L'historien des idées Pierre-André Taguieff* a contribué au dernier numéro de la revue de Michel Onfray dont la couverture est barrée du titre : « L’État profond : le vrai pouvoir à abattre ». Il a accepté de répondre à nos questions.
Conspiracy Watch : Spécialiste reconnu du phénomène conspirationniste, vous apparaissez étonnamment au sommaire du nouveau numéro de Front populaire que nous avons épinglé dans nos colonnes. Dans quelles conditions avez-vous accepté de collaborer à ce magazine ?
Pierre-André Taguieff : La rédaction de Front populaire m’avait demandé un article sur le complotisme, sans autre précision. Je leur ai donné un article intitulé « Le complotisme dans l’imaginaire politique moderne », dans lequel j’exposais brièvement certaines de mes thèses et de mes analyses sur la question. Le journaliste qui m’a contacté m’a promis de tout faire pour que mon texte, qui dépassait un peu la longueur demandée, soit publié sans coupes. Apparemment, la direction de la revue ne l’a pas suivi. Car je découvre, lors de la sortie du numéro 2 de Front populaire, que mon article a été coupé en deux, et que seule la première partie a été publiée. Outre le fait que cette amputation altère mon argumentation d’ensemble, je constate avec consternation que mon article tronqué porte un titre qui fausse mon approche : « Les complotistes ont-ils toujours tort ? ». Cette question rhétorique suggère qu’il arrive que certains complotistes expliquent correctement les événements, fassent preuve de rigueur dans leurs raisonnements, bref, contribuent à décrypter le réel d’une façon rationnelle. Ce n’est pas du tout ce que je pense, comme en témoignent les nombreux ouvrages que j’ai consacrés au complotisme dans tous ses aspects. Il y a certes de très rares exceptions : c’est par exemple le cas avec les révélations faites par Julian Assange, théoricien complotiste doublé d’un courageux lanceur d’alerte, dans l’affaire WikiLeaks. Mais je pense que la très grande majorité des complotistes disent des « conneries » (bullshit), adhèrent avec jubilation à des thèses délirantes, répètent passivement des rumeurs inconsistantes ou font preuve de mauvaise foi. Il faut toujours rappeler que les complotistes dénoncent litaniquement des complots imaginaires. Ils ne s’intéressent pas aux complots réels, qu’ils ne sont d’ailleurs pas en mesure de repérer et de dévoiler. Ces alter-experts sont des pseudo-experts, qui projettent sur la marche des événements leurs croyances et leurs schèmes d’interprétation à tout faire. Les vrais journalistes d’investigation ou les historiens dignes de ce nom, lorsqu’ils mettent au jour des complots politiques, ne se comportent jamais en complotistes.
CW : Que vous inspire l'iconographie choisie par Front populaire pour illustrer son numéro sur l'« État profond » ?
PAT : J’ai été très surpris par la une de ce deuxième numéro. L’image choisie pour la une est complotiste : celle, étrange, d’un chat mécanique qui tient le globe entre ses pattes (ses griffes ?), un chat-jouet que l’on doit remonter grâce à un mécanisme. C’est l’imagerie bien connu du « pouvoir mondialiste », du « gouvernement mondial » ou du « nouvel ordre mondial ». À l’évidence, elle est supposée attractive. Une chose n’est pas claire dans cette une : Qui remonte le mécanisme ? Qui tourne la clé ? Chaque lecteur doit répondre à sa manière, mais il est sûr que seuls les complotistes ont la bonne réponse. Quant au « vrai pouvoir à abattre » évoqué, on ne sait s’il se situe dans le cadre des États-nations, à l’échelle de l’Europe ou à celle de la planète. Ce qui reste, c’est l’effet global de cette page de couverture : la suggestion que « l’État profond » n’est autre qu’un État mondial occulte. Certaines contributions suggèrent que cette machine est actionnée par une poignée de milliardaires philanthropes, tel George Soros.
CW : Et que vous inspirent les autres contributions qui figurent dans ce numéro ?
PAT : J’avais trouvé le premier numéro de Front populaire consacré au « souverainisme » intéressant et équilibré. Je ne m’attendais pas à me retrouver, dans ce deuxième numéro traitant de « l’État profond », aux côtés de Valérie Bugault, complotiste notoire, dont je compte analyser les écrits dans un de mes prochains livres. Reprenant les thèses de son livre paru en 2019, Les Raisons cachées du désordre mondial, son article sur « la finance internationale » se situe dans la filiation d’un Henry Coston, d’un Gary Allen, d’un Antony C. Sutton ou d’un Eustace Mullins, pionniers du conspirationnisme professionnel au XXe siècle. Quant à l’article sur le groupe Bilderberg, fantasmé et mythifié par les milieux complotistes, il se fonde sur le pamphlet délirant de Daniel Estulin, Le Club Bilderberg. L’histoire secrète des maîtres du monde (2005 ; traduit en 2017), un « classique » de ce genre de littérature ésotérico-complotiste. Autant de variations convenues sur le thème des « maîtres secrets du monde », central dans le blabla complotiste.
