La troupe du Théâtre de l’Imprévu revient sur la rumeur antisémite qui a sidéré la ville d’Orléans au printemps 1969.
Elle surgit du noir sur une scène presque vide. Lumière blanche sur une jeune fille tétanisée. Elle assène des élucubrations inquiétantes. « Une aiguille au travers de ma gorge. […] Il y a quelqu’un sur moi. » Mais qu’est-il arrivée à Eurydice ? A-t-elle été, comme on le dit des jeunes filles d’Orléans en l’année 1969, droguée puis enlevée depuis une étroite cabine d’essayage ? C’est de cette rumeur dont parle la pièce « Dorphé aux Enfers », actuellement jouée par la compagnie itinérante du Théâtre de l’Imprévu*.
Eurydice en est le personnage principal, témoin fictif d’une rumeur bien réelle qui a pris racine, plusieurs semaines durant, à Orléans et dans ses alentours à la fin des années 1960. On accuse les propriétaires de six magasins de prêt-à-porter – dont une boutique du nom de « Dorphé » –, de participer à la traite des Blanches. Tous ont pour point commun d’être juifs, ce qui ne doit rien au hasard. Dans les cabines d’essayage, une trappe mènerait à des souterrains qui eux-mêmes conduiraient à un sous-marin tapi dans les profondeurs de la Loire. Direction les réseaux de prostitutions du Moyen-Orient et d’Amérique du Sud.
Dénuée de tout fondement factuel, cette chimère complotiste est aussi absurde que terrifiante. Mais comment raconter le complotisme au théâtre ? Enjeu de taille pour Éric Cénat, metteur en scène à l’origine du projet. Ce natif d’Orléans a longtemps cultivé l’idée d’une pièce autour de la célèbre rumeur, sans jamais oser franchir le pas, comme par conflit de loyauté envers sa ville. Il change d’avis en 2020, dans le contexte du confinement et de la crise sanitaire. Alors que se répand sur les réseaux sociaux une flambée de théories du complot sur la pandémie de Covid-19, il contacte Luc Tartar pour écrire la pièce.
L’auteur connaissait la rumeur d’Orléans mais pas sa dimension antisémite. Pour en saisir les tenants et les aboutissants, il obtient une résidence d’écriture sur place auprès du Centre pour le livre, l'image et la culture numérique (Ciclic). « C’est grâce au véritable nom du magasin que j’ai eu l’idée du personnage », raconte Luc Tartar, en référence au mythe d’Orphée, le poète qui descend aux Enfers pour en ramener sa bien-aimée Eurydice.
Dans la pièce, renversement de l’histoire : c’est Eurydice qui, sous les traits d’une lycéenne, tend la main à Monsieur Lumière, tenancier de la boutique « Dorphé ». La jeune fille fait courageusement front contre la propagation de la rumeur, très populaire auprès de ses pairs. À l’ère de la mini-jupe et de la libération des mœurs, ce qui se passe derrière le rideau d’une cabine d’essayage suscite les fantasmes les moins avouables. « Ce n’est pas tant qu’elle n’y croit pas, poursuit l’auteur. Ce qu’elle veut, c’est vérifier et comprendre par elle-même. Elle ne cède pas au groupe et à la facilité du "Et si c’était vrai" ? ».
Il y aurait pourtant de quoi être effrayé. La mise en scène installe avec force l’oppression mentale et émotionnelle qu’impose le complotisme aux esprits. Une conjonction de sons et de voix viennent hanter les personnages ( « On dit qu’il ne faut pas venir ici » ; « Ils n’ont pas honte de ce qu’ils font » ; « Ils ont de l’argent ces gens-là »…) tandis que de menaçantes lumières rouges annoncent l’arrivée de la foule écumante devant le magasin du pauvre Monsieur Lumière – « Licht » de son vrai nom. Nous sommes un samedi. Et ce qui a commencé en rumeur d’apparence inoffensive manque de dégénérer en lynchage.
Au fil de la pièce, la vérité de la rumeur d’Orléans se révèle. Dans cette France des Trente Glorieuses, le parcours initiatique d’Eurydice porte le tabou de la Shoah, de plus en plus difficile à escamoter. Le « Juif », tel qu’il est ciblé par la foule, symbolise la mauvaise conscience d’un pays qui se détourne de sa part de responsabilité dans le crime génocidaire. « Nous n’avons pas peur de vous parce que nous sommes déjà morts » rage Monsieur Lumière terré dans son magasin. Vingt-cinq ans plus tôt, pendant la guerre, le vrai Monsieur Licht, enfant, se cachait pour échapper aux nazis.
