Popularisée outre-Atlantique par les partisans de Donald Trump, l'expression d'« Etat profond » n'a peut-être jamais été aussi populaire. En France, elle est de plus en plus fréquemment utilisée. Mais au fait, d'où vient-elle et, surtout : l'« Etat profond » existe-t-il vraiment ?
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Le dictionnaire d'Oxford définit le terme deep state (« Etat profond » en français) comme « un groupe de personnes, généralement des membres influents d'organismes gouvernementaux ou des militaires, tenus pour être impliqués dans la manipulation secrète ou le contrôle de la politique gouvernementale ». Et Google Trends est formel : l'expression n'a jamais fait couler autant d'encre qu'au cours de l'année qui vient de s'écouler. Un sondage d'opinion publié au mois d'avril dernier pour ABC et le Washington Post révèle que 48% des Américains croient à l'existence d'un « Etat profond » aux Etats-Unis.
C'est en 1996, en Turquie, à la faveur d'un scandale politique, l'affaire de Susurluk, que cette notion aux contours flous a pris naissance. L'« Etat profond » (derin devlet en turc) désigne alors moins une organisation secrète structurée et hiérarchisée qu'une nébuleuse vague, clandestine par définition, associant des hauts gradés se pensant garants de l'héritage kémaliste, des responsables politiques nationalistes et des réseaux mafieux.
Si le concept peut faire valoir ses prétentions à rendre compte imparfaitement mais sûrement d'une partie bien tangible de la réalité dans le contexte de régimes semi-démocratiques ou autoritaires comme en Turquie et en Egypte (on parle en arabe de dawla âmiqa), où le pouvoir civil est placé sous la surveillance, voire la tutelle directe de l'armée, il apparaît en revanche autrement plus discutable de parler d'« Etat profond » s'agissant de démocraties libérales politiquement stables, garantissant les libertés publiques fondamentales, dotées de contre-pouvoirs efficients, d'une presse plurale et d'un Etat de droit authentique.
L'expression a pourtant gagné peu à peu en légitimité dans la sphère médiatique. En décembre 2013, dans une interview aux Inrocks, Edwy Plenel assimile l'« Etat profond » à « la haute administration ». Un an et demi plus tard, dans un texte dénonçant le projet de loi sur le renseignement - sobrement comparé à un « coup d'Etat à froid »... -, il livre une définition plus restrictive de cet « Etat profond » : « cette part d’ombre du pouvoir exécutif qui, à l’abri du secret-défense, n’a pas de visage et ne rend jamais de compte ». En juin 2015, dans « Le putsch de l'Etat profond » (sic), le directeur de Mediapart l'étend cette fois-ci à « ce petit monde de gradés et de diplômés, de sachants et d’experts, qui se croit propriétaire d’un intérêt national dont le pire ennemi serait la délibération parlementaire, l’information transparente et le pluralisme partisan ». Un complot permanent contre la démocratie en somme.
Outre-Atlantique, ce sont les médias favorables à Donald Trump qui ont sorti cette expression incroyablement élastique de sa relative confidentialité, achevant de familiariser le public américain avec l'idée selon laquelle il existerait aux Etats-Unis un véritable « Etat dans l'Etat » qui, pour reprendre les mots de Serge Halimi dans un édito récent du Monde diplomatique, « ne se laisse jamais distraire de ses priorités stratégiques par les changements de locataire à la Maison Blanche ». Un coup de force sémantique auquel la complosphère a préparé le terrain pendant de nombreuses années. Et pour cause : par la magie de ces deux mots, on se soustrait à peu de frais aux modalités traditionnelles d’administration de la preuve.
A cet égard, les ouvrages de Peter Dale Scott, un professeur de littérature à la retraite qui a fait du concept d'« Etat profond » un véritable fond de commerce, apparaissent comme décisifs. Il lui permet par exemple de relier l’incident du Golfe du Tonkin, l’assassinat de Kennedy, le Watergate, l’attentat d’Oklahoma City, le 11-Septembre, Anders Breivik et les attentats de Boston ! Pas étonnant, dans ces conditions, que l'éditeur des trois livres traduits en français de Dale Scott soit aussi celui des ouvrages de l'auteur conspirationniste Thierry Meyssan et un proche des militants de ReOpen911.
