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« Face aux théories du complot : réfuter, réfuter, réfuter »

Publié par Haoues Seniguer03 avril 2023, ,

Haoues Seniguer a lu Les théories du complot* du philosophe anglais Quassim Cassam. Une approche étrangère à tout misérabilisme et qui pose la question de la responsabilité des complotistes.

Quassim Cassam (crédits : University of Warwick).

La thèse principale du livre de Quassim Cassam est énoncée dès la préface (p. 7) :  le complotisme ressortit moins aux seules scories intellectuelles, fantasmagories ou fake news colportées par des individus et groupes, mais, plus fondamentalement, à l’idéologie. Et plus précisément encore, aux idéologies politiques, comportant toutes sortes d’implications, y compris éthiques, aux conséquences plus ou moins fâcheuses sur la société. En cela, l’auteur situe en quelque sorte son propos et analyse dans le champ de la philosophie politique et morale appliquée. Outre un court liminaire, l’ouvrage se compose de quatre chapitres très équilibrés et d’une bibliographie succincte. Le philosophe y traite successivement quatre points : « la (véritable) fonction des théories du complot », « Pourquoi croit-on aux Théories du Complot », « Les dangers du complotisme », « Quelles réponses face au complotisme ? ». Le texte pourtant relativement court et synthétique n’en est pas moins, sur le fond, éminemment suggestif.

On retiendra d’abord la distinction féconde entre l’expression « les théories du complot », orthographiée en minuscules, et « La Théorie du Complot ou les Théories du Complot », écrite en majuscules. En d’autres termes, si des complots existent ou ont existé dans l’Histoire, et même si chacun de nous cultive, peu ou prou, la croyance « que, parfois, des gens se réunissent en secret pour commettre des actes néfastes […] nous ne sommes pas tous des Complotistes » (p. 13) ; et surtout, une chose est de croire en l’existence de complots, ponctuels ou ponctuellement, autre chose est de penser que le Complot structurerait, déterminerait et affecterait l’entièreté des relations sociales. En effet, les Théories du Complot se singularisent par le fait saillant que « les chances qu’elles soient vraies sont à peu près nulles » (Ibid), que « dès leur conception, [elles] sont invraisemblables » (Ibid). Je serai sans doute ici plus nuancé que l’auteur, car, précisément, l’une des forces du Complotisme est de jouer à plein sur les frontières du vraisemblable et de l’invraisemblable, de la tautologie et du principe de non-contradiction, pour justement pulluler et prospérer ; c’est-à-dire qu’il s’appuie sur des fragments de vérité, des aspects de la réalité, pour les travestir et les transcender à d’autres fins, nettement plus idéologiques. Plus significativement, selon Quassim Cassam, ce sont l’inanité et l’absence de véridicité desdites Théories du Complot, dont les architectes seraient parfaitement conscients si on le suit bien, qui confirmeraient justement qu’elles « sont avant tout des formes de propagande politique […] des stratagèmes idéologiques dont la véritable fonction est de porter un projet politique » (p. 14). Cette affirmation, au moins sur le plan formel, resterait à interroger plus avant.

Le Complotisme comme signature politique et idéologique

La conscience de faire œuvre complotiste se doublerait ainsi d’un fonctionnalisme, d’un but, d’un projet même, poursuivi par ceux qui en seraient les architectes. Lesquels, en outre, se situeraient plutôt à l’extrême droite de l’échiquier politique, partisan ou non. Toutefois, le philosophe atténue le trait a priori catégorique de l’affirmation précédente, en écrivant, plus loin, que certaines de ces Théories, en nombre restreint dans ce cas d’espèce, ne comporteraient pas de tropisme politique, à l’instar des « rumeurs qui entourent la mort d’Elvis » (p. 17), d’une part, et d’autre part en précisant qu’« il ne suffit [donc] pas de prêter attention aux intentions des personnes qui défendent une théorie » (Ibid) ; en d’autres mots, raisonnant aussi en bon sociologue, le penseur stipule que la non-conscience n’est pas encore un argument suffisant pour rayer d’un trait les fondements politiques des attitudes conspirationnistes. Et ce, en se demandant si « le Complotiste sincère », ou « consommateur de Théories du Complot » (p. 46), contribue à propager « de fausses informations et examiner les associations idéologiques et les implications politiques des histoires et des théories qu’elles colportent » (p. 17). A cet égard, Quassim Cassam responsabilise et, partant, désinfantilise les Complotistes, en refusant radicalement le misérabilisme et justement la dépolitisation qui pourrait y renvoyer.

