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Erignac : la mort d'Yvan Colonna marque le retour de la thèse du « complot d'État »

Publié par Nicolas Bernard29 mars 2022,

L’agression mortelle dont a été victime Yvan Colonna, jugé coupable trois fois de suite de l’assassinat du préfet Erignac, a réactivé la thèse d'un complot de l'État républicain contre la Corse.

Yvan Colonna (DR).

Ajaccio, le 6 février 1998. Claude Erignac, préfet de Corse, tombe sous les balles d’un commando d’assassins. Avant de prendre la fuite, le tireur prend soin de laisser en évidence, à côté de la dépouille, un pistolet Beretta 1992 F, comme pour signer le crime. L’émotion est à son comble : pour la première fois en France, un préfet a été assassiné dans l’exercice de ses fonctions. « Une véritable déclaration de guerre », titrera Libération le lendemain.

Et pour cause. L’attentat constitue le point d’orgue d’un quart de siècle de violences causées par le nationalisme corse, depuis la mort de deux gendarmes mobiles à Aléria le 22 août 1975 (le « tournant d’Aléria »), immédiatement suivie d’émeutes à Bastia. Violences dirigées contre l’État sous couvert de « guerre contre le colonisateur », tout d’abord, mais aussi règlements de comptes entre indépendantistes. Car l’unité du nationalisme n’a pas résisté au temps, éclatant en multiples « canaux », chapelles et autres groupuscules radicaux aux dérives parfois mafieuses.

Le 9 février 1998, le meurtre du préfet Erignac est revendiqué par un mystérieux groupe anonyme, qui authentifie sa culpabilité en révélant le numéro de série du Beretta. En lutte contre « l’État colonial », ce quarteron souhaitait exacerber les tensions entre la Corse et la métropole. Il confirme avoir volé l’arme à feu lors de l’attaque d’une gendarmerie, et revendique deux autres attentats, l’un contre un hôtel de Vichy le 11 novembre 1997, l’autre contre l’E.N.A. à Strasbourg le 4 septembre de la même année. Bref, le crime est politique : derrière l’homme Erignac, on a cherché à abattre un symbole – celui du « colonialisme ».

L’enquête va-t-elle se conclure ? Hélas non. Rivalités interservices et fausses pistes entravent les investigations, qui conduisent à plusieurs milliers d’interpellations, plusieurs dizaines de mises en examen, et plusieurs mises en détention provisoire – d’abord en pure perte. L’image des enquêteurs – et donc de l’État républicain – en ressort écornée, d’autant que le successeur de Claude Erignac, Bernard Bonnet, fait illégalement incendier par des gendarmes une paillotte en avril 1999, à l’origine d’un retentissant scandale politico-judiciaire. Ce discrédit de l’appareil administratif français pose le décor des futures théories du complot autour de l’assassinat du préfet Erignac.

Et pourtant ! Après plus d’une année de tâtonnements, les membres du commando (baptisés « les Anonymes » par les enquêteurs) sont finalement interpellés en mai 1999, confondus par l’exploitation de leur trafic téléphonique. Placés en garde à vue, de même que leurs compagnes, ils avouent avoir commis l’attentat – et incriminent un des leurs, Yvan Colonna, qui, selon eux, a tiré sur le préfet. Malheureusement, l’intéressé prend la fuite avant d’être interpellé, non sans donner préalablement… une conférence de presse. Sa « cavale » durera quatre ans.

La stratégie « complotiste » d’Yvan Colonna

Berger de son état, Yvan Colonna, fils du député socialiste Jean-Hugues Colonna, est aussi un « moine-soldat du nationalisme » corse selon l’expression d’Ariane Chemin. Et quoique planqué dans le maquis, il élabore sa stratégie de défense. Le 19 décembre 2000, il écrit au journal indépendantiste U Ribombu une lettre en langue corse dans laquelle il proclame son innocence et s’affirme victime d’une « justice d'exception au service de l'éradication du mouvement national ». L’initiative vise à lui assurer la sympathie de l’opinion publique – surtout corse – et à imposer sa version des faits. Réussite totale : après la publication de la missive, ses complices, qui l’accusaient en garde à vue puis lors de l’instruction, se rétractent et nient – certes laconiquement – sa culpabilité.