D'Alain Soral à Eric Zemmour ou Aymeric Chauprade en passant par Stephen Bannon, Alex Jones et l'animateur de la chaîne Fox News, Sean Hannity, chacun dispose avec cette notion mal dégrossie d'« Etat profond » du sésame qui lui manquait pour raconter à peu près n'importe quoi sans jamais avoir à le prouver. Ainsi a-t-on vu le site d'extrême droite américain Breitbart accuser l'« Etat profond » d'avoir organisé la fuite d'informations sur Trump au New York Times et au Washington Post. Le fils du président, Donald Trump Jr, a décrit quant à lui l'« Etat profond » comme « réel, illégal et menaçant la sécurité nationale ». Le président Trump lui-même a retweeté un appel à agir contre l'« Etat profond » en raison de son prétendu sabotage de l'action gouvernementale... A contrario, l'ancien directeur de la CIA, le général Michael Hayden, récuse catégoriquement la pertinence du concept : « C'est une formule que nous avons utilisé pour la Turquie et d'autres pays comme ça, mais pas pour la république américaine ».
A ce stade, il faut préciser que l'on peut bien, sans sombrer dans le complotisme, faire usage de concepts abstraits pour décrire la réalité de manière dramaturgique. De Platon à Hegel, la philosophie occidentale a noirci des milliers de pages sur le rôle historique du « Logos ». De la même manière, il n'y a rien d'injustifiable à lire l'histoire politique européenne des deux derniers siècles à l'aune d'un affrontement tellurique entre « la Réaction » et « le Progrès », « le Capital » et « le Prolétariat ». Aucune de ces lectures n'est a priori suspecte de complotisme. Bien qu'elles ne renvoient pas à des entités concrètes, bien délimitées, dotées d'une conscience de soi et d'une volonté propre, on peut, de manière métaphorique, prêter à ces entités à majuscules une volonté et des intentions, faire comme si elles agissaient réellement en lieu et place des individus qu'elles sont censées représenter. Le pas avec le conspirationnisme est néanmoins franchi à partir du moment où l'on accuse abusivement ces entités d'ourdir des complots auxquels rien ne prouve qu'elles soient mêlées.
Si les preuves définitives de l'existence d'un « Etat profond » aux Etats-Unis peinent à être produites, personne ne sera jamais capable, en bonne logique, de démontrer qu'il n'existe pas - pas plus, du reste, qu'on ne peut prouver qu'il n'y a aucune théière en porcelaine de Limoges en orbite autour du Soleil.
A supposer que l'« Etat profond » désigne, non pas un avatar du fameux « complexe militaro-industriel » comme le propose Serge Halimi, mais un ensemble de responsables plus ou moins nostalgiques de l'Administration Obama et tapis au cœur de la bureaucratie fédérale, est-il raisonnable de penser que cette faction empêche la Maison-Blanche de gouverner normalement ? En d'autres termes, peut-on accuser à bon droit un « Etat profond » d'entraver l'action de Donald Trump ?
Une tribune parue dans le New York Times revient sur les premiers mois de l'Administration Trump. L'auteur, Julius Krein, écrit :
« Non seulement le président n’a pas été capable de procéder au changement de cap nécessaire pour sauver son gouvernement, mais sa conduite, toujours plus scandaleuse, ne peut que rebuter quiconque aurait pu vouloir un jour s’associer avec lui. [...] Après plus de deux cents jours à la tête du pays, Trump n’a pas amélioré son comportement, loin de là. Son gouvernement n’a fait passer aucune loi importante – et n’en prend pas le chemin, apparemment. [...] Pour l’instant, il ne s’est encore rien produit de désastreux en politique étrangère, mais le chaos incessant qui règne au sein de ce gouvernement n’inspire guère confiance. De nombreux postes de haut niveau ne sont pas encore pourvus. Quant aux personnages déjà en poste, ce sont trop souvent des idéologues assez répugnants, sans envergure, doublés d’incapables, comme Steve Bannon. [...] Rien d’étonnant qu’un nombre grandissant de hauts responsables se contentent d’ignorer le président. Loin de mettre en place les transformations qu’il avait promises à ses électeurs, Trump semble avoir pour seul talent de provoquer des délires médiatiques grotesques – comme le disaient tous ses détracteurs. »
Le constat peut sembler sévère. Il émane pourtant d'un partisan jusque-là indéfectible de Donald Trump : Julius Krein a animé tout au long de la dernière campagne présidentielle américaine un blog de soutien au candidat républicain. Pourquoi le citer ? Parce qu'il fournit une illustration particulièrement pertinente d'un principe de bonne hygiène intellectuelle passé à la postérité sous le nom de rasoir d'Hanlon (du nom de Robert J. Hanlon, un programmeur américain) : « Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer ». Dit autrement : ne jamais accuser un introuvable complot ou un non moins insaisissable « Etat profond » de ce que l'incompétence de Trump et de son entourage suffisent largement à expliquer.
