ifop réalisée fin 2017 pour Conspiracy Watch et la Fondation Jean-Jaurès montrait qu'à propos des attentats du 11 septembre 2001, la réponse LIHOP avait recueilli 29 % d’approbation alors que la réponse MIHOP n’en recueillait que 6 %.

Source : Fondation Jean-Jaurès, 07/01/2018.

Avec l'attentat manqué du 13 juillet 2024, on a vu se dessiner une ligne de front inédite avec, d'une part, l’adhésion d’une aile des sympathisants démocrates à l’idée que Trump a organisé son propre attentat (« staged ») pour en tirer un bénéfice politique et, d'autre part, la conviction, largement partagée à l’extrême droite MAGA, que Trump a failli être victime du « Deep State ».

« Un coup de maître »

Dans le camp MAGA, Alexis Cossette, animateur de la chaîne Radio-Québec, influent porte-voix des thèses QAnon au Québec, infatigable exégète de « Q » et de Trump, se singularise en écartant la thèse d'un coup monté par le « Deep State ». Relayé en France par Mike Borowski et la chaîne YouTube du site complotiste Géopolitique Profonde, Alexis Cossette discerne dans cette fusillade une opération de type LIHOP destinée à servir Trump : « un coup de maître : un événement anticipé, neutralisé et redirigé afin de s'en servir… Qui bénéficie évidemment à Trump. Le timing : ça a été fait au meilleur moment possible, juste quelques jours avant la convention républicaine ».

Pour Alexis Cossette, Donald Trump, génie du renseignement, de la ruse et de l’ingénierie sociale, informé à l’avance qu’un attentat se préparait, aurait (avec la complicité des services de sécurité, qu’il continuerait de contrôler) « redirigé » l’attentat. « Ce n’est certainement pas une balle qui lui a frôlé l'oreillec'est impossible qu'une balle d'AR-15 égratigne l'oreille : la vélocité est tellement forte que ça fait exploser l'oreille ». Évidemment, cette théorie LIHOP est difficile à soutenir. Même les fidèles d’Alexis Cossette ont du mal à admettre que Trump ait consenti à faire payer aux trumpistes installés sur la tribune le prix de cette opération (plusieurs blessés et un mort). La théorie de Cossette reste à ce jour une des plus fantasques.

Comme pour l’assassinat de Kennedy, le 11-Septembre, la pandémie de Covid-19, le massacre du 7-Octobre et d'autres événements marquants, il faut s’attendre à la prolifération de récits et d'arguments complotistes sur cet évènement exceptionnel. Leur nouveauté réside peut-être dans les modes de démonstration. Les nouvelles générations de conspirationnistes ont à leur disposition des outils techniques puissants pour mettre en forme et propager leurs théories : logiciels de retouche d'images, deep fake, simulations 3D, IA, réseaux sociaux... Des outils qui auraient fait pâlir d’envie leurs précédesseurs du 9/11 Truth Movement.

 

Voir aussi :

Pourquoi l'attentat contre Trump n'est probablement pas un complot

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Dans les minutes qui ont suivi la tentative d'assassinat contre Donald Trump, la mécanique complotiste s’est enclenchée, avec l’identification d’anomalies, la chasse aux indices et aux détails troublants... et leurs lots de premières fausses pistes. Les hashtags « #staged » (mis en scène) et « #falseflag » (faux drapeau) se sont tout de suite hissés en tête des tendances sur X. Selon la société Cyabra, les hashtags « #FakeAssassination » » et « #StagedShooting » ont recueilli 595 millions de vues en une seule journée.