Arrêté le 4 juillet 2003, Yvan Colonna persiste – et persistera toujours – dans ses dénégations. Avec ses avocats, il pratique une « défense de rupture », niant tout, y compris la légitimité de la Cour d’Assises spéciale chargée de le juger. D’incidents d’audience en déclarations tonitruantes, d’appel en cassation, cette équipe ne dévie pas de sa ligne.

Ainsi, selon la défense, les investigations ont été partiales, voire brutales, car il fallait trouver des coupables au lieu d’établir la vérité ; les aveux ont été extorqués, ou résultent de règlements de comptes ; l’instruction a été conduite exclusivement à charge ; le procès est truqué, car la Justice craint de démentir Nicolas Sarkozy, président de la République de 2007 à 2012 et qui, lors de l’interpellation de Colonna, avait annoncé, en sa qualité de ministre de l’intérieur mais au mépris de la présomption d’innocence, que « la police française vient d'arrêter Yvan Colonna, l'assassin du préfet Érignac »...

Il est vrai que les arguments ne manquent pas : aucune preuve matérielle n’accable Colonna, ni empreintes digitales, ni résidu d’ADN ; les témoins ayant assisté au meurtre du préfet Erignac ne l’ont pas identifié comme étant l’assassin ; sans parler des autres membres du commando qui ont modifié leur version des faits ; d’autant que la Cour d’Assises rejette les premières demandes de reconstitution !

De quoi, effectivement, susciter des interrogations, au point qu’un certain Karl Zéro commet deux documentaires des plus complaisants envers la défense, en 2009 puis de nouveau en 2013.

Mais Colonna est reconnu coupable de l’assassinat à l’issue de trois procès successifs devant la Cour d’Assises spéciale (premier verdict en 2007, confirmé en appel en mars 2009, et de nouveau en juin 2011 sur renvoi après cassation) et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.

Le 11 juillet 2012, la Cour de Cassation rejette le dernier pourvoi du berger corse. Le 15 novembre 2016, la Cour européenne des Droits de l’Homme rejette la requête d’Yvan Colonna tendant à faire établir qu’il aurait été victime d’une atteinte à la présomption d’innocence et d’irrégularités de procédure l’ayant empêché de bénéficier d’un procès équitable. Rappelons que, le 11 juillet 2003, la Cour d’Assises spéciale avait déjà déclaré les complices de Colonna coupables de l’attentat.

Colonna est-il pour autant coupable ? Ou bien victime, selon ses dires, non pas seulement d’une erreur judiciaire, mais d’un véritable complot d’État ?

Contre Yvan Colonna, un faisceau de lourdes présomptions

Plus de onze mille pièces sur cinquante mille pages, ainsi que plusieurs dizaines de journées d’audience ont convaincu la Justice, à trois reprises, de la culpabilité d’Yvan Colonna dans le meurtre du préfet Erignac. Point de preuve absolue, en l’espèce, mais un large faisceau de présomptions, qui permettent de dresser un tableau cohérent et logique du crime, sachant que l’implication des autres « Anonymes » n’est nullement discutée.

Comme le relève la Cour d’Assises spéciale dans son arrêt motivé du 20 juin 2011, de nombreux éléments, précis et concordants, accusent Colonna : son adhésion, idéologique, amicale et matérielle, au commando des « Anonymes » est établie, d’autant que, dans sa lettre précitée du 19 décembre 2000, il exprimait son adhésion aux actions violentes de ce groupe ; sa participation à la préparation de l’attentat, et à l’attentat lui-même (dont le meurtre du préfet) est attestée par les « Anonymes » et leurs compagnes ; leurs rétractations sont intervenues de manière imprécise, tardivement, de surcroît postérieurement à la publication de la lettre de Colonna du 19 décembre 2000, ce qui leur ôte toute crédibilité.