Par ailleurs, le philosophe s’attaque à une question vertigineuse, et en profite pour discuter des explications psychologiques du Complotisme : « Pourquoi les producteurs produisent-ils des Théories du Complot et pourquoi les consommateurs en consomment-ils ? » (p. 34). L’auteur tranche sans ambages : les produire ou en consommer n’a « rien à voir ou presque avec la croyance en leur vérité » ; d’autres paramètres entreraient en ligne de compte, à commencer par le versant lucratif ou idéologique dont l’un des leviers consiste en un travestissement de la réalité. Les deux hypothèses explicatives, souligne-t-il, ne sont au demeurant pas exclusives l’une de l’autre. « Les bénéfices » desdites Théories sont aussi bien idéologiques, politiques, que pécuniaires. Et elles s’en trouvent d’autant plus redoutables et virales que, en l’occurrence, elles peuvent combiner les deux aspects. Pour Quassim Cassam, énoncer que la vérité n’est pas la préoccupation centrale du narratif des Théories du Complot, de leurs éminences grises et de leurs adeptes, est étayé notamment par une conviction : à des fins ouvertement manipulatoires, il s’est trouvé, en effet, des « Complotistes antisémites [qui] ont souvent inventé et fait circuler des théories qu’ils savaient pertinemment fausses. Il suffit de penser aux faussaires qui ont fabriqué les Protocoles des Sages de Sion » (p. 36). J’interpréterai la pensée du philosophe comme suit, bien qu’il soit lui-même extrêmement prudent en la matière, parce qu’il n’affirme pas, péremptoirement, qu’il n’y aurait jamais de trace de croyance en la vérité de leurs Théories, de la part des conspirationnistes, producteurs, propagateurs ou consommateurs : néanmoins, compterait plus que tout l’idéologie, la confrontation à la vérité objective des faits passant après. Certes, le chercheur pointe aussi du doigt, avec force arguments, les limites de la psychologie, en soulignant ses excès psychologisants, ainsi que sa pseudo-neutralité, quand elle refuse de choisir entre une alternative unique : « Soit il n’y a rien de mal à y croire, auquel cas la question ne se pose pas » de savoir pourquoi les individus croient au Complot, « soit la question se pose, mais cela implique qu’il n’est pas raisonnable d’y croire » (p. 38). Par ailleurs, et c’est là le point nodal de la critique, la discipline en question aurait trop tendance à dépolitiser le Complotisme.

Pour autant, Cassam reprend et discute fermement certaines de leurs catégories, au premier chef desquelles les « biais cognitifs » : « le biais d’intentionnalité : la tendance à supposer que les choses se produisent parce qu’elles sont le produit d’une intention plutôt que de simples accidents ; le biais de confirmation : la tendance à ne rechercher que les preuves qui soutiennent ce que l’on croit déjà tout en ignorant les preuves contraires ; le biais de proportionnalité : la tendance à supposer que l’ampleur de la cause d’un événement doit correspondre à l’ampleur de l’événement lui-même » (p. 39). En effet, si les explications des Théories du Complot par les biais cognitifs apparaissent « attrayantes », elles ne suffisent guère à rendre compte des motifs, motivations et ressorts plus profonds qui meuvent et mobilisent ceux qui les conçoivent, y adhèrent, et les diffusent :

« […] Les biais cognitifs sont universels – ils nous touchent tous -, mais l’adhésion à ces théories ne l’est pas. Comment expliquer dès lors que de nombreuses personnes ne soient apparemment pas des Complotistes ? Leur cerveau fonctionnerait-il différemment de celui des Complotistes ? Les psychologues écartent généralement cette hypothèse. Ils considèrent au contraire […] que « nous sommes tous des Complotistes nés » (p. 40-41).