Il faut souligner cependant qu’on peut aborder, définir et utiliser la notion d’État profond indépendamment de toute interprétation complotiste, pour catégoriser toutes les formes de contre-pouvoir auxquelles se heurtent les gouvernants dans une démocratie, à commencer par la haute administration, les lobbies, les clubs d’influence et le pouvoir médiatique. Quant aux usages ordinaires de l’expression, il est difficile de sortir de l’ambiguïté : « l’État profond » des politologues n’est pas celui de Trump, ni celui de Macron, ni celui de Bannon.
Par ailleurs, il faut reconnaître que ce dossier sur « l’État profond », loin de se réduire à ces articles d’inspiration conspirationniste, est riche et pluraliste, contrairement à ce que semble annoncer le dessin complotiste de couverture. Il s’ouvre sur une mise au point éclairante de Jacques Sapir sur les origines du terme et les avatars (ou les mésaventures) de la notion, et comporte notamment de fort intéressants articles signés Olivier Dard, Sami Biasoni, Anne-Sophie Nogaret, Ingrid Riocreux, Nicolas Kessler, Alain Garrigou, Barbara Lefebvre ou Daniel Bourmaud. Dans l’ensemble, les textes rassemblés ne relèvent pas de la littérature complotiste. On est donc en droit de s’interroger : inconséquence, travail brouillon (et/ou hâtif) ou stratégie idéologique ? Selon cette dernière hypothèse, on serait en présence d’une forme de manipulation symbolique qui consisterait, dans ce numéro consacré à la notion floue qu’est l’État profond, à mêler des textes de facture universitaire ou des enquêtes journalistiques sérieuses à des approches complotistes, qu’il s’agirait de présenter comme acceptables. Pour ma part, me gardant de tout procès d’intention, je ne saurais trancher entre ces diverses hypothèses.
* Philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS.
Voir aussi :
Conspiracy Watch : Spécialiste reconnu du phénomène conspirationniste, vous apparaissez étonnamment au sommaire du nouveau numéro de Front populaire que nous avons épinglé dans nos colonnes. Dans quelles conditions avez-vous accepté de collaborer à ce magazine ?
Pierre-André Taguieff : La rédaction de Front populaire m’avait demandé un article sur le complotisme, sans autre précision. Je leur ai donné un article intitulé « Le complotisme dans l’imaginaire politique moderne », dans lequel j’exposais brièvement certaines de mes thèses et de mes analyses sur la question. Le journaliste qui m’a contacté m’a promis de tout faire pour que mon texte, qui dépassait un peu la longueur demandée, soit publié sans coupes. Apparemment, la direction de la revue ne l’a pas suivi. Car je découvre, lors de la sortie du numéro 2 de Front populaire, que mon article a été coupé en deux, et que seule la première partie a été publiée. Outre le fait que cette amputation altère mon argumentation d’ensemble, je constate avec consternation que mon article tronqué porte un titre qui fausse mon approche : « Les complotistes ont-ils toujours tort ? ». Cette question rhétorique suggère qu’il arrive que certains complotistes expliquent correctement les événements, fassent preuve de rigueur dans leurs raisonnements, bref, contribuent à décrypter le réel d’une façon rationnelle. Ce n’est pas du tout ce que je pense, comme en témoignent les nombreux ouvrages que j’ai consacrés au complotisme dans tous ses aspects. Il y a certes de très rares exceptions : c’est par exemple le cas avec les révélations faites par Julian Assange, théoricien complotiste doublé d’un courageux lanceur d’alerte, dans l’affaire WikiLeaks. Mais je pense que la très grande majorité des complotistes disent des « conneries » (bullshit), adhèrent avec jubilation à des thèses délirantes, répètent passivement des rumeurs inconsistantes ou font preuve de mauvaise foi. Il faut toujours rappeler que les complotistes dénoncent litaniquement des complots imaginaires. Ils ne s’intéressent pas aux complots réels, qu’ils ne sont d’ailleurs pas en mesure de repérer et de dévoiler. Ces alter-experts sont des pseudo-experts, qui projettent sur la marche des événements leurs croyances et leurs schèmes d’interprétation à tout faire. Les vrais journalistes d’investigation ou les historiens dignes de ce nom, lorsqu’ils mettent au jour des complots politiques, ne se comportent jamais en complotistes.