Mais les témoins oculaires qui n’ont pas formellement reconnu Colonna lors de l’assassinat du préfet ? L’argument, à n’en pas douter, pesait lourd. La Cour les écarte « au regard du grimage des auteurs [qui portaient, effectivement, des perruques et des gants], de la rapidité du déroulement des faits, de leur ancienneté, de la position de ces témoins par rapport à la scène et de la qualité de l’éclairage urbain ». Du reste, à supposer même, pour les besoins du raisonnement, que ces témoins ne se soient pas trompés, il demeure que la participation de Colonna à l’opération ne fait aucun doute, d’autant qu’il ne possède pas d’alibi sérieux. Et sa cavale, quatre années durant, l’incrimine – car pourquoi fuir la Justice si l’on est innocent, surtout quand son propre père l’appelait à se rendre ?

Les arguments au soutien d’un complot manquent de sérieux.

Aveux extorqués ? Rien ne le corrobore, d’autant que les déclarations des mis en cause sont précises et se rejoignent.

Le refus de procéder à une reconstitution ? La Cour d’Assises spéciale avait déjà procédé à un transport sur les lieux du crime le 9 décembre 2007 mais en l’absence des membres du commando, qui avaient refusé d’y participer ! Une nouvelle reconstitution est intervenue lors du troisième procès, de laquelle il est ressorti, selon la Cour, que Colonna pouvait bien être le tireur…

La défense elle-même s’est empêtrée dans ses propres contradictions. Elle a multiplié les fausses pistes, les effets de manche, les incidents de procédure, sans parvenir à établir une version des faits crédible pour son client. Sinon en proférant une vaste théorie du complot, ridiculisée par le Ministère public lors du dernier procès d’assises (sans que ce dernier passe sous silence les erreurs des enquêteurs).

Emballements conspirationnistes

Car il n’est pas contestable que la stratégie de défense d’Yvan Colonna, au prétexte d’opposer le bénéfice du doute, a reposé sur des allégations mensongères de sa part, auxquelles se mêlait une rhétorique mâtinée de conspirationnisme et d’idéologie indépendantiste. Plus précisément, Colonna s’est posé en patriote corse nimbé de romantisme, en butte à une métropole colonisatrice acharnée à le perdre. Ou comment s’attaquer à un « État profond » avant la lettre, décrivant un appareil policier et judiciaire si hostile à la Corse qu’il en aurait façonné une pseudo-erreur judiciaire, torturant des révolutionnaires et manipulant les preuves pour accuser un innocent ayant le malheur d’être insulaire !

Les allégations habilement semées par Colonna ne pouvaient que germer dans le terreau indépendantiste corse. Et sans surprise, maints nationalistes ont pris sa défense, à commencer par Edmond Simeoni (1934-2008), « père du nationalisme corse » : « [Yvan Colonna] est aujourd'hui l'otage d'un jeu qui le dépasse, écrivait-il en 2009. Pour l'État, admettre son innocence serait reconnaître que l'assassinat du préfet Erignac, décrété "cause sacrée", n'est pas élucidé. Que la police et la justice anti-terroristes sont dangereux pour la démocratie. Que ceux qui, comme l'actuel président de la République, l'ont publiquement affirmé coupable, se sont trompés. Voilà pourquoi il n'est pas excessif de dire que Colonna est aujourd'hui prisonnier de la raison d'État. »

Un autre leader nationaliste bien connu, François Santoni (lui-même assassiné en 2001), prétendait que le préfet Erignac aurait été éliminé par une conjuration réunissant milieux d’affaires et agents du ministère de l’intérieur, dans le but de déstabiliser la Corse [1]. Les indépendantistes ont parfois été rejoints par des écrivains plus éloignés de leurs préoccupations, tels Jean-Pierre Larminier, berger et auteur de polars stigmatisant des complots d’État [2].

L’agression mortelle dont a été victime Yvan Colonna en détention le 2 mars dernier a donné un second souffle à ces imputations complotistes. Ces dernières, en effet, s’inscrivent dans un concert d’hommages, en Corse – des nationalistes, mais pas seulement – à la mémoire du militant indépendantiste. Innocent, forcément innocent, du meurtre du préfet Erignac, Colonna, dans cette logique, endosse définitivement son statut de martyr de la « raison d’État ».