Dans le climat politique fiévreux et polarisé de l'Amérique, ces théories s’organisent autour de deux grands récits, chacun étant guidé par la même logique du « cui bono ? » (« à qui cela profite-t-il ? »). Les partisans de Trump, à la suite d’Alex Jones, dénoncent une tentative d'assassinat ratée par les Démocrates, un « inside job » de ce fameux « État profond » qui aurait déclaré la guerre à Trump et au peuple américain. À l’appui de leur thèse, des failles de sécurité qui seraient trop évidentes pour ne pas être délibérées : le Secret Service et la police locale ont laissé un toit sans surveillance à seulement 135 mètres de Trump, l’identification d’une menace une heure avant les tirs, le repérage d’un tireur sur le toit dix minutes avant que Trump ne monte sur scène, enfin les tirs décisifs des snipers après que Thomas Crooks ait pu tirer huit coups de feu. Trump ne doit en outre sa survie qu'au heureux hasard d'avoir effectué un mouvement de la tête au tout dernier moment. Un miracle que beaucoup de ses partisans interprètent comme une véritable « intervention divine ». Sans même parler du drapeau américain qui, un instant, se serait transformé en ange protecteur...

Un récit symétrique avance l’hypothèse que Trump aurait lui-même orchestré sa propre tentative d'assassinat, afin de gagner davantage de sympathie et de soutien pour l’élection présidentielle de novembre prochain. À l’appui de cette thèse : la combativité de Trump après les coups de feu, brandissant son poing en l'air en répétant : « Fight! Fight! Fight! », comme s’il s’y était préparé ; ou le sourire arboré sur une photo − en réalité trafiquée après coup − par un agent du Secret Service au moment où il escorte l'ancien président américain hors de la tribune. Le Washington Post rappelle, à cette occasion, qu'il existe aussi au sein du camp démocrate une tentation conspirationniste, allant jusqu'à parler de « BlueAnon », un jeu de mot péjoratif qui associe le terme QAnon et la couleur bleue des Démocrates.

« Stand-down order »

À ces deux macro-théories se greffent toutes sortes d’indices et de micro-récits, inspirés de l’assassinat de John F. Kennedy (l'invention de la présence d'un « deuxième tireur ») ou puisés dans le registre des théories du complot sur le 11 septembre 2001, matrice de beaucoup de récits conspirationnistes contemporains. À l’instar des truthers des années 2000, qui voyaient dans les achats anormalement élevés d'options de vente à la bourse la preuve que certains acteurs financiers avaient été informés à l’avance des attentats, on détecte, le 13 juillet 2024, des ventes à découvert massives d’actions de DJT (la société de Trump qui détient TruthSocial) par Austin Private Wealth. Des opérations qui prouveraient que ces financiers (de surcroît liés à BlackRock) auraient anticipé et spéculé sur l’effondrement de DJT.

Les conspirationnistes de 2024 puisent dans le lexique du 9/11 Truth Movement l’expression « stand-down order », en écho à l’ordre que la défense aérienne de l'Amérique du Nord (NORAD) aurait reçu de laisser les avions détournés le 11-Septembre atteindre leurs cibles. Cette expression, « stand-down order », fait une spectaculaire réapparition en 2024 dans la bouche de Marjorie Taylor Greene, la plus zélée des congressistes trumpistes, quand elle interroge, à la Chambre des représentants, la directrice du Secret Service Kimberly Cheatle :

Comme après l'attaque du 7-Octobre contre Israël, on a ainsi vu resurgir, sur les réseaux sociaux, dans les minutes qui suivirent l’attentat de Butler, deux acronymes classiques de la rhétorique conspirationniste sur les attaques du 11-Septembre : LIHOP (« Let It Happen On Purpose ») et MIHOP (« Make It Happen On Purpose »). Le premier véhicule l'idée que le gouvernement américain a intentionnellement laissé les attentats se produire. Le second qu'il les a fabriqués purement et simplement.

Ces deux acronymes ont vu le jour dans la mouvance des truthers du 11-Septembre. Deux clés de lecture, deux schèmes narratifs qui se donnent l’ambition, chacun, de donner une cohérence au millefeuille argumentatif conspirationniste. Pour les partisans du schème LIHOP, l’administration Bush (ou l’une de ses composantes) savait à l'avance que les attentats auraient lieu et s'est délibérément abstenue de prendre des mesures pour les empêcher. Pour les partisans du MIHOP, l’administration Bush (ou l'une de ses composantes) a initié et orchestré « sous faux drapeau » les actions terroristes sur son territoire.