Politiser et repolitiser le conspirationnisme

Aux yeux du philosophe anglais, l’approche du Complotisme par la psychologie passe à côté de sa quintessence politique, dans la mesure où « le conspirationnisme repose sur la croyance que les personnes en position d’autorité nous cachent des choses dans le but de réaliser de sinistres objectifs » (p. 43). En fait, les Théories du Complot doivent leur développement à un terreau politique et idéologique contextuel fertile (à propos duquel l’auteur, paradoxalement, ne s’étend pas assez, du point de vue du très contemporain du moins), qui leur est favorable ; et, surtout, à un terreau qui corresponde aux « convictions politiques ou idéologiques » des premiers concernés (p. 46) :

« D’une part, c’est ce qui les rend attrayantes pour certaines personnes au départ. D’autre part, les idéologiques politiques qui les rendent attrayantes sont celles-là mêmes qu’il appartient à ses théories de promouvoir » (Ibid).

A ce propos, appartenir à un camp idéologique situé aux bords extrêmes, que ce soient « les fascistes, communistes ou islamistes » (p. 48) constitue « un facteur risque important » pour rallier la cohorte conspirationniste. Cependant que cette disposition idéologique ne rend pas mécaniquement Complotiste ; certains autres facteurs y exposent également potentiellement, comme « la marginalisation politique », se retrouver « dans un contexte de marginalisation, de pauvreté et d’autres circonstances négatives de la vie » (p. 51).

Enfin, Quassim Cassam, quoique censé s'en tenir à la neutralité axiologique en vertu de son statut, n’hésite pourtant pas à prendre parti ; à s’engager, au sens positif du terme, en ce qu’il expose et dénonce, sans fards, « les dangers du Complotisme », et qu’il propose, de plus, des « solutions », en vue de les battre en brèche. S’engager aussi pour tordre le cou en particulier au préjugé selon lequel les Comploteurs, et les Théories Complotistes qu’ils échafaudent, ne nuiraient qu’à eux seuls, et éventuellement à ceux qui en seraient les consommateurs :

« Peut-on vraiment soutenir que les Complotistes ne nuisent qu’à eux-mêmes ? Imaginez un instant être le parent d’un enfant qui vient d’être abattu dans une école primaire et devoir écouter des individus qui prétendent que la fusillade n’était qu’un canular et que personne n’est réellement mort. Comment peut-on supposer que de telles théories ne nuisent qu’à ceux qui les propagent » (p. 58).

En somme, les acteurs, passifs ou actifs, de la complosphère sont responsables de « graves préjudices », plus ou moins aigus suivant les cas de figure, de différents ordres : « personnels, sociaux, intellectuels et politiques » (Ibid). C’est contre ces risques que s’élève le philosophe.

Il tente de faire pièce à une tentation qui s’entend : chercher à faire changer d’avis les Complotistes apparaît comme nécessairement « voué à l’échec » (p. 80), en raison de « l’immunité des Théories du Complot » ; ces dernières sont effectivement encastrées dans « des bulles cognitives », imperméables « à une infiltration cognitive » contraire, susceptible de les déjouer ; aussi, tout contre-argument est implacablement rejeté, soit comme relevant des « fake news », soit comme participant directement du Complot stigmatisé. Qu’est-il possible de faire, à cette aune, d’autant plus que pèse le risque prégnant « d’effet boomerang » ? Autrement dit, le risque de renforcer le conspirationnisme en voulant le démonétiser. Mais tout n’est pas perdu, suggère Cassam, qui ne veut ni tomber dans un optimisme intellectuel excessif, ni dans le pessimisme cognitif, voire social et politique : la compétence, des connaissances et une expertise précises sur un objet investi par les Complotistes, mises à la disposition du grand public, du lectorat, peuvent se révéler utiles. Par ailleurs, conscient que « seules sont perdues d’avance les batailles qu’on ne livre pas », le philosophe presse « les chercheurs qui ont pris la peine de collecter les faits pertinents » qu’ils « utilisent tous les moyens à leur disposition, des médias sociaux aux conversations personnelles, afin de rendre ces faits publics et de contester le bien-fondé de ces théories. Face aux théories qui déforment les faits, notre seule devise devrait être : réfuter, réfuter, réfuter » (p. 89).