Alors que les premiers éléments de l’enquête suggèrent fortement que son meurtrier, le détenu Franck Elong Abé, a agi soit en terroriste, soit en déséquilibré – voire les deux –, il n’en faut pas plus que se réactive la mécanique du « complot d’État » : le 4 mars 2022, le frère de Colonna prétend que « l’État est l’instigateur, le commanditaire de la tentative d’assassinat » ; une semaine plus tard, Gilles Simeoni, président du  conseil exécutif de Corse (mais aussi fils d’Edmond Simeoni et ancien avocat de Colonna), s’interroge « pour savoir s'il n'y a pas des officines parallèles qui ont pu avoir un rôle » dans le sort de Colonna ; le 17 mars, Karl  Zéro, interviewé par Eric Morillot dans « Les Incorrectibles », fait part de son étonnement sur les circonstances de l’agression ; cinq jours plus tard, Le Figaro dresse, avec peu de distance critique, les arguments en faveur de l’innocence de Colonna.

Ces emballements conspirationnistes, qui ne prospèrent plus seulement dans les cercles nationalistes, traduisent un succès posthume d’Yvan Colonna : condamné par la Justice, il n’en a pas moins gagné, pour l’heure, la bataille de la mémoire. Ses stratagèmes complotistes, sans être démasqués comme tels, en ont fait un héros. Il s'est éteint le 21 mars 2022 à l'âge de 61 ans. Il aura vécu un an de plus que le préfet Erignac.

 

Notes :
[1] François Santoni, Contre-enquête sur trois assassinats. Erignac, Rossi, Fratacci, Denoël, 2001 et Gallimard, 2002.
[2] Jean-Pierre Larminier, Claude Erignac et Yvan Colonna. Deux victimes pour une « affaire d'Etat », Jeanne d’Arc, 2008. « C’est la mort d’un innocent », proclamera l’auteur en apprenant la disparition de Colonna.

 

Voir aussi :

« L'affaire O.J. Simpson » : crime, théorie du complot et acquittement

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Yvan Colonna (DR).

Ajaccio, le 6 février 1998. Claude Erignac, préfet de Corse, tombe sous les balles d’un commando d’assassins. Avant de prendre la fuite, le tireur prend soin de laisser en évidence, à côté de la dépouille, un pistolet Beretta 1992 F, comme pour signer le crime. L’émotion est à son comble : pour la première fois en France, un préfet a été assassiné dans l’exercice de ses fonctions. « Une véritable déclaration de guerre », titrera Libération le lendemain.

Et pour cause. L’attentat constitue le point d’orgue d’un quart de siècle de violences causées par le nationalisme corse, depuis la mort de deux gendarmes mobiles à Aléria le 22 août 1975 (le « tournant d’Aléria »), immédiatement suivie d’émeutes à Bastia. Violences dirigées contre l’État sous couvert de « guerre contre le colonisateur », tout d’abord, mais aussi règlements de comptes entre indépendantistes. Car l’unité du nationalisme n’a pas résisté au temps, éclatant en multiples « canaux », chapelles et autres groupuscules radicaux aux dérives parfois mafieuses.

Le 9 février 1998, le meurtre du préfet Erignac est revendiqué par un mystérieux groupe anonyme, qui authentifie sa culpabilité en révélant le numéro de série du Beretta. En lutte contre « l’État colonial », ce quarteron souhaitait exacerber les tensions entre la Corse et la métropole. Il confirme avoir volé l’arme à feu lors de l’attaque d’une gendarmerie, et revendique deux autres attentats, l’un contre un hôtel de Vichy le 11 novembre 1997, l’autre contre l’E.N.A. à Strasbourg le 4 septembre de la même année. Bref, le crime est politique : derrière l’homme Erignac, on a cherché à abattre un symbole – celui du « colonialisme ».

L’enquête va-t-elle se conclure ? Hélas non. Rivalités interservices et fausses pistes entravent les investigations, qui conduisent à plusieurs milliers d’interpellations, plusieurs dizaines de mises en examen, et plusieurs mises en détention provisoire – d’abord en pure perte. L’image des enquêteurs – et donc de l’État républicain – en ressort écornée, d’autant que le successeur de Claude Erignac, Bernard Bonnet, fait illégalement incendier par des gendarmes une paillotte en avril 1999, à l’origine d’un retentissant scandale politico-judiciaire. Ce discrédit de l’appareil administratif français pose le décor des futures théories du complot autour de l’assassinat du préfet Erignac.