Parfois attribuée à l'historien et conspirationniste suisse Daniele Ganser, cette distinction LIHOP/MIHOP a vu le jour dès 2003. Nicholas Levis, une figure des conspirationnistes du 11-Septembre, avait dressé, en 2004, une typologie des théories autour du 11-Septembre, classées sur une échelle de 1 à 10 : de la « version officielle » aux thèses les plus spéculatives. Visiblement soucieux de restituer et de formaliser toutes les nuances et graduations de ces innombrables théories, Nicholas Levis avait ressenti le besoin d’éclater la catégorie LIHOP (le niveau 5 de son échelle) en deux sous-catégories distinctes : « LIHOP » et « LIHOP-PLUS » (dont il confesse qu'elle a sa préférence).

Dans le schème narratif « LIHOP » (qui fait écho à la théorie complotiste selon laquelle Roosevelt aurait délibérément laissé le Japon attaquer la flotte américaine à Pearl Harbor pour précipiter l’entrée des États-Unis dans la guerre), « les pirates de l'air ont été envoyés par Al-Qaïda pour mettre en œuvre le plan du 11 septembre. Cependant, Bush & Co. et/ou d'autres éléments du gouvernement américain, des services secrets ou de l'establishment étaient au courant des attaques à l'avance et ont œuvré pour qu'elles aient lieu, dans l'intention d'exploiter un nouveau Pearl Harbor ».

Dans le schème narratif « LIHOP-Plus », l’administration Bush n’aurait pas seulement été informée à l’avance des attentats : elle aurait « pris des mesures pour garantir la réussite du complot du 11 septembre en infiltrant et en aidant les pirates de l'air, peut-être même en les remplaçant ou en pilotant les avions (ou les drones) à distance, ou en faisant tout ce qui était jugé nécessaire ».

En incise, Nicholas Levis observe que les personnes qui soupçonnent un complot de type LIHOP « mais [qui] pensent que les preuves sont trop minces » adhèrent par défaut à une thèse un peu moins coûteuse : celle selon laquelle l'administration Bush aurait laissé faire non pas délibérément, en étant avertie à l'avance de l'attentat, mais en se gardant de tout faire pour protéger correctement le pays.

L'avantage épistémique du LIHOP

Nicholas Levis avait compris, dés 2004, que les théories de type LIHOP (laisser faire) se propagent plus aisément que les théories MIHOP. En ne mettant en doute qu’une partie des faits décrits par les journalistes, filmés par les médias, établis par les enquêtes, les thèses LIHOP sont plus faciles à accepter. Leur « coût épistémique » (pour reprendre une expression chère à Philippe Huneman) est moindre. Il est ainsi moins « coûteux » de défendre la thèse qu'on aurait laissé faire des terroristes recrutés et financés par Al-Qaïda que d’adhérer à la thèse de l'inside job, qui présuppose que les terroristes ont été « inventés » pour couvrir l’opération et servir de boucs émissaires.

Le fardeau de la démonstration est en effet plus lourd dans le schème narratif MIHOP : il faut par exemple réussir à faire croire qu’il a fallu installer de la dynamite dans les tours du WTC en vue de leur démolition contrôlée, organiser à l’avance des simulations pour semer la confusion chez les militaires, expliquer ce que sont devenus les passagers des avions... La thèse de l'inside job mobilise, en outre, un nombre tel de complices qu'il faut alors expliquer comment le secret a pu ne pas être éventé.

L’avantage épistémique (par analogie avec l’avantage évolutif en biologie) des théories LIHOP réside, en effet, dans leur compatibilité partielle avec la « version officielle ». À la suite d’un attentat ou d’un évènement grave, l’enquête met nécessairement en évidence des failles de sécurité, des alertes qui n’ont pas été entendues et des précautions qui n’ont pas été prises. Les enquêtes journalistiques et les commissions d’enquête officielles, à la suite du 11-Septembre, ont recensé un tel nombre de signaux d’alerte non pris en compte qu’elles ont fini par nourrir et consolider l’adhésion aux théories LIHOP.

