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Evgueni Prigojine : l'industriel de la désinformation russe

Publié par Élie Guckert14 septembre 2020,

À la tête d’une immense machine à désinformer, l’oligarque incarne à lui seul le concept de la « guerre hybride » et se tiendrait déjà prêt pour perturber l’élection américaine de novembre.

Evgueni Prigojine (crédits : DR ; RIA FAN).

C’est une petite histoire de cadeau romantique, de corruption, mais surtout d’influence. En avril dernier, le régime syrien est secoué par une série d’articles extrêmement critiques publiés par des médias russes. Accusant Bachar el-Assad de corruption, ils affirment qu’il ne recueillerait que 32% d’intentions de vote pour la présidentielle de 2021. Surtout, il aurait offert à sa femme, Asma, un tableau de l’artiste américain David Hockney, acheté aux enchères pour la bagatelle de 27 millions d’euros, alors que son pays s’enfonce dans la famine.

L’histoire est largement reprise dans les médias arabes, même s’il est impossible d’affirmer qu’Assad est bien l’acheteur du tableau, et que le média russe à l’origine des « révélations » a lui-même supprimé les articles en prétendant avoir été victime d’un piratage. Les observateurs du conflit syrien et du pouvoir russe y voient surtout une manifestation de « l’impatience » du Kremlin vis-à-vis de son protégé à Damas.

Qu’importe sa véracité, le message est donc bien passé. L’expéditeur s’appelle Evgueni Prigojine (orthographié « Prigozhin » en anglais).

Cet homme d’affaire russe de 59 ans, souvent surnommé le « chef cuisinier de Poutine », était officiellement jusqu’à il y a peu le propriétaire de la société Concord qui gère la restauration des cantines scolaires de Moscou, l’approvisionnement de l’armée russe, et qui a organisé de somptueux banquets pour le Kremlin.

Derrière cette façade, Evgueni Prigojine est accusé d’être le vrai dirigeant de la société militaire Wagner, une vaste armée privée de mercenaires chargée de sécuriser ses intérêts personnels tout autant que ceux de Moscou en Ukraine, en Centrafrique, en Libye ou en Syrie.

Le roi des trolls

Le trésor américain l’avait ainsi placé sous sanctions en 2016 pour son implication dans l’intervention russe en Ukraine. Bien plus qu’un simple « cuisinier », ce proche de Vladimir Poutine est surtout le capitaine d’une industrie en plein essor dans son pays : celle de la désinformation.

En 2018, un grand jury américain a condamné Evgueni Prigojine pour son rôle crucial dans l’ingérence russe pendant l’élection américaine de 2016. Une « guerre de l’information » menée par l’Internet Research Agency (IRA), également connue comme « la ferme à trolls » du Kremlin. L’oligarque est en effet considéré comme le principal financier, via Concord, de cette organisation qui, selon le rapport Mueller, a tenté, depuis Saint-Petersbourg, d'avantager Donald Trump contre Hillary Clinton.

D’après Facebook, pas moins de 126 millions d’Américains avaient alors été atteints. Jusqu’à 600 personnes auraient été employées dans cette usine à trolls dotée d'un budget de fonctionnement de plus de 10 millions de dollars (environ 8,4 millions d’euros) en 2014, selon Buzzfeed. On est loin, très loin de la petite start-up ou du groupe informel d’hacktivistes.

L’étendue réelle des interférences de cette véritable usine – où de jeunes Russes avaient pour mission d’amplifier les tensions et les discours pro-Kremlin sur les réseaux sociaux pour environ 550 € par mois (le salaire minimum russe avoisine les 140 €) – reste peut-être encore aujourd’hui sous-estimée.

L'IRA est par exemple soupçonnée d’avoir tenté de manipuler l’opinion publique britannique pendant le referendum du Brexit. À l’été 2019, un rapport de la Commission du renseignement du Parlement britannique affirmait que des « trolls » russes étaient en tout cas intervenus dans un autre référendum, celui sur l’indépendance de l’Écosse, en 2014.