Et pourtant ! Après plus d’une année de tâtonnements, les membres du commando (baptisés « les Anonymes » par les enquêteurs) sont finalement interpellés en mai 1999, confondus par l’exploitation de leur trafic téléphonique. Placés en garde à vue, de même que leurs compagnes, ils avouent avoir commis l’attentat – et incriminent un des leurs, Yvan Colonna, qui, selon eux, a tiré sur le préfet. Malheureusement, l’intéressé prend la fuite avant d’être interpellé, non sans donner préalablement… une conférence de presse. Sa « cavale » durera quatre ans.

La stratégie « complotiste » d’Yvan Colonna

Berger de son état, Yvan Colonna, fils du député socialiste Jean-Hugues Colonna, est aussi un « moine-soldat du nationalisme » corse selon l’expression d’Ariane Chemin. Et quoique planqué dans le maquis, il élabore sa stratégie de défense. Le 19 décembre 2000, il écrit au journal indépendantiste U Ribombu une lettre en langue corse dans laquelle il proclame son innocence et s’affirme victime d’une « justice d'exception au service de l'éradication du mouvement national ». L’initiative vise à lui assurer la sympathie de l’opinion publique – surtout corse – et à imposer sa version des faits. Réussite totale : après la publication de la missive, ses complices, qui l’accusaient en garde à vue puis lors de l’instruction, se rétractent et nient – certes laconiquement – sa culpabilité.

Arrêté le 4 juillet 2003, Yvan Colonna persiste – et persistera toujours – dans ses dénégations. Avec ses avocats, il pratique une « défense de rupture », niant tout, y compris la légitimité de la Cour d’Assises spéciale chargée de le juger. D’incidents d’audience en déclarations tonitruantes, d’appel en cassation, cette équipe ne dévie pas de sa ligne.

Ainsi, selon la défense, les investigations ont été partiales, voire brutales, car il fallait trouver des coupables au lieu d’établir la vérité ; les aveux ont été extorqués, ou résultent de règlements de comptes ; l’instruction a été conduite exclusivement à charge ; le procès est truqué, car la Justice craint de démentir Nicolas Sarkozy, président de la République de 2007 à 2012 et qui, lors de l’interpellation de Colonna, avait annoncé, en sa qualité de ministre de l’intérieur mais au mépris de la présomption d’innocence, que « la police française vient d'arrêter Yvan Colonna, l'assassin du préfet Érignac »...

Il est vrai que les arguments ne manquent pas : aucune preuve matérielle n’accable Colonna, ni empreintes digitales, ni résidu d’ADN ; les témoins ayant assisté au meurtre du préfet Erignac ne l’ont pas identifié comme étant l’assassin ; sans parler des autres membres du commando qui ont modifié leur version des faits ; d’autant que la Cour d’Assises rejette les premières demandes de reconstitution !

De quoi, effectivement, susciter des interrogations, au point qu’un certain Karl Zéro commet deux documentaires des plus complaisants envers la défense, en 2009 puis de nouveau en 2013.

Mais Colonna est reconnu coupable de l’assassinat à l’issue de trois procès successifs devant la Cour d’Assises spéciale (premier verdict en 2007, confirmé en appel en mars 2009, et de nouveau en juin 2011 sur renvoi après cassation) et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.

Le 11 juillet 2012, la Cour de Cassation rejette le dernier pourvoi du berger corse. Le 15 novembre 2016, la Cour européenne des Droits de l’Homme rejette la requête d’Yvan Colonna tendant à faire établir qu’il aurait été victime d’une atteinte à la présomption d’innocence et d’irrégularités de procédure l’ayant empêché de bénéficier d’un procès équitable. Rappelons que, le 11 juillet 2003, la Cour d’Assises spéciale avait déjà déclaré les complices de Colonna coupables de l’attentat.