L’une des qualités immenses de l’ouvrage repose sur le souci omniprésent de la nuance et de l’administration de la preuve, par une argumentation rigoureuse et son étaiement par des exemples précis. Quassim Cassam, bien que philosophe, est anti-idéaliste, ce qui ne va pas de soi ; il nourrit le souci de la complexité, il s’y confronte, il ne biaise pas. Philosophe de formation, il adopte aussi, à bien des égards, un raisonnement sociologique, notamment quand il reconnaît que « les êtres humains ne sont pas si simples, et on doit donc s’attendre à ce qu’une explication satisfaisante du conspirationnisme d’une personne soit complexe plutôt que simple, multidimensionnelle plutôt qu’unidimensionnelle » (p. 49) ; soit l’exact contraire, précisément, des Théories du Complot, qui donnent, elles, dans des millefeuilles explicatifs à dominante mono-factorielle, au prisme desquels, de ce point de vue, l’intentionnalité maligne de supposés Comploteurs règne et prime sur tout le reste.

 

* Les théories du complot, de Quassim Cassam, traduction de l’anglais par Sébastien Réhault, Paris, Eliott éditions, coll. "La part des choses", 2022, 106 pages.

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Quassim Cassam (crédits : University of Warwick).

La thèse principale du livre de Quassim Cassam est énoncée dès la préface (p. 7) :  le complotisme ressortit moins aux seules scories intellectuelles, fantasmagories ou fake news colportées par des individus et groupes, mais, plus fondamentalement, à l’idéologie. Et plus précisément encore, aux idéologies politiques, comportant toutes sortes d’implications, y compris éthiques, aux conséquences plus ou moins fâcheuses sur la société. En cela, l’auteur situe en quelque sorte son propos et analyse dans le champ de la philosophie politique et morale appliquée. Outre un court liminaire, l’ouvrage se compose de quatre chapitres très équilibrés et d’une bibliographie succincte. Le philosophe y traite successivement quatre points : « la (véritable) fonction des théories du complot », « Pourquoi croit-on aux Théories du Complot », « Les dangers du complotisme », « Quelles réponses face au complotisme ? ». Le texte pourtant relativement court et synthétique n’en est pas moins, sur le fond, éminemment suggestif.

On retiendra d’abord la distinction féconde entre l’expression « les théories du complot », orthographiée en minuscules, et « La Théorie du Complot ou les Théories du Complot », écrite en majuscules. En d’autres termes, si des complots existent ou ont existé dans l’Histoire, et même si chacun de nous cultive, peu ou prou, la croyance « que, parfois, des gens se réunissent en secret pour commettre des actes néfastes […] nous ne sommes pas tous des Complotistes » (p. 13) ; et surtout, une chose est de croire en l’existence de complots, ponctuels ou ponctuellement, autre chose est de penser que le Complot structurerait, déterminerait et affecterait l’entièreté des relations sociales. En effet, les Théories du Complot se singularisent par le fait saillant que « les chances qu’elles soient vraies sont à peu près nulles » (Ibid), que « dès leur conception, [elles] sont invraisemblables » (Ibid). Je serai sans doute ici plus nuancé que l’auteur, car, précisément, l’une des forces du Complotisme est de jouer à plein sur les frontières du vraisemblable et de l’invraisemblable, de la tautologie et du principe de non-contradiction, pour justement pulluler et prospérer ; c’est-à-dire qu’il s’appuie sur des fragments de vérité, des aspects de la réalité, pour les travestir et les transcender à d’autres fins, nettement plus idéologiques. Plus significativement, selon Quassim Cassam, ce sont l’inanité et l’absence de véridicité desdites Théories du Complot, dont les architectes seraient parfaitement conscients si on le suit bien, qui confirmeraient justement qu’elles « sont avant tout des formes de propagande politique […] des stratagèmes idéologiques dont la véritable fonction est de porter un projet politique » (p. 14). Cette affirmation, au moins sur le plan formel, resterait à interroger plus avant.