Le Premier ministre britannique Boris Johnson a été accusé de vouloir retarder la publication de ce rapport, finalement publié en décembre 2019. Quant aux charges américaines contre Concord, elles ont été abandonnées en mars 2020, le département de la Justice affirmant que la société de Prigojine exploitait l'affaire pour avoir accès à des informations délicates que la Russie pourrait tourner à son avantage.

Cartographier le vaste archipel du mensonge construit par Prigojine (près de 14 sociétés-écrans) relève du casse-tête. La plupart de ses sociétés accusées d’être impliquées dans une opération d'ingérence dans les élections américaines de 2016 ont par exemple été liquidées peu après la publication du rapport Mueller. Les chercheurs Kévin Limonier et Colin Gérard s’y étaient malgré tout attelés en 2019 :

Crédits : Colin Gérard & Kevin Limonier, 2019.

Si la métaphore des « poupées russes » est largement éculée, elle semble trouver ici une illustration particulièrement emblématique. D’autant qu’Evgueni Prigojine a incontestablement su créer de redoutables synergies entre son usine à trolls, son armée privée, et le conglomérat de médias qu’il a créé tout récemment.

Plus puissant que RT

Fin 2019, alors qu’il remet officiellement la propriété de Concord à une de ses proches, Evgueni Prigojine devient le président du conseil d’administration de Patriot, un groupe privé de médias russes créé la même année et dont la ligne déclarée consiste à « créer un espace d'information favorable » à la Russie, tout en luttant contre les médias « anti-russes ». Le groupe disposerait d’une audience combinée d’environ 33 millions de lecteurs mensuels selon RBC. Une force de frappe qui, selon le Moscow Times, serait bien supérieure à celle de la chaîne publique pro-Kremlin Russia Today (RT).

Sous la bannière de Patriot, on retrouve RIA FAN (ou « Agence fédérale de presse ») créée en 2014 et installée jusqu’à récemment à la même adresse que l'IRA. La campagne médiatique contre Assad lancée en avril dernier était justement partie de RIA FAN. C’est aussi cette agence privée qui, ces dernières semaines, a largement contribué à propager la théorie selon laquelle l’empoisonnement d'Alexeï Navalny, qui avait enquêté sur les activités de Prigojine, ne serait en fait qu’un obscur complot étranger.

Le 25 août, alors que l’opposant russe était déjà dans le coma, l’oligarque avait également déclaré qu’il avait l’intention de le « ruiner » en lui faisant payer 88 millions de roubles (environ 1 million d'euros) pour réparer le « préjudice » subit par une de ses sociétés.

En 2018, les pages de RIA FAN étaient suivies par environ 488 000 personnes en Russie, 170 000 en Ukraine, 40 000 en Géorgie et 493 000 utilisateurs au total auraient suivi au moins un de ses 65 comptes Instagram. Des chiffres communiqués par Facebook, qui avait alors dû faire le ménage, suspectant au passage l’IRA d’amplifier l’audience.

Article publié par RIA FAN le 6 septembre 2020 prétendant que « L'Allemagne pense que Navalny a été empoisonné par des adversaires du gazoduc Nord Stream 2 ».

En ayant la main aussi bien sur les producteurs de contenus – les médias du groupe Patriot – et sur les propagateurs de ces contenus – son usine à trolls – Evgueni Prigojine contrôle ainsi la chaîne de la désinformation de bout en bout. De manière plus effrayante encore, il est aussi en mesure d’activer ses mercenaires, dont les méthodes n’ont cette fois plus rien de virtuel, pour attaquer, médiatiquement ou physiquement, les journalistes qui s’approchent d’un peu trop près.

Le concept de « guerre hybride » – approche stratégique alliant les tactiques conventionnelles, asymétriques et de cyberguerre – avait été défini de manière très claire par le général russe Valéri Guérassimov qui dévoilait dès 2013 l’importance de la désinformation dans les plans du Kremlin : « La valeur des outils non-militaires dans la réussite d'objectifs politiques et stratégiques s'accroît et, souvent, elle en vient à éclipser la puissance des armes en efficacité ».