Colonna est-il pour autant coupable ? Ou bien victime, selon ses dires, non pas seulement d’une erreur judiciaire, mais d’un véritable complot d’État ?

Contre Yvan Colonna, un faisceau de lourdes présomptions

Plus de onze mille pièces sur cinquante mille pages, ainsi que plusieurs dizaines de journées d’audience ont convaincu la Justice, à trois reprises, de la culpabilité d’Yvan Colonna dans le meurtre du préfet Erignac. Point de preuve absolue, en l’espèce, mais un large faisceau de présomptions, qui permettent de dresser un tableau cohérent et logique du crime, sachant que l’implication des autres « Anonymes » n’est nullement discutée.

Comme le relève la Cour d’Assises spéciale dans son arrêt motivé du 20 juin 2011, de nombreux éléments, précis et concordants, accusent Colonna : son adhésion, idéologique, amicale et matérielle, au commando des « Anonymes » est établie, d’autant que, dans sa lettre précitée du 19 décembre 2000, il exprimait son adhésion aux actions violentes de ce groupe ; sa participation à la préparation de l’attentat, et à l’attentat lui-même (dont le meurtre du préfet) est attestée par les « Anonymes » et leurs compagnes ; leurs rétractations sont intervenues de manière imprécise, tardivement, de surcroît postérieurement à la publication de la lettre de Colonna du 19 décembre 2000, ce qui leur ôte toute crédibilité.

Mais les témoins oculaires qui n’ont pas formellement reconnu Colonna lors de l’assassinat du préfet ? L’argument, à n’en pas douter, pesait lourd. La Cour les écarte « au regard du grimage des auteurs [qui portaient, effectivement, des perruques et des gants], de la rapidité du déroulement des faits, de leur ancienneté, de la position de ces témoins par rapport à la scène et de la qualité de l’éclairage urbain ». Du reste, à supposer même, pour les besoins du raisonnement, que ces témoins ne se soient pas trompés, il demeure que la participation de Colonna à l’opération ne fait aucun doute, d’autant qu’il ne possède pas d’alibi sérieux. Et sa cavale, quatre années durant, l’incrimine – car pourquoi fuir la Justice si l’on est innocent, surtout quand son propre père l’appelait à se rendre ?

Les arguments au soutien d’un complot manquent de sérieux.

Aveux extorqués ? Rien ne le corrobore, d’autant que les déclarations des mis en cause sont précises et se rejoignent.

Le refus de procéder à une reconstitution ? La Cour d’Assises spéciale avait déjà procédé à un transport sur les lieux du crime le 9 décembre 2007 mais en l’absence des membres du commando, qui avaient refusé d’y participer ! Une nouvelle reconstitution est intervenue lors du troisième procès, de laquelle il est ressorti, selon la Cour, que Colonna pouvait bien être le tireur…

La défense elle-même s’est empêtrée dans ses propres contradictions. Elle a multiplié les fausses pistes, les effets de manche, les incidents de procédure, sans parvenir à établir une version des faits crédible pour son client. Sinon en proférant une vaste théorie du complot, ridiculisée par le Ministère public lors du dernier procès d’assises (sans que ce dernier passe sous silence les erreurs des enquêteurs).

Emballements conspirationnistes

Car il n’est pas contestable que la stratégie de défense d’Yvan Colonna, au prétexte d’opposer le bénéfice du doute, a reposé sur des allégations mensongères de sa part, auxquelles se mêlait une rhétorique mâtinée de conspirationnisme et d’idéologie indépendantiste. Plus précisément, Colonna s’est posé en patriote corse nimbé de romantisme, en butte à une métropole colonisatrice acharnée à le perdre. Ou comment s’attaquer à un « État profond » avant la lettre, décrivant un appareil policier et judiciaire si hostile à la Corse qu’il en aurait façonné une pseudo-erreur judiciaire, torturant des révolutionnaires et manipulant les preuves pour accuser un innocent ayant le malheur d’être insulaire !