Le Complotisme comme signature politique et idéologique

La conscience de faire œuvre complotiste se doublerait ainsi d’un fonctionnalisme, d’un but, d’un projet même, poursuivi par ceux qui en seraient les architectes. Lesquels, en outre, se situeraient plutôt à l’extrême droite de l’échiquier politique, partisan ou non. Toutefois, le philosophe atténue le trait a priori catégorique de l’affirmation précédente, en écrivant, plus loin, que certaines de ces Théories, en nombre restreint dans ce cas d’espèce, ne comporteraient pas de tropisme politique, à l’instar des « rumeurs qui entourent la mort d’Elvis » (p. 17), d’une part, et d’autre part en précisant qu’« il ne suffit [donc] pas de prêter attention aux intentions des personnes qui défendent une théorie » (Ibid) ; en d’autres mots, raisonnant aussi en bon sociologue, le penseur stipule que la non-conscience n’est pas encore un argument suffisant pour rayer d’un trait les fondements politiques des attitudes conspirationnistes. Et ce, en se demandant si « le Complotiste sincère », ou « consommateur de Théories du Complot » (p. 46), contribue à propager « de fausses informations et examiner les associations idéologiques et les implications politiques des histoires et des théories qu’elles colportent » (p. 17). A cet égard, Quassim Cassam responsabilise et, partant, désinfantilise les Complotistes, en refusant radicalement le misérabilisme et justement la dépolitisation qui pourrait y renvoyer.

Par ailleurs, le philosophe s’attaque à une question vertigineuse, et en profite pour discuter des explications psychologiques du Complotisme : « Pourquoi les producteurs produisent-ils des Théories du Complot et pourquoi les consommateurs en consomment-ils ? » (p. 34). L’auteur tranche sans ambages : les produire ou en consommer n’a « rien à voir ou presque avec la croyance en leur vérité » ; d’autres paramètres entreraient en ligne de compte, à commencer par le versant lucratif ou idéologique dont l’un des leviers consiste en un travestissement de la réalité. Les deux hypothèses explicatives, souligne-t-il, ne sont au demeurant pas exclusives l’une de l’autre. « Les bénéfices » desdites Théories sont aussi bien idéologiques, politiques, que pécuniaires. Et elles s’en trouvent d’autant plus redoutables et virales que, en l’occurrence, elles peuvent combiner les deux aspects. Pour Quassim Cassam, énoncer que la vérité n’est pas la préoccupation centrale du narratif des Théories du Complot, de leurs éminences grises et de leurs adeptes, est étayé notamment par une conviction : à des fins ouvertement manipulatoires, il s’est trouvé, en effet, des « Complotistes antisémites [qui] ont souvent inventé et fait circuler des théories qu’ils savaient pertinemment fausses. Il suffit de penser aux faussaires qui ont fabriqué les Protocoles des Sages de Sion » (p. 36). J’interpréterai la pensée du philosophe comme suit, bien qu’il soit lui-même extrêmement prudent en la matière, parce qu’il n’affirme pas, péremptoirement, qu’il n’y aurait jamais de trace de croyance en la vérité de leurs Théories, de la part des conspirationnistes, producteurs, propagateurs ou consommateurs : néanmoins, compterait plus que tout l’idéologie, la confrontation à la vérité objective des faits passant après. Certes, le chercheur pointe aussi du doigt, avec force arguments, les limites de la psychologie, en soulignant ses excès psychologisants, ainsi que sa pseudo-neutralité, quand elle refuse de choisir entre une alternative unique : « Soit il n’y a rien de mal à y croire, auquel cas la question ne se pose pas » de savoir pourquoi les individus croient au Complot, « soit la question se pose, mais cela implique qu’il n’est pas raisonnable d’y croire » (p. 38). Par ailleurs, et c’est là le point nodal de la critique, la discipline en question aurait trop tendance à dépolitiser le Complotisme.