Si Evgueni Prigojine semble en tout point être devenu le maître d’œuvre de cette stratégie, cela ne l’empêche pas d’avoir recours à de bonnes vieilles barbouzeries dignes de la guerre froide. Pour Roman Dobrokhotov, patron du site d’investigation russe The Insider cité par Le Monde, l’homme d’affaires est « avec le président tchétchène Ramzan Kadyrov, celui sur lequel il est le plus désagréable et le plus dangereux de travailler. »

En 2018, trois journalistes russes qui enquêtaient sur les activités de la société militaire privée Wagner en République centrafricaine ont été assassinés. Leur fixeur leur avait été présenté… par un employé de Prigojine. Les autorités locales avaient rapidement interrompu l’enquête, estimant qu’il ne s’agissait que d’un braquage qui aurait mal tourné.

En guerre contre l’information

Un an plus tard, c’est au tour d’une équipe de CNN, venue elle aussi travailler sur les intérêts russes en Centrafrique, de passer dans la ligne de mire de l’oligarque. Dans un mémo distribué aux hommes de Prigojine en Afrique daté de mai 2019 et révélé par le site d'investigation Bellingcat, il est écrit noir sur blanc que l’équipe de journalistes doit être surveillée et suivie « 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 » par une équipe locale de mercenaires, avec la mission d’enregistrer des images.

En août, l’agence RIA FAN publie une vidéo intitulée « Enquête spéciale sur les activités de CNN en République centrafricaine » où les journalistes sont, de manière assez classique, accusés d’être liés à la fois aux renseignements américains et britanniques et à des groupes terroristes. On peut y voir les journalistes pendant leurs déplacements dans le pays sur des images visiblement tournées par l’équipe de surveillance montée par Prigojine cinq mois plus tôt. La journaliste Clarissa Ward y apparaît à l’intérieur même de son hôtel, à Bangui.

La machine se met en branle. La soi-disante « enquête » de RIA FAN est reprise par d’autres médias appartenant à Prigojine ainsi que par d’autres médias pro-Kremlin, et est naturellement amplifiée par des trolls. L’optimisation des moyens de production par excellence.

L’équipe de CNN n’est pas la seule à avoir pu goûter la « guerre hybride » à la sauce Prigojine. En 2015, c’était Adrien Chen, du New York Times, qui travaillait alors sur la ferme à trolls de Saint-Pétersbourg. RIA FAN l’avait accusé de vouloir pousser des néo-nazis à se révolter contre le Kremlin. Plus récemment, c’est Bellingcat qui a été la cible de l’agence, avec la publication de faux messages attribués à l'équipe du site d'investigation.

Le plat de résistance

En avril 2020, Clarissa Ward publie néanmoins sur CNN de nouvelles révélations sur les affaires de Prigojine en Afrique. L’oligarque russe s’apprêterait à s’ingérer de nouveau dans le processus démocratique américain via des fermes à trolls, basées cette fois au Ghana et au Nigeria.

Il y a quelques jours à peine, Facebook et Twitter, rencardés par le FBI, ont affirmé avoir démantelé une énième campagne de désinformation russe. Selon le rapport des chercheurs de l'entreprise spécialisée Graphika, l'IRA se serait cette fois donnée les apparences d’un média d’information de gauche surnommé Peace Data et qui cherchait à recruter des journalistes américains pour effectuer son travail de sape.

L’objectif présumé : discréditer le candidat Joe Biden auprès des électeurs les plus progressistes afin de les détourner des urnes pour l’élection présidentielle de novembre prochain.

Pour y parvenir, Peace Data ne se donnait même pas la peine de fabriquer de fausses informations. Cette fois, en donnant la possibilité à des journalistes locaux d’écrire sur des thèmes hautement clivants, la recette du « chef cuisinier » de Poutine semblait simplement consister à profiter du climat de tensions exacerbées aux États-Unis pour atteindre son objectif. C’est prêt, à table !

 

Voir aussi :

Que faire contre la désinformation russe ?