« Ce n’est pas un hasard si une telle rumeur a pu se répandre dans une ville entourée par des anciens camps d’internements comme Pithiviers ou Beaune-la-Rolande » risque Éric Cénat. Orléans, la cité de Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale du Front populaire, juif, assassiné par la Milice en juin 1944 ; Orléans, cette ville où, début janvier 1899, une conférence de soutien à Dreyfus est interrompue par des centaines de militants des ligueurs antisémites qui s’en prennent ensuite aux magasins juifs de la ville et aux locaux du journal dreyfusard Le Progrès du Loiret. « Une petite nuit de Cristal avant l’heure » déchiffre Éric Cénat. « Eurydice comprend que quelque chose s’est passé, quelque chose qu’on refuse de lui raconter, poursuit Luc Tartar. Elle veut faire face à l’Innommable, quitte à s’y perdre en chemin ».
Lorsqu’ils planchent sur le projet en juillet 2020, les auteurs de « Dorphé aux Enfers » comptent bien raconter la rumeur d’Orléans mais avec le souci de l’ancrer dans l’époque actuelle. Dans un va-et-vient constant entre 1969 et 2020, Magda et Jade, respectivement fille et petite-fille d’Eurydice, redécouvrent la petite rumeur locale à l’ère des réseaux sociaux. Un choix dramaturgique essentiel. Éric Cénat et la troupe du Théâtre de l’Imprévu ont beaucoup travaillé sur la mémoire du XXème siècle. « Dorphé aux Enfers » ne fait pas exception : la pièce témoigne de la « déflagration de générations en générations » du complotisme lorsque l’Histoire et la mémoire ne sont pas accompagnées d’un travail collectif.
Raison pour laquelle l’intrigue ménage une place pour ces artisans de la « contre-rumeur » : Eurydice en tête de file, suivie d’un journaliste et même d’un guide de musée. En filigrane de la responsabilité individuelle de chacun, « Dorphé aux Enfers » incite à résister contre le faux et la bêtise par le savoir. Un hommage certain à la figure d’Éliane Klein. Au lendemain de ce « samedi noir », cette professeur de lycée contacte la presse nationale, laquelle s’empare de l’affaire. Après vérifications, les journalistes et la police concluent : tout cela est faux. Preuve qu’on ne perd jamais son temps à démentir les fariboles complotistes, la rumeur d’Orléans s’évapore du jour au lendemain. Elle laisse derrière elle un douloureux malaise, un traumatisme familial, et une matière puissante à raconter au théâtre.
* Le 10 février 2024 à La Chapelle-Saint-Mesmin (45), le 16 février à Issoudun (36), le 20 février à Châteaudun (28), le 19 mars à Orléans (45), le 29 mars à Couëtron-au-Perche (41). Dossier de presse.
Elle surgit du noir sur une scène presque vide. Lumière blanche sur une jeune fille tétanisée. Elle assène des élucubrations inquiétantes. « Une aiguille au travers de ma gorge. […] Il y a quelqu’un sur moi. » Mais qu’est-il arrivée à Eurydice ? A-t-elle été, comme on le dit des jeunes filles d’Orléans en l’année 1969, droguée puis enlevée depuis une étroite cabine d’essayage ? C’est de cette rumeur dont parle la pièce « Dorphé aux Enfers », actuellement jouée par la compagnie itinérante du Théâtre de l’Imprévu*.
Eurydice en est le personnage principal, témoin fictif d’une rumeur bien réelle qui a pris racine, plusieurs semaines durant, à Orléans et dans ses alentours à la fin des années 1960. On accuse les propriétaires de six magasins de prêt-à-porter – dont une boutique du nom de « Dorphé » –, de participer à la traite des Blanches. Tous ont pour point commun d’être juifs, ce qui ne doit rien au hasard. Dans les cabines d’essayage, une trappe mènerait à des souterrains qui eux-mêmes conduiraient à un sous-marin tapi dans les profondeurs de la Loire. Direction les réseaux de prostitutions du Moyen-Orient et d’Amérique du Sud.
Dénuée de tout fondement factuel, cette chimère complotiste est aussi absurde que terrifiante. Mais comment raconter le complotisme au théâtre ? Enjeu de taille pour Éric Cénat, metteur en scène à l’origine du projet. Ce natif d’Orléans a longtemps cultivé l’idée d’une pièce autour de la célèbre rumeur, sans jamais oser franchir le pas, comme par conflit de loyauté envers sa ville. Il change d’avis en 2020, dans le contexte du confinement et de la crise sanitaire. Alors que se répand sur les réseaux sociaux une flambée de théories du complot sur la pandémie de Covid-19, il contacte Luc Tartar pour écrire la pièce.
L’auteur connaissait la rumeur d’Orléans mais pas sa dimension antisémite. Pour en saisir les tenants et les aboutissants, il obtient une résidence d’écriture sur place auprès du Centre pour le livre, l'image et la culture numérique (Ciclic). « C’est grâce au véritable nom du magasin que j’ai eu l’idée du personnage », raconte Luc Tartar, en référence au mythe d’Orphée, le poète qui descend aux Enfers pour en ramener sa bien-aimée Eurydice.
