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Du complot à la pétition : la LICRA, l’antiracisme et la "subversion mondiale"

Publié par Emmanuel Debono02 février 2014

Une part des critiques visant les organisations antiracistes est ancrée dans la tradition de la dénonciation des complots "judéo-maçonnique" et "judéo-bolchevique". Elles émanent principalement de certains milieux catholiques traditionalistes, de la droite et de l’extrême-droite. Ces complots se voient attribuer une envergure mondiale puisqu’il est affirmé que les juifs cherchent à asseoir leur domination à l’échelle planétaire. Il est dès lors très simple de rattacher à cette logique complotiste toute initiative tendant à barrer la route à l’antisémitisme : derrière les buts humanitaires avoués se logeraient des desseins inavouables.

En mai 1936, l’activiste antisémite Jean Boissel affirme dans Le Réveil du Peuple que les ligues contre l’antisémitisme de tous les pays ont été organisées par les B’nai B’rith, une organisation d’entraide juive fondée au milieu du XIXème siècle (1). Le B’nai B’rith a contre lui le fait de fonctionner comme un ordre maçonnique, d’exister à l’échelle internationale et d’être réservé aux juifs. La Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), fondée en 1928, ne lui doit pourtant rien (ses archives en attestent) mais pour un militant comme Boissel, seule compte alors l’idée de raccrocher l’ancêtre de la LICRA au spectre fantasmé d’une vaste entreprise de subversion mondiale. En mai 1938, le journal Marseille libre estime à son tour que le président de la LICA, Bernard Lecache, « doit appartenir à la ligue des 'sales juifs' dite des 'BNAI-BRITH' qui est la loge où se décident les meurtres » (2).

Soixante ans plus tard, dans Le Libre journal de la France courtoise, journal « de résistance française et catholique » dirigé par Danièle et Serge de Beketch, Alain Pascal évoque « l’inusable connivence » des communistes et des francs-maçons, après 1945, qui « siègent au procès de Nuremberg, se côtoient dans les tribunaux et le peloton de l’épuration, se partageant les prébendes dans la presse spoliée et les sociétés nationalisées, gèrent en commun les boutiques de l’antiracisme, M.R.A.P. et L.I.C.R.A. » (3). L’un des principaux accusés ? Le B’nai B’rith, qui aurait financé la révolution bolchevique. Plus récemment encore, une militante identitaire, Anne Kling, a fait paraître un ouvrage, préfacé par Alain Soral, dans lequel elle prétendait faire la lumière sur les origines, les objectifs et l’influence de la LICRA (4). Sans grande surprise, on y retrouve un Bernard Lecache dépeint en fourrier de la révolution bolchevique et de la franc-maçonnerie, chef d’une organisation inféodée aux directives de Moscou…

Cette vision obsessionnelle qui associe franc-maçonnerie, communisme, judaïsme et aujourd’hui sionisme, traverse le temps. Les sombres desseins de supposés conspirateurs continuent de servir de clés de lecture à ceux qui peinent à se représenter le monde autrement que sous la forme manichéenne d’un éternel combat entre défenseurs des identités nationales et/ou spirituelles, et forces destructrices (des États-nations, des cultures nationales, des valeurs spirituelles…) animées par la figure diabolique du juif, un juif qui poursuit la conquête du pouvoir et l’asservissement des non juifs.

Pour la droite extrême, la LICRA a toujours incarné l’anti-France, par sa composition sociopolitique, ses objectifs et ses actions. Le processus d’institutionnalisation de l’antiracisme à l’œuvre depuis les années 1930 l’a rendue insupportable aux yeux de ses adversaires. Aux exigences des militants antiracistes réclamant des sanctions et des interdictions face aux manifestations haineuses ont rapidement répondu les attaques visant les empêcheurs d’exprimer en rond des opinions antijuives. Pour ses nombreux adversaires, la LICA œuvre de fait en faveur de l’hégémonie juive. L’Action française estime d’ailleurs qu’elle aurait dû se nommer « Ligue pour la domination de la race juive » (5).

« Une ligue à dissoudre »

La haine sans borne que l’extrême droite voue à cette ligue l’amène à revendiquer des mesures répressives à son encontre. Ainsi, parallèlement aux menaces insultantes qui pleuvent sur les juifs dans leur ensemble, la dissolution de la LICA est-elle réclamée. « Pas de question juive en France, une ligue qu’il faut absolument dissoudre », lit-on dans Marseille libre le 29 mai 1938. Le Rassemblement antijuif de France de Louis Darquier entend étendre la mesure à la Ligue des Droits de l’Homme, à l’Alliance israélite universelle, association juive internationale et culturelle, et au B’nai B’rith (6). La Revue internationale des sociétés secrètes de Mgr Jouin réclame en novembre 1938 l’« interdiction légale de toute propagande politique juive et de tous les groupements qui, comme la LICA sont une provocation permanente et un centre d’intrigues et d’agitations juives sur le sol français » (7). L’Action française, le journal Branlebas ou encore Le Républicain (Constantine), parmi d’autres journaux extrémistes, aspirent eux-aussi à une mesure qui bâillonnerait ces militants n’acceptant plus les injures.