Pour autant, Cassam reprend et discute fermement certaines de leurs catégories, au premier chef desquelles les « biais cognitifs » : « le biais d’intentionnalité : la tendance à supposer que les choses se produisent parce qu’elles sont le produit d’une intention plutôt que de simples accidents ; le biais de confirmation : la tendance à ne rechercher que les preuves qui soutiennent ce que l’on croit déjà tout en ignorant les preuves contraires ; le biais de proportionnalité : la tendance à supposer que l’ampleur de la cause d’un événement doit correspondre à l’ampleur de l’événement lui-même » (p. 39). En effet, si les explications des Théories du Complot par les biais cognitifs apparaissent « attrayantes », elles ne suffisent guère à rendre compte des motifs, motivations et ressorts plus profonds qui meuvent et mobilisent ceux qui les conçoivent, y adhèrent, et les diffusent :

« […] Les biais cognitifs sont universels – ils nous touchent tous -, mais l’adhésion à ces théories ne l’est pas. Comment expliquer dès lors que de nombreuses personnes ne soient apparemment pas des Complotistes ? Leur cerveau fonctionnerait-il différemment de celui des Complotistes ? Les psychologues écartent généralement cette hypothèse. Ils considèrent au contraire […] que « nous sommes tous des Complotistes nés » (p. 40-41).

Politiser et repolitiser le conspirationnisme

Aux yeux du philosophe anglais, l’approche du Complotisme par la psychologie passe à côté de sa quintessence politique, dans la mesure où « le conspirationnisme repose sur la croyance que les personnes en position d’autorité nous cachent des choses dans le but de réaliser de sinistres objectifs » (p. 43). En fait, les Théories du Complot doivent leur développement à un terreau politique et idéologique contextuel fertile (à propos duquel l’auteur, paradoxalement, ne s’étend pas assez, du point de vue du très contemporain du moins), qui leur est favorable ; et, surtout, à un terreau qui corresponde aux « convictions politiques ou idéologiques » des premiers concernés (p. 46) :

« D’une part, c’est ce qui les rend attrayantes pour certaines personnes au départ. D’autre part, les idéologiques politiques qui les rendent attrayantes sont celles-là mêmes qu’il appartient à ses théories de promouvoir » (Ibid).

A ce propos, appartenir à un camp idéologique situé aux bords extrêmes, que ce soient « les fascistes, communistes ou islamistes » (p. 48) constitue « un facteur risque important » pour rallier la cohorte conspirationniste. Cependant que cette disposition idéologique ne rend pas mécaniquement Complotiste ; certains autres facteurs y exposent également potentiellement, comme « la marginalisation politique », se retrouver « dans un contexte de marginalisation, de pauvreté et d’autres circonstances négatives de la vie » (p. 51).

Enfin, Quassim Cassam, quoique censé s'en tenir à la neutralité axiologique en vertu de son statut, n’hésite pourtant pas à prendre parti ; à s’engager, au sens positif du terme, en ce qu’il expose et dénonce, sans fards, « les dangers du Complotisme », et qu’il propose, de plus, des « solutions », en vue de les battre en brèche. S’engager aussi pour tordre le cou en particulier au préjugé selon lequel les Comploteurs, et les Théories Complotistes qu’ils échafaudent, ne nuiraient qu’à eux seuls, et éventuellement à ceux qui en seraient les consommateurs :

« Peut-on vraiment soutenir que les Complotistes ne nuisent qu’à eux-mêmes ? Imaginez un instant être le parent d’un enfant qui vient d’être abattu dans une école primaire et devoir écouter des individus qui prétendent que la fusillade n’était qu’un canular et que personne n’est réellement mort. Comment peut-on supposer que de telles théories ne nuisent qu’à ceux qui les propagent » (p. 58).