Pour peu qu’on juge le gouvernement ou les appareils de sécurité peu dignes de confiance, il n’est pas si coûteux alors de penser que c’est intentionnellement que les alertes n’ont pas été entendues, les failles non colmatées ou les mesures de précaution non mises en œuvre.

Des dizaines de sondages, aux États-Unis et dans le monde, ont testé l’adhésion du public aux théories du complot sur le 11-Septembre. Quand leurs questionnaires testaient plusieurs théories, la thèse LIHOP l’emportait et continue de l’emporter le plus souvent sur la thèse MIHOP. C’est le cas en France. L'enquête d'opinion Ifop réalisée fin 2017 pour Conspiracy Watch et la Fondation Jean-Jaurès montrait qu'à propos des attentats du 11 septembre 2001, la réponse LIHOP avait recueilli 29 % d’approbation alors que la réponse MIHOP n’en recueillait que 6 %.

Source : Fondation Jean-Jaurès, 07/01/2018.

Avec l'attentat manqué du 13 juillet 2024, on a vu se dessiner une ligne de front inédite avec, d'une part, l’adhésion d’une aile des sympathisants démocrates à l’idée que Trump a organisé son propre attentat (« staged ») pour en tirer un bénéfice politique et, d'autre part, la conviction, largement partagée à l’extrême droite MAGA, que Trump a failli être victime du « Deep State ».

« Un coup de maître »

Dans le camp MAGA, Alexis Cossette, animateur de la chaîne Radio-Québec, influent porte-voix des thèses QAnon au Québec, infatigable exégète de « Q » et de Trump, se singularise en écartant la thèse d'un coup monté par le « Deep State ». Relayé en France par Mike Borowski et la chaîne YouTube du site complotiste Géopolitique Profonde, Alexis Cossette discerne dans cette fusillade une opération de type LIHOP destinée à servir Trump : « un coup de maître : un événement anticipé, neutralisé et redirigé afin de s'en servir… Qui bénéficie évidemment à Trump. Le timing : ça a été fait au meilleur moment possible, juste quelques jours avant la convention républicaine ».

Pour Alexis Cossette, Donald Trump, génie du renseignement, de la ruse et de l’ingénierie sociale, informé à l’avance qu’un attentat se préparait, aurait (avec la complicité des services de sécurité, qu’il continuerait de contrôler) « redirigé » l’attentat. « Ce n’est certainement pas une balle qui lui a frôlé l'oreillec'est impossible qu'une balle d'AR-15 égratigne l'oreille : la vélocité est tellement forte que ça fait exploser l'oreille ». Évidemment, cette théorie LIHOP est difficile à soutenir. Même les fidèles d’Alexis Cossette ont du mal à admettre que Trump ait consenti à faire payer aux trumpistes installés sur la tribune le prix de cette opération (plusieurs blessés et un mort). La théorie de Cossette reste à ce jour une des plus fantasques.

Comme pour l’assassinat de Kennedy, le 11-Septembre, la pandémie de Covid-19, le massacre du 7-Octobre et d'autres événements marquants, il faut s’attendre à la prolifération de récits et d'arguments complotistes sur cet évènement exceptionnel. Leur nouveauté réside peut-être dans les modes de démonstration. Les nouvelles générations de conspirationnistes ont à leur disposition des outils techniques puissants pour mettre en forme et propager leurs théories : logiciels de retouche d'images, deep fake, simulations 3D, IA, réseaux sociaux... Des outils qui auraient fait pâlir d’envie leurs précédesseurs du 9/11 Truth Movement.

 

Voir aussi :

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à propos de l'auteur
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Maurice Ronai
Co-fondateur de Courrier international en 1990, Maurice Ronai est un expert des politiques publiques numériques. Il a enseigné, de 1997 à 2001, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) avant de devenir membre de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) de 2014 à 2019.
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