Au cours des dernières décennies, les dénonciations par l’extrême droite d’un « lobby de l’immigration », incarné par les organisations antiracistes, n’ont pas manqué, évoluant parfois en appels à leur dissolution. C’est toutefois d’un tout autre champ qu’est survenue récemment une offensive massive, sans précédent, contre la plus vieille organisation antiraciste française. Une pétition initiée par Dieudonné M’bala M’bala est venue s’inscrire dans cette tradition conspirationniste et dissolutionniste, définissant noir sur blanc les contours actualisés d’un plan de domination mondial conduit par les « sionistes ».
En peu de mots, l’auteur de la pétition recourt à une terminologie qui n’a rien à envier à celle de ses prédécesseurs. Comme par le passé, la LICRA y est accusé de troubler perpétuellement l’ordre public. Dans un style que ne renieraient pas les obsédés du « complot juif » des années 1930, on y dénonce « le venin despotique que ses dirigeants et membres veulent insuffler dans la veine démocratique, au profit de l’hégémonie esclavagiste américano-sioniste, imposée au peuple au niveau planétaire sous l’intitulé revendiqué 'du nouvel ordre mondial' » (8).Tout autre commentaire serait superflu, hormis la précision que le langage de la pétition, en ce début de mois de février 2014, a déjà séduit plus de 160 000 signataires.

Notes :
(1) Le Réveil du Peuple, 15 mai 1936.
(2) Marseille libre, 12 juin 1938.
(3) Alain Pascal, « La trahison des initiés » dans Le Libre journal du 4 décembre 1997, n°138.
(4) Anne Kling, La France LICRAtisée, Strasbourg, Editions Mithra, 2007.
(5) L’Action française, 15 mars 1937.
(6) Tract du Rassemblement antijuif de France, Archives de la LICA, Dossier 141.1.
(7) RISS, 15 novembre 1938.
(8) Voir la pétition accessible à partir du lien suivant : http://www.change.org/fr/p%C3%A9titions/pouvoirs-publics-dissoudre-la-licra-ligue-contre-le-racisme-et-l-antis%C3%A9mitisme

 

L'auteur : Chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale du XXe siècle (CNRS), chargé d’études au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (ENS, Lyon), Emmanuel Debono est docteur en histoire. Il est l’auteur de Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940 (CNRS Éditions, 2012).

Ce texte est paru initialement sur le site d'Emmanuel Debono, Antiracismes en questions. Merci à lui de nous autoriser à le reproduire ici.

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Une part des critiques visant les organisations antiracistes est ancrée dans la tradition de la dénonciation des complots "judéo-maçonnique" et "judéo-bolchevique". Elles émanent principalement de certains milieux catholiques traditionalistes, de la droite et de l’extrême-droite. Ces complots se voient attribuer une envergure mondiale puisqu’il est affirmé que les juifs cherchent à asseoir leur domination à l’échelle planétaire. Il est dès lors très simple de rattacher à cette logique complotiste toute initiative tendant à barrer la route à l’antisémitisme : derrière les buts humanitaires avoués se logeraient des desseins inavouables.

En mai 1936, l’activiste antisémite Jean Boissel affirme dans Le Réveil du Peuple que les ligues contre l’antisémitisme de tous les pays ont été organisées par les B’nai B’rith, une organisation d’entraide juive fondée au milieu du XIXème siècle (1). Le B’nai B’rith a contre lui le fait de fonctionner comme un ordre maçonnique, d’exister à l’échelle internationale et d’être réservé aux juifs. La Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), fondée en 1928, ne lui doit pourtant rien (ses archives en attestent) mais pour un militant comme Boissel, seule compte alors l’idée de raccrocher l’ancêtre de la LICRA au spectre fantasmé d’une vaste entreprise de subversion mondiale. En mai 1938, le journal Marseille libre estime à son tour que le président de la LICA, Bernard Lecache, « doit appartenir à la ligue des 'sales juifs' dite des 'BNAI-BRITH' qui est la loge où se décident les meurtres » (2).

Soixante ans plus tard, dans Le Libre journal de la France courtoise, journal « de résistance française et catholique » dirigé par Danièle et Serge de Beketch, Alain Pascal évoque « l’inusable connivence » des communistes et des francs-maçons, après 1945, qui « siègent au procès de Nuremberg, se côtoient dans les tribunaux et le peloton de l’épuration, se partageant les prébendes dans la presse spoliée et les sociétés nationalisées, gèrent en commun les boutiques de l’antiracisme, M.R.A.P. et L.I.C.R.A. » (3). L’un des principaux accusés ? Le B’nai B’rith, qui aurait financé la révolution bolchevique. Plus récemment encore, une militante identitaire, Anne Kling, a fait paraître un ouvrage, préfacé par Alain Soral, dans lequel elle prétendait faire la lumière sur les origines, les objectifs et l’influence de la LICRA (4). Sans grande surprise, on y retrouve un Bernard Lecache dépeint en fourrier de la révolution bolchevique et de la franc-maçonnerie, chef d’une organisation inféodée aux directives de Moscou…

Cette vision obsessionnelle qui associe franc-maçonnerie, communisme, judaïsme et aujourd’hui sionisme, traverse le temps. Les sombres desseins de supposés conspirateurs continuent de servir de clés de lecture à ceux qui peinent à se représenter le monde autrement que sous la forme manichéenne d’un éternel combat entre défenseurs des identités nationales et/ou spirituelles, et forces destructrices (des États-nations, des cultures nationales, des valeurs spirituelles…) animées par la figure diabolique du juif, un juif qui poursuit la conquête du pouvoir et l’asservissement des non juifs.