Dans la pièce, renversement de l’histoire : c’est Eurydice qui, sous les traits d’une lycéenne, tend la main à Monsieur Lumière, tenancier de la boutique « Dorphé ». La jeune fille fait courageusement front contre la propagation de la rumeur, très populaire auprès de ses pairs. À l’ère de la mini-jupe et de la libération des mœurs, ce qui se passe derrière le rideau d’une cabine d’essayage suscite les fantasmes les moins avouables. « Ce n’est pas tant qu’elle n’y croit pas, poursuit l’auteur. Ce qu’elle veut, c’est vérifier et comprendre par elle-même. Elle ne cède pas au groupe et à la facilité du "Et si c’était vrai" ? ».
Il y aurait pourtant de quoi être effrayé. La mise en scène installe avec force l’oppression mentale et émotionnelle qu’impose le complotisme aux esprits. Une conjonction de sons et de voix viennent hanter les personnages ( « On dit qu’il ne faut pas venir ici » ; « Ils n’ont pas honte de ce qu’ils font » ; « Ils ont de l’argent ces gens-là »…) tandis que de menaçantes lumières rouges annoncent l’arrivée de la foule écumante devant le magasin du pauvre Monsieur Lumière – « Licht » de son vrai nom. Nous sommes un samedi. Et ce qui a commencé en rumeur d’apparence inoffensive manque de dégénérer en lynchage.
Au fil de la pièce, la vérité de la rumeur d’Orléans se révèle. Dans cette France des Trente Glorieuses, le parcours initiatique d’Eurydice porte le tabou de la Shoah, de plus en plus difficile à escamoter. Le « Juif », tel qu’il est ciblé par la foule, symbolise la mauvaise conscience d’un pays qui se détourne de sa part de responsabilité dans le crime génocidaire. « Nous n’avons pas peur de vous parce que nous sommes déjà morts » rage Monsieur Lumière terré dans son magasin. Vingt-cinq ans plus tôt, pendant la guerre, le vrai Monsieur Licht, enfant, se cachait pour échapper aux nazis.
« Ce n’est pas un hasard si une telle rumeur a pu se répandre dans une ville entourée par des anciens camps d’internements comme Pithiviers ou Beaune-la-Rolande » risque Éric Cénat. Orléans, la cité de Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale du Front populaire, juif, assassiné par la Milice en juin 1944 ; Orléans, cette ville où, début janvier 1899, une conférence de soutien à Dreyfus est interrompue par des centaines de militants des ligueurs antisémites qui s’en prennent ensuite aux magasins juifs de la ville et aux locaux du journal dreyfusard Le Progrès du Loiret. « Une petite nuit de Cristal avant l’heure » déchiffre Éric Cénat. « Eurydice comprend que quelque chose s’est passé, quelque chose qu’on refuse de lui raconter, poursuit Luc Tartar. Elle veut faire face à l’Innommable, quitte à s’y perdre en chemin ».
Lorsqu’ils planchent sur le projet en juillet 2020, les auteurs de « Dorphé aux Enfers » comptent bien raconter la rumeur d’Orléans mais avec le souci de l’ancrer dans l’époque actuelle. Dans un va-et-vient constant entre 1969 et 2020, Magda et Jade, respectivement fille et petite-fille d’Eurydice, redécouvrent la petite rumeur locale à l’ère des réseaux sociaux. Un choix dramaturgique essentiel. Éric Cénat et la troupe du Théâtre de l’Imprévu ont beaucoup travaillé sur la mémoire du XXème siècle. « Dorphé aux Enfers » ne fait pas exception : la pièce témoigne de la « déflagration de générations en générations » du complotisme lorsque l’Histoire et la mémoire ne sont pas accompagnées d’un travail collectif.
Raison pour laquelle l’intrigue ménage une place pour ces artisans de la « contre-rumeur » : Eurydice en tête de file, suivie d’un journaliste et même d’un guide de musée. En filigrane de la responsabilité individuelle de chacun, « Dorphé aux Enfers » incite à résister contre le faux et la bêtise par le savoir. Un hommage certain à la figure d’Éliane Klein. Au lendemain de ce « samedi noir », cette professeur de lycée contacte la presse nationale, laquelle s’empare de l’affaire. Après vérifications, les journalistes et la police concluent : tout cela est faux. Preuve qu’on ne perd jamais son temps à démentir les fariboles complotistes, la rumeur d’Orléans s’évapore du jour au lendemain. Elle laisse derrière elle un douloureux malaise, un traumatisme familial, et une matière puissante à raconter au théâtre.
* Le 10 février 2024 à La Chapelle-Saint-Mesmin (45), le 16 février à Issoudun (36), le 20 février à Châteaudun (28), le 19 mars à Orléans (45), le 29 mars à Couëtron-au-Perche (41). Dossier de presse.
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