Les allégations habilement semées par Colonna ne pouvaient que germer dans le terreau indépendantiste corse. Et sans surprise, maints nationalistes ont pris sa défense, à commencer par Edmond Simeoni (1934-2008), « père du nationalisme corse » : « [Yvan Colonna] est aujourd'hui l'otage d'un jeu qui le dépasse, écrivait-il en 2009. Pour l'État, admettre son innocence serait reconnaître que l'assassinat du préfet Erignac, décrété "cause sacrée", n'est pas élucidé. Que la police et la justice anti-terroristes sont dangereux pour la démocratie. Que ceux qui, comme l'actuel président de la République, l'ont publiquement affirmé coupable, se sont trompés. Voilà pourquoi il n'est pas excessif de dire que Colonna est aujourd'hui prisonnier de la raison d'État. »

Un autre leader nationaliste bien connu, François Santoni (lui-même assassiné en 2001), prétendait que le préfet Erignac aurait été éliminé par une conjuration réunissant milieux d’affaires et agents du ministère de l’intérieur, dans le but de déstabiliser la Corse [1]. Les indépendantistes ont parfois été rejoints par des écrivains plus éloignés de leurs préoccupations, tels Jean-Pierre Larminier, berger et auteur de polars stigmatisant des complots d’État [2].

L’agression mortelle dont a été victime Yvan Colonna en détention le 2 mars dernier a donné un second souffle à ces imputations complotistes. Ces dernières, en effet, s’inscrivent dans un concert d’hommages, en Corse – des nationalistes, mais pas seulement – à la mémoire du militant indépendantiste. Innocent, forcément innocent, du meurtre du préfet Erignac, Colonna, dans cette logique, endosse définitivement son statut de martyr de la « raison d’État ».

Alors que les premiers éléments de l’enquête suggèrent fortement que son meurtrier, le détenu Franck Elong Abé, a agi soit en terroriste, soit en déséquilibré – voire les deux –, il n’en faut pas plus que se réactive la mécanique du « complot d’État » : le 4 mars 2022, le frère de Colonna prétend que « l’État est l’instigateur, le commanditaire de la tentative d’assassinat » ; une semaine plus tard, Gilles Simeoni, président du  conseil exécutif de Corse (mais aussi fils d’Edmond Simeoni et ancien avocat de Colonna), s’interroge « pour savoir s'il n'y a pas des officines parallèles qui ont pu avoir un rôle » dans le sort de Colonna ; le 17 mars, Karl  Zéro, interviewé par Eric Morillot dans « Les Incorrectibles », fait part de son étonnement sur les circonstances de l’agression ; cinq jours plus tard, Le Figaro dresse, avec peu de distance critique, les arguments en faveur de l’innocence de Colonna.

Ces emballements conspirationnistes, qui ne prospèrent plus seulement dans les cercles nationalistes, traduisent un succès posthume d’Yvan Colonna : condamné par la Justice, il n’en a pas moins gagné, pour l’heure, la bataille de la mémoire. Ses stratagèmes complotistes, sans être démasqués comme tels, en ont fait un héros. Il s'est éteint le 21 mars 2022 à l'âge de 61 ans. Il aura vécu un an de plus que le préfet Erignac.

 

Notes :
[1] François Santoni, Contre-enquête sur trois assassinats. Erignac, Rossi, Fratacci, Denoël, 2001 et Gallimard, 2002.
[2] Jean-Pierre Larminier, Claude Erignac et Yvan Colonna. Deux victimes pour une « affaire d'Etat », Jeanne d’Arc, 2008. « C’est la mort d’un innocent », proclamera l’auteur en apprenant la disparition de Colonna.

 

Voir aussi :

« L'affaire O.J. Simpson » : crime, théorie du complot et acquittement

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à propos de l'auteur
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Nicolas Bernard
Nicolas Bernard, avocat, contribue régulièrement à Conspiracy Watch depuis 2017. Il co-anime avec Gilles Karmasyn le site Pratique de l’Histoire et Dévoiements négationnistes (PHDN.org). Il est également l’auteur, aux éditions Tallandier, de La Guerre germano-soviétique (« Texto », 2020), de La Guerre du Pacifique (« Texto », 2019) et de Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944. Histoire d’un massacre dans l’Europe nazie (2024).
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