Voir aussi :
Le dictionnaire d'Oxford définit le terme deep state (« Etat profond » en français) comme « un groupe de personnes, généralement des membres influents d'organismes gouvernementaux ou des militaires, tenus pour être impliqués dans la manipulation secrète ou le contrôle de la politique gouvernementale ». Et Google Trends est formel : l'expression n'a jamais fait couler autant d'encre qu'au cours de l'année qui vient de s'écouler. Un sondage d'opinion publié au mois d'avril dernier pour ABC et le Washington Post révèle que 48% des Américains croient à l'existence d'un « Etat profond » aux Etats-Unis.
C'est en 1996, en Turquie, à la faveur d'un scandale politique, l'affaire de Susurluk, que cette notion aux contours flous a pris naissance. L'« Etat profond » (derin devlet en turc) désigne alors moins une organisation secrète structurée et hiérarchisée qu'une nébuleuse vague, clandestine par définition, associant des hauts gradés se pensant garants de l'héritage kémaliste, des responsables politiques nationalistes et des réseaux mafieux.
Si le concept peut faire valoir ses prétentions à rendre compte imparfaitement mais sûrement d'une partie bien tangible de la réalité dans le contexte de régimes semi-démocratiques ou autoritaires comme en Turquie et en Egypte (on parle en arabe de dawla âmiqa), où le pouvoir civil est placé sous la surveillance, voire la tutelle directe de l'armée, il apparaît en revanche autrement plus discutable de parler d'« Etat profond » s'agissant de démocraties libérales politiquement stables, garantissant les libertés publiques fondamentales, dotées de contre-pouvoirs efficients, d'une presse plurale et d'un Etat de droit authentique.
L'expression a pourtant gagné peu à peu en légitimité dans la sphère médiatique. En décembre 2013, dans une interview aux Inrocks, Edwy Plenel assimile l'« Etat profond » à « la haute administration ». Un an et demi plus tard, dans un texte dénonçant le projet de loi sur le renseignement - sobrement comparé à un « coup d'Etat à froid »... -, il livre une définition plus restrictive de cet « Etat profond » : « cette part d’ombre du pouvoir exécutif qui, à l’abri du secret-défense, n’a pas de visage et ne rend jamais de compte ». En juin 2015, dans « Le putsch de l'Etat profond » (sic), le directeur de Mediapart l'étend cette fois-ci à « ce petit monde de gradés et de diplômés, de sachants et d’experts, qui se croit propriétaire d’un intérêt national dont le pire ennemi serait la délibération parlementaire, l’information transparente et le pluralisme partisan ». Un complot permanent contre la démocratie en somme.
Outre-Atlantique, ce sont les médias favorables à Donald Trump qui ont sorti cette expression incroyablement élastique de sa relative confidentialité, achevant de familiariser le public américain avec l'idée selon laquelle il existerait aux Etats-Unis un véritable « Etat dans l'Etat » qui, pour reprendre les mots de Serge Halimi dans un édito récent du Monde diplomatique, « ne se laisse jamais distraire de ses priorités stratégiques par les changements de locataire à la Maison Blanche ». Un coup de force sémantique auquel la complosphère a préparé le terrain pendant de nombreuses années. Et pour cause : par la magie de ces deux mots, on se soustrait à peu de frais aux modalités traditionnelles d’administration de la preuve.
A cet égard, les ouvrages de Peter Dale Scott, un professeur de littérature à la retraite qui a fait du concept d'« Etat profond » un véritable fond de commerce, apparaissent comme décisifs. Il lui permet par exemple de relier l’incident du Golfe du Tonkin, l’assassinat de Kennedy, le Watergate, l’attentat d’Oklahoma City, le 11-Septembre, Anders Breivik et les attentats de Boston ! Pas étonnant, dans ces conditions, que l'éditeur des trois livres traduits en français de Dale Scott soit aussi celui des ouvrages de l'auteur conspirationniste Thierry Meyssan et un proche des militants de ReOpen911.