Pour la droite extrême, la LICRA a toujours incarné l’anti-France, par sa composition sociopolitique, ses objectifs et ses actions. Le processus d’institutionnalisation de l’antiracisme à l’œuvre depuis les années 1930 l’a rendue insupportable aux yeux de ses adversaires. Aux exigences des militants antiracistes réclamant des sanctions et des interdictions face aux manifestations haineuses ont rapidement répondu les attaques visant les empêcheurs d’exprimer en rond des opinions antijuives. Pour ses nombreux adversaires, la LICA œuvre de fait en faveur de l’hégémonie juive. L’Action française estime d’ailleurs qu’elle aurait dû se nommer « Ligue pour la domination de la race juive » (5).

« Une ligue à dissoudre »

La haine sans borne que l’extrême droite voue à cette ligue l’amène à revendiquer des mesures répressives à son encontre. Ainsi, parallèlement aux menaces insultantes qui pleuvent sur les juifs dans leur ensemble, la dissolution de la LICA est-elle réclamée. « Pas de question juive en France, une ligue qu’il faut absolument dissoudre », lit-on dans Marseille libre le 29 mai 1938. Le Rassemblement antijuif de France de Louis Darquier entend étendre la mesure à la Ligue des Droits de l’Homme, à l’Alliance israélite universelle, association juive internationale et culturelle, et au B’nai B’rith (6). La Revue internationale des sociétés secrètes de Mgr Jouin réclame en novembre 1938 l’« interdiction légale de toute propagande politique juive et de tous les groupements qui, comme la LICA sont une provocation permanente et un centre d’intrigues et d’agitations juives sur le sol français » (7). L’Action française, le journal Branlebas ou encore Le Républicain (Constantine), parmi d’autres journaux extrémistes, aspirent eux-aussi à une mesure qui bâillonnerait ces militants n’acceptant plus les injures.

Au cours des dernières décennies, les dénonciations par l’extrême droite d’un « lobby de l’immigration », incarné par les organisations antiracistes, n’ont pas manqué, évoluant parfois en appels à leur dissolution. C’est toutefois d’un tout autre champ qu’est survenue récemment une offensive massive, sans précédent, contre la plus vieille organisation antiraciste française. Une pétition initiée par Dieudonné M’bala M’bala est venue s’inscrire dans cette tradition conspirationniste et dissolutionniste, définissant noir sur blanc les contours actualisés d’un plan de domination mondial conduit par les « sionistes ».
En peu de mots, l’auteur de la pétition recourt à une terminologie qui n’a rien à envier à celle de ses prédécesseurs. Comme par le passé, la LICRA y est accusé de troubler perpétuellement l’ordre public. Dans un style que ne renieraient pas les obsédés du « complot juif » des années 1930, on y dénonce « le venin despotique que ses dirigeants et membres veulent insuffler dans la veine démocratique, au profit de l’hégémonie esclavagiste américano-sioniste, imposée au peuple au niveau planétaire sous l’intitulé revendiqué 'du nouvel ordre mondial' » (8).Tout autre commentaire serait superflu, hormis la précision que le langage de la pétition, en ce début de mois de février 2014, a déjà séduit plus de 160 000 signataires.

Notes :
(1) Le Réveil du Peuple, 15 mai 1936.
(2) Marseille libre, 12 juin 1938.
(3) Alain Pascal, « La trahison des initiés » dans Le Libre journal du 4 décembre 1997, n°138.
(4) Anne Kling, La France LICRAtisée, Strasbourg, Editions Mithra, 2007.
(5) L’Action française, 15 mars 1937.
(6) Tract du Rassemblement antijuif de France, Archives de la LICA, Dossier 141.1.
(7) RISS, 15 novembre 1938.
(8) Voir la pétition accessible à partir du lien suivant : http://www.change.org/fr/p%C3%A9titions/pouvoirs-publics-dissoudre-la-licra-ligue-contre-le-racisme-et-l-antis%C3%A9mitisme

 

L'auteur : Chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale du XXe siècle (CNRS), chargé d’études au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (ENS, Lyon), Emmanuel Debono est docteur en histoire. Il est l’auteur de Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940 (CNRS Éditions, 2012).

Ce texte est paru initialement sur le site d'Emmanuel Debono, Antiracismes en questions. Merci à lui de nous autoriser à le reproduire ici.

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à propos de l'auteur
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Emmanuel Debono
Emmanuel Debono est historien. Rédacteur en chef de la revue Le DDV, il est l’auteur de Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940 (CNRS Éditions, 2012) et de Le racisme dans le prétoire (PUF, 2019).
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