CW : Que vous inspire l'iconographie choisie par Front populaire pour illustrer son numéro sur l'« État profond » ?
PAT : J’ai été très surpris par la une de ce deuxième numéro. L’image choisie pour la une est complotiste : celle, étrange, d’un chat mécanique qui tient le globe entre ses pattes (ses griffes ?), un chat-jouet que l’on doit remonter grâce à un mécanisme. C’est l’imagerie bien connu du « pouvoir mondialiste », du « gouvernement mondial » ou du « nouvel ordre mondial ». À l’évidence, elle est supposée attractive. Une chose n’est pas claire dans cette une : Qui remonte le mécanisme ? Qui tourne la clé ? Chaque lecteur doit répondre à sa manière, mais il est sûr que seuls les complotistes ont la bonne réponse. Quant au « vrai pouvoir à abattre » évoqué, on ne sait s’il se situe dans le cadre des États-nations, à l’échelle de l’Europe ou à celle de la planète. Ce qui reste, c’est l’effet global de cette page de couverture : la suggestion que « l’État profond » n’est autre qu’un État mondial occulte. Certaines contributions suggèrent que cette machine est actionnée par une poignée de milliardaires philanthropes, tel George Soros.
CW : Et que vous inspirent les autres contributions qui figurent dans ce numéro ?
PAT : J’avais trouvé le premier numéro de Front populaire consacré au « souverainisme » intéressant et équilibré. Je ne m’attendais pas à me retrouver, dans ce deuxième numéro traitant de « l’État profond », aux côtés de Valérie Bugault, complotiste notoire, dont je compte analyser les écrits dans un de mes prochains livres. Reprenant les thèses de son livre paru en 2019, Les Raisons cachées du désordre mondial, son article sur « la finance internationale » se situe dans la filiation d’un Henry Coston, d’un Gary Allen, d’un Antony C. Sutton ou d’un Eustace Mullins, pionniers du conspirationnisme professionnel au XXe siècle. Quant à l’article sur le groupe Bilderberg, fantasmé et mythifié par les milieux complotistes, il se fonde sur le pamphlet délirant de Daniel Estulin, Le Club Bilderberg. L’histoire secrète des maîtres du monde (2005 ; traduit en 2017), un « classique » de ce genre de littérature ésotérico-complotiste. Autant de variations convenues sur le thème des « maîtres secrets du monde », central dans le blabla complotiste.
Il faut souligner cependant qu’on peut aborder, définir et utiliser la notion d’État profond indépendamment de toute interprétation complotiste, pour catégoriser toutes les formes de contre-pouvoir auxquelles se heurtent les gouvernants dans une démocratie, à commencer par la haute administration, les lobbies, les clubs d’influence et le pouvoir médiatique. Quant aux usages ordinaires de l’expression, il est difficile de sortir de l’ambiguïté : « l’État profond » des politologues n’est pas celui de Trump, ni celui de Macron, ni celui de Bannon.
Par ailleurs, il faut reconnaître que ce dossier sur « l’État profond », loin de se réduire à ces articles d’inspiration conspirationniste, est riche et pluraliste, contrairement à ce que semble annoncer le dessin complotiste de couverture. Il s’ouvre sur une mise au point éclairante de Jacques Sapir sur les origines du terme et les avatars (ou les mésaventures) de la notion, et comporte notamment de fort intéressants articles signés Olivier Dard, Sami Biasoni, Anne-Sophie Nogaret, Ingrid Riocreux, Nicolas Kessler, Alain Garrigou, Barbara Lefebvre ou Daniel Bourmaud. Dans l’ensemble, les textes rassemblés ne relèvent pas de la littérature complotiste. On est donc en droit de s’interroger : inconséquence, travail brouillon (et/ou hâtif) ou stratégie idéologique ? Selon cette dernière hypothèse, on serait en présence d’une forme de manipulation symbolique qui consisterait, dans ce numéro consacré à la notion floue qu’est l’État profond, à mêler des textes de facture universitaire ou des enquêtes journalistiques sérieuses à des approches complotistes, qu’il s’agirait de présenter comme acceptables. Pour ma part, me gardant de tout procès d’intention, je ne saurais trancher entre ces diverses hypothèses.
* Philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS.
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