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Evgueni Prigojine (crédits : DR ; RIA FAN).

C’est une petite histoire de cadeau romantique, de corruption, mais surtout d’influence. En avril dernier, le régime syrien est secoué par une série d’articles extrêmement critiques publiés par des médias russes. Accusant Bachar el-Assad de corruption, ils affirment qu’il ne recueillerait que 32% d’intentions de vote pour la présidentielle de 2021. Surtout, il aurait offert à sa femme, Asma, un tableau de l’artiste américain David Hockney, acheté aux enchères pour la bagatelle de 27 millions d’euros, alors que son pays s’enfonce dans la famine.

L’histoire est largement reprise dans les médias arabes, même s’il est impossible d’affirmer qu’Assad est bien l’acheteur du tableau, et que le média russe à l’origine des « révélations » a lui-même supprimé les articles en prétendant avoir été victime d’un piratage. Les observateurs du conflit syrien et du pouvoir russe y voient surtout une manifestation de « l’impatience » du Kremlin vis-à-vis de son protégé à Damas.

Qu’importe sa véracité, le message est donc bien passé. L’expéditeur s’appelle Evgueni Prigojine (orthographié « Prigozhin » en anglais).

Cet homme d’affaire russe de 59 ans, souvent surnommé le « chef cuisinier de Poutine », était officiellement jusqu’à il y a peu le propriétaire de la société Concord qui gère la restauration des cantines scolaires de Moscou, l’approvisionnement de l’armée russe, et qui a organisé de somptueux banquets pour le Kremlin.

Derrière cette façade, Evgueni Prigojine est accusé d’être le vrai dirigeant de la société militaire Wagner, une vaste armée privée de mercenaires chargée de sécuriser ses intérêts personnels tout autant que ceux de Moscou en Ukraine, en Centrafrique, en Libye ou en Syrie.

Le roi des trolls

Le trésor américain l’avait ainsi placé sous sanctions en 2016 pour son implication dans l’intervention russe en Ukraine. Bien plus qu’un simple « cuisinier », ce proche de Vladimir Poutine est surtout le capitaine d’une industrie en plein essor dans son pays : celle de la désinformation.

En 2018, un grand jury américain a condamné Evgueni Prigojine pour son rôle crucial dans l’ingérence russe pendant l’élection américaine de 2016. Une « guerre de l’information » menée par l’Internet Research Agency (IRA), également connue comme « la ferme à trolls » du Kremlin. L’oligarque est en effet considéré comme le principal financier, via Concord, de cette organisation qui, selon le rapport Mueller, a tenté, depuis Saint-Petersbourg, d'avantager Donald Trump contre Hillary Clinton.

D’après Facebook, pas moins de 126 millions d’Américains avaient alors été atteints. Jusqu’à 600 personnes auraient été employées dans cette usine à trolls dotée d'un budget de fonctionnement de plus de 10 millions de dollars (environ 8,4 millions d’euros) en 2014, selon Buzzfeed. On est loin, très loin de la petite start-up ou du groupe informel d’hacktivistes.

L’étendue réelle des interférences de cette véritable usine – où de jeunes Russes avaient pour mission d’amplifier les tensions et les discours pro-Kremlin sur les réseaux sociaux pour environ 550 € par mois (le salaire minimum russe avoisine les 140 €) – reste peut-être encore aujourd’hui sous-estimée.

L'IRA est par exemple soupçonnée d’avoir tenté de manipuler l’opinion publique britannique pendant le referendum du Brexit. À l’été 2019, un rapport de la Commission du renseignement du Parlement britannique affirmait que des « trolls » russes étaient en tout cas intervenus dans un autre référendum, celui sur l’indépendance de l’Écosse, en 2014.

Le Premier ministre britannique Boris Johnson a été accusé de vouloir retarder la publication de ce rapport, finalement publié en décembre 2019. Quant aux charges américaines contre Concord, elles ont été abandonnées en mars 2020, le département de la Justice affirmant que la société de Prigojine exploitait l'affaire pour avoir accès à des informations délicates que la Russie pourrait tourner à son avantage.