D'Alain Soral à Eric Zemmour ou Aymeric Chauprade en passant par Stephen Bannon, Alex Jones et l'animateur de la chaîne Fox News, Sean Hannity, chacun dispose avec cette notion mal dégrossie d'« Etat profond » du sésame qui lui manquait pour raconter à peu près n'importe quoi sans jamais avoir à le prouver. Ainsi a-t-on vu le site d'extrême droite américain Breitbart accuser l'« Etat profond » d'avoir organisé la fuite d'informations sur Trump au New York Times et au Washington Post. Le fils du président, Donald Trump Jr, a décrit quant à lui l'« Etat profond » comme « réel, illégal et menaçant la sécurité nationale ». Le président Trump lui-même a retweeté un appel à agir contre l'« Etat profond » en raison de son prétendu sabotage de l'action gouvernementale... A contrario, l'ancien directeur de la CIA, le général Michael Hayden, récuse catégoriquement la pertinence du concept : « C'est une formule que nous avons utilisé pour la Turquie et d'autres pays comme ça, mais pas pour la république américaine ».
A ce stade, il faut préciser que l'on peut bien, sans sombrer dans le complotisme, faire usage de concepts abstraits pour décrire la réalité de manière dramaturgique. De Platon à Hegel, la philosophie occidentale a noirci des milliers de pages sur le rôle historique du « Logos ». De la même manière, il n'y a rien d'injustifiable à lire l'histoire politique européenne des deux derniers siècles à l'aune d'un affrontement tellurique entre « la Réaction » et « le Progrès », « le Capital » et « le Prolétariat ». Aucune de ces lectures n'est a priori suspecte de complotisme. Bien qu'elles ne renvoient pas à des entités concrètes, bien délimitées, dotées d'une conscience de soi et d'une volonté propre, on peut, de manière métaphorique, prêter à ces entités à majuscules une volonté et des intentions, faire comme si elles agissaient réellement en lieu et place des individus qu'elles sont censées représenter. Le pas avec le conspirationnisme est néanmoins franchi à partir du moment où l'on accuse abusivement ces entités d'ourdir des complots auxquels rien ne prouve qu'elles soient mêlées.
Si les preuves définitives de l'existence d'un « Etat profond » aux Etats-Unis peinent à être produites, personne ne sera jamais capable, en bonne logique, de démontrer qu'il n'existe pas - pas plus, du reste, qu'on ne peut prouver qu'il n'y a aucune théière en porcelaine de Limoges en orbite autour du Soleil.
A supposer que l'« Etat profond » désigne, non pas un avatar du fameux « complexe militaro-industriel » comme le propose Serge Halimi, mais un ensemble de responsables plus ou moins nostalgiques de l'Administration Obama et tapis au cœur de la bureaucratie fédérale, est-il raisonnable de penser que cette faction empêche la Maison-Blanche de gouverner normalement ? En d'autres termes, peut-on accuser à bon droit un « Etat profond » d'entraver l'action de Donald Trump ?
Une tribune parue dans le New York Times revient sur les premiers mois de l'Administration Trump. L'auteur, Julius Krein, écrit :
« Non seulement le président n’a pas été capable de procéder au changement de cap nécessaire pour sauver son gouvernement, mais sa conduite, toujours plus scandaleuse, ne peut que rebuter quiconque aurait pu vouloir un jour s’associer avec lui. [...] Après plus de deux cents jours à la tête du pays, Trump n’a pas amélioré son comportement, loin de là. Son gouvernement n’a fait passer aucune loi importante – et n’en prend pas le chemin, apparemment. [...] Pour l’instant, il ne s’est encore rien produit de désastreux en politique étrangère, mais le chaos incessant qui règne au sein de ce gouvernement n’inspire guère confiance. De nombreux postes de haut niveau ne sont pas encore pourvus. Quant aux personnages déjà en poste, ce sont trop souvent des idéologues assez répugnants, sans envergure, doublés d’incapables, comme Steve Bannon. [...] Rien d’étonnant qu’un nombre grandissant de hauts responsables se contentent d’ignorer le président. Loin de mettre en place les transformations qu’il avait promises à ses électeurs, Trump semble avoir pour seul talent de provoquer des délires médiatiques grotesques – comme le disaient tous ses détracteurs. »
Le constat peut sembler sévère. Il émane pourtant d'un partisan jusque-là indéfectible de Donald Trump : Julius Krein a animé tout au long de la dernière campagne présidentielle américaine un blog de soutien au candidat républicain. Pourquoi le citer ? Parce qu'il fournit une illustration particulièrement pertinente d'un principe de bonne hygiène intellectuelle passé à la postérité sous le nom de rasoir d'Hanlon (du nom de Robert J. Hanlon, un programmeur américain) : « Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer ». Dit autrement : ne jamais accuser un introuvable complot ou un non moins insaisissable « Etat profond » de ce que l'incompétence de Trump et de son entourage suffisent largement à expliquer.
Voir aussi :
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