En somme, les acteurs, passifs ou actifs, de la complosphère sont responsables de « graves préjudices », plus ou moins aigus suivant les cas de figure, de différents ordres : « personnels, sociaux, intellectuels et politiques » (Ibid). C’est contre ces risques que s’élève le philosophe.

Il tente de faire pièce à une tentation qui s’entend : chercher à faire changer d’avis les Complotistes apparaît comme nécessairement « voué à l’échec » (p. 80), en raison de « l’immunité des Théories du Complot » ; ces dernières sont effectivement encastrées dans « des bulles cognitives », imperméables « à une infiltration cognitive » contraire, susceptible de les déjouer ; aussi, tout contre-argument est implacablement rejeté, soit comme relevant des « fake news », soit comme participant directement du Complot stigmatisé. Qu’est-il possible de faire, à cette aune, d’autant plus que pèse le risque prégnant « d’effet boomerang » ? Autrement dit, le risque de renforcer le conspirationnisme en voulant le démonétiser. Mais tout n’est pas perdu, suggère Cassam, qui ne veut ni tomber dans un optimisme intellectuel excessif, ni dans le pessimisme cognitif, voire social et politique : la compétence, des connaissances et une expertise précises sur un objet investi par les Complotistes, mises à la disposition du grand public, du lectorat, peuvent se révéler utiles. Par ailleurs, conscient que « seules sont perdues d’avance les batailles qu’on ne livre pas », le philosophe presse « les chercheurs qui ont pris la peine de collecter les faits pertinents » qu’ils « utilisent tous les moyens à leur disposition, des médias sociaux aux conversations personnelles, afin de rendre ces faits publics et de contester le bien-fondé de ces théories. Face aux théories qui déforment les faits, notre seule devise devrait être : réfuter, réfuter, réfuter » (p. 89).

L’une des qualités immenses de l’ouvrage repose sur le souci omniprésent de la nuance et de l’administration de la preuve, par une argumentation rigoureuse et son étaiement par des exemples précis. Quassim Cassam, bien que philosophe, est anti-idéaliste, ce qui ne va pas de soi ; il nourrit le souci de la complexité, il s’y confronte, il ne biaise pas. Philosophe de formation, il adopte aussi, à bien des égards, un raisonnement sociologique, notamment quand il reconnaît que « les êtres humains ne sont pas si simples, et on doit donc s’attendre à ce qu’une explication satisfaisante du conspirationnisme d’une personne soit complexe plutôt que simple, multidimensionnelle plutôt qu’unidimensionnelle » (p. 49) ; soit l’exact contraire, précisément, des Théories du Complot, qui donnent, elles, dans des millefeuilles explicatifs à dominante mono-factorielle, au prisme desquels, de ce point de vue, l’intentionnalité maligne de supposés Comploteurs règne et prime sur tout le reste.

 

* Les théories du complot, de Quassim Cassam, traduction de l’anglais par Sébastien Réhault, Paris, Eliott éditions, coll. "La part des choses", 2022, 106 pages.

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à propos de l'auteur
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Haoues Seniguer
Haoues Seniguer est maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, chercheur au laboratoire Triangle (ENS/CNRS) et directeur adjoint de l'Institut d'études de l'islam et des sociétés du monde musulman (EHESS/CNRS). Il est notamment l’auteur de "L'islamisme décrypté" (L'Harmattan, 2020) et de "La république autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022)" (éd. Le Bord de l’eau, 2022).
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