Cartographier le vaste archipel du mensonge construit par Prigojine (près de 14 sociétés-écrans) relève du casse-tête. La plupart de ses sociétés accusées d’être impliquées dans une opération d'ingérence dans les élections américaines de 2016 ont par exemple été liquidées peu après la publication du rapport Mueller. Les chercheurs Kévin Limonier et Colin Gérard s’y étaient malgré tout attelés en 2019 :

Crédits : Colin Gérard & Kevin Limonier, 2019.

Si la métaphore des « poupées russes » est largement éculée, elle semble trouver ici une illustration particulièrement emblématique. D’autant qu’Evgueni Prigojine a incontestablement su créer de redoutables synergies entre son usine à trolls, son armée privée, et le conglomérat de médias qu’il a créé tout récemment.

Plus puissant que RT

Fin 2019, alors qu’il remet officiellement la propriété de Concord à une de ses proches, Evgueni Prigojine devient le président du conseil d’administration de Patriot, un groupe privé de médias russes créé la même année et dont la ligne déclarée consiste à « créer un espace d'information favorable » à la Russie, tout en luttant contre les médias « anti-russes ». Le groupe disposerait d’une audience combinée d’environ 33 millions de lecteurs mensuels selon RBC. Une force de frappe qui, selon le Moscow Times, serait bien supérieure à celle de la chaîne publique pro-Kremlin Russia Today (RT).

Sous la bannière de Patriot, on retrouve RIA FAN (ou « Agence fédérale de presse ») créée en 2014 et installée jusqu’à récemment à la même adresse que l'IRA. La campagne médiatique contre Assad lancée en avril dernier était justement partie de RIA FAN. C’est aussi cette agence privée qui, ces dernières semaines, a largement contribué à propager la théorie selon laquelle l’empoisonnement d'Alexeï Navalny, qui avait enquêté sur les activités de Prigojine, ne serait en fait qu’un obscur complot étranger.

Le 25 août, alors que l’opposant russe était déjà dans le coma, l’oligarque avait également déclaré qu’il avait l’intention de le « ruiner » en lui faisant payer 88 millions de roubles (environ 1 million d'euros) pour réparer le « préjudice » subit par une de ses sociétés.

En 2018, les pages de RIA FAN étaient suivies par environ 488 000 personnes en Russie, 170 000 en Ukraine, 40 000 en Géorgie et 493 000 utilisateurs au total auraient suivi au moins un de ses 65 comptes Instagram. Des chiffres communiqués par Facebook, qui avait alors dû faire le ménage, suspectant au passage l’IRA d’amplifier l’audience.

Article publié par RIA FAN le 6 septembre 2020 prétendant que « L'Allemagne pense que Navalny a été empoisonné par des adversaires du gazoduc Nord Stream 2 ».

En ayant la main aussi bien sur les producteurs de contenus – les médias du groupe Patriot – et sur les propagateurs de ces contenus – son usine à trolls – Evgueni Prigojine contrôle ainsi la chaîne de la désinformation de bout en bout. De manière plus effrayante encore, il est aussi en mesure d’activer ses mercenaires, dont les méthodes n’ont cette fois plus rien de virtuel, pour attaquer, médiatiquement ou physiquement, les journalistes qui s’approchent d’un peu trop près.

Le concept de « guerre hybride » – approche stratégique alliant les tactiques conventionnelles, asymétriques et de cyberguerre – avait été défini de manière très claire par le général russe Valéri Guérassimov qui dévoilait dès 2013 l’importance de la désinformation dans les plans du Kremlin : « La valeur des outils non-militaires dans la réussite d'objectifs politiques et stratégiques s'accroît et, souvent, elle en vient à éclipser la puissance des armes en efficacité ».

Si Evgueni Prigojine semble en tout point être devenu le maître d’œuvre de cette stratégie, cela ne l’empêche pas d’avoir recours à de bonnes vieilles barbouzeries dignes de la guerre froide. Pour Roman Dobrokhotov, patron du site d’investigation russe The Insider cité par Le Monde, l’homme d’affaires est « avec le président tchétchène Ramzan Kadyrov, celui sur lequel il est le plus désagréable et le plus dangereux de travailler. »

En 2018, trois journalistes russes qui enquêtaient sur les activités de la société militaire privée Wagner en République centrafricaine ont été assassinés. Leur fixeur leur avait été présenté… par un employé de Prigojine. Les autorités locales avaient rapidement interrompu l’enquête, estimant qu’il ne s’agissait que d’un braquage qui aurait mal tourné.

En guerre contre l’information

Un an plus tard, c’est au tour d’une équipe de CNN, venue elle aussi travailler sur les intérêts russes en Centrafrique, de passer dans la ligne de mire de l’oligarque. Dans un mémo distribué aux hommes de Prigojine en Afrique daté de mai 2019 et révélé par le site d'investigation Bellingcat, il est écrit noir sur blanc que l’équipe de journalistes doit être surveillée et suivie « 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 » par une équipe locale de mercenaires, avec la mission d’enregistrer des images.

En août, l’agence RIA FAN publie une vidéo intitulée « Enquête spéciale sur les activités de CNN en République centrafricaine » où les journalistes sont, de manière assez classique, accusés d’être liés à la fois aux renseignements américains et britanniques et à des groupes terroristes. On peut y voir les journalistes pendant leurs déplacements dans le pays sur des images visiblement tournées par l’équipe de surveillance montée par Prigojine cinq mois plus tôt. La journaliste Clarissa Ward y apparaît à l’intérieur même de son hôtel, à Bangui.

La machine se met en branle. La soi-disante « enquête » de RIA FAN est reprise par d’autres médias appartenant à Prigojine ainsi que par d’autres médias pro-Kremlin, et est naturellement amplifiée par des trolls. L’optimisation des moyens de production par excellence.

L’équipe de CNN n’est pas la seule à avoir pu goûter la « guerre hybride » à la sauce Prigojine. En 2015, c’était Adrien Chen, du New York Times, qui travaillait alors sur la ferme à trolls de Saint-Pétersbourg. RIA FAN l’avait accusé de vouloir pousser des néo-nazis à se révolter contre le Kremlin. Plus récemment, c’est Bellingcat qui a été la cible de l’agence, avec la publication de faux messages attribués à l'équipe du site d'investigation.

Le plat de résistance

En avril 2020, Clarissa Ward publie néanmoins sur CNN de nouvelles révélations sur les affaires de Prigojine en Afrique. L’oligarque russe s’apprêterait à s’ingérer de nouveau dans le processus démocratique américain via des fermes à trolls, basées cette fois au Ghana et au Nigeria.

Il y a quelques jours à peine, Facebook et Twitter, rencardés par le FBI, ont affirmé avoir démantelé une énième campagne de désinformation russe. Selon le rapport des chercheurs de l'entreprise spécialisée Graphika, l'IRA se serait cette fois donnée les apparences d’un média d’information de gauche surnommé Peace Data et qui cherchait à recruter des journalistes américains pour effectuer son travail de sape.

L’objectif présumé : discréditer le candidat Joe Biden auprès des électeurs les plus progressistes afin de les détourner des urnes pour l’élection présidentielle de novembre prochain.

Pour y parvenir, Peace Data ne se donnait même pas la peine de fabriquer de fausses informations. Cette fois, en donnant la possibilité à des journalistes locaux d’écrire sur des thèmes hautement clivants, la recette du « chef cuisinier » de Poutine semblait simplement consister à profiter du climat de tensions exacerbées aux États-Unis pour atteindre son objectif. C’est prêt, à table !

 

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à propos de l'auteur
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Élie Guckert
Élie Guckert est journaliste indépendant. Il a collaboré avec Mediapart, Disclose, Bellingcat, Slate, Street Press et Conspiracy Watch. Il est l'auteur de Comment Poutine a conquis nos cerveaux, dix ans de propagande russe en France (Plon, 2023).
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