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Gilets jaunes et violence : à chacun sa causalité diabolique !

Publié par Haoues Seniguer07 décembre 2018

Alors que certains, à la télévision russe et ailleurs, veulent voir dans le mouvement des Gilets jaunes une « révolution de couleurs » pilotée depuis les Etats-Unis voire fomentée par le milliardaire George Soros, et qu'en France des députés de la majorité présidentielle ont été tentés d'y voir une opération de manipulation téléguidée par des proches de Steve Bannon, l'ancien conseiller de Donald Trump, d'autres commentateurs dénoncent un noyautage du mouvement par des agents provocateurs ou encore... les islamistes.

Emmanuel Todd (capture d'écran YouTube/France Culture, 3 décembre 2018)

Depuis la fin du mois d’octobre 2018 et l’émergence du mouvement hétérogène des « Gilets jaunes », mobilisés dans plusieurs villes de France, contre la hausse des taxes, la vie chère et la faiblesse du pouvoir d’achat, chacun y va, sur la Toile et dans les médias, de son petit commentaire, avisé ou non, pour en expliquer les ressorts et la dynamique. A cette occasion, les professionnels de la politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite, à l’exception peut-être du mouvement présidentiel La République En Marche (LREM), cherchent à tirer à eux la couverture sans donner l’impression d’y toucher… Ils pensent toutefois en tirer profit le moment venu dans leur opposition farouche à Emmanuel Macron.

Surtout, toutes sortes d’interprétations, des plus sérieuses aux plus farfelues, sinon tordues, pullulent sur l’Internet comme on pouvait s’y attendre. La sphère conspirationniste n’est évidemment pas en reste. Celle-ci veut imposer et imprimer un sens à ces mobilisations que les complotistes encouragent fortement, en raison de certains relents insurrectionnels et élans « anti-Système ». Dans la galaxie conspirationniste ou « confusionniste,  il y a en quelque sorte les complotistes « endurcis », qui guettent la moindre occasion pour se faire entendre et exister, et les conspirationnistes « occasionnels », qui, en certaines circonstances, dérapent, vrillent, se prennent les pieds dans le tapis des complications de la réalité sociale… laquelle a horreur des simplifications abusives.

Ces derniers jours, quatre personnalités aux parcours différents et plus ou moins connues du grand public, ont attiré notre attention, en marge justement du mouvement social des Gilets jaunes : le polémiste antisémite Alain Soral, l'essayiste Jean-Claude Michéa, le démographe Emmanuel Todd, et l'ex-Frère musulman franco-marocain Mohamed Louizi.

Il est intéressant de relever que chacun d’entre eux a réagi en fonction d’intérêts et/ou d’obsessions propres, avec néanmoins deux points communs : d’un côté, l’idée d’une manipulation consciente, unifiée et cachée, ourdie par quelques individus ou groupes extérieurs aux Gilets jaunes (les ennemis jurés supposés ou les faux amis) ; de l’autre, la présence, réelle ou à venir, de « parasites » au sein même des Gilets jaunes, en raison justement de manipulations animées par certains groupes à la solde du « pouvoir macronien », du « Grand Capital » (sic) ou d’idéologues étrangers. Seulement, il semble déjà y avoir un sérieux problème pour ceux qui, comme Soral ou Michéa notamment, ont pris l’habitude d’accuser les médias d’être les « chiens de garde du pouvoir », les ennemis du peuple, etc. Le premier grain de sable dans l’engrenage confusionniste/complotiste est l’empathie ou la sympathie manifeste d’une grande partie de la presse française toutes sensibilités idéologiques confondues à l’endroit des Gilets jaunes.

Jean-Claude Michéa en couverture du bimestriel "Eléments pour la civilisation européenne" (décembre 2018-janvier 2019)

Jean-Claude Michéa a publié une lettre à propos du mouvement des Gilets jaunes le 21 novembre qui a ensuite été reproduite ou diffusée sur différents sites et blogs comme Les-Crises.fr. Dans celle-ci, il oscille entre autocélébration (« Le mouvement des "gilets jaunes" bel exemple, au passage, de cette innovation populaire que j’annonçais dans Les Mystères de la gauche »), homophobie/misogynie tacite (« Le PMA – le Parti des médias et de l’argent (PMA pour tous, telle est, en somme, la devise de nos M. Thiers d’aujourd’hui !) » et conviction d’une omnipotence d’un Etat voué à mater la rue. A ce titre, le philosophe soupçonne Emmanuel Macron, son équipe gouvernementale, ses conseillers (on ne sait plus trop), de tentations « pinochetistes », en référence au dictateur chilien Augusto Pinochet (1974-1990), objet d’une plainte internationale déposée à son encontre à la fin des années 1990 pour « génocide, terrorisme et tortures ». Rien que cela. La comparaison paraît donc pour le moins osée. Par ailleurs, à côté d’une tendance irrépressible à l’emphase, d’autres aspects de son discours flirtent carrément avec le conspirationnisme le plus débridé, lorsqu’il écrit notamment :

« Enfin, last but not the least, on ne doit surtout pas oublier que si le mouvement des Gilets jaunes gagnait encore de l’ampleur (ou s’il conservait, comme c’est toujours le cas, le soutien de la grande majorité de la population), l’État benallo-macronien n’hésitera pas un seul instant à envoyer partout son Black Bloc et ses « antifas » (telle la fameuse « brigade rouge » de la grande époque) pour le discréditer par tous les moyens, où l’orienter vers des impasses politiques suicidaires (on a déjà vu, par exemple, comment l’État macronien avait procédé pour couper en très peu de temps l’expérience zadiste de Notre-Dame-des-Landes de ses soutiens populaires originels) ».

En d’autres termes, Jean-Claude Michéa pousse la conjecture jusqu’à affirmer, dans une hyper personnification et mystification du pouvoir, qu’Emmanuel Macron, tel un grand manitou, aurait de telles facultés manipulatoires et cyniques sur différents individus et groupes, qu’il serait capable de « fabriquer » d’abord  et de « contrôler » ensuite « Black Bloc et antifas », en vue de provoquer, à dessein, une violence inouïe parmi les Gilets jaunes et ainsi les discréditer définitivement dans l’opinion publique ! Complotisme et misérabilisme se côtoient.

« Pouvoir profond »

Même si le conspirationnisme est moins marqué chez Michéa et Emmanuel Todd par rapport à Alain Soral, tous trois cultivent en revanche la croyance commune que les services de l’Etat concourraient à introduire volontairement des éléments factieux parmi les Gilets jaunes en vue d’en altérer la nature et ce faisant les délégitimer aux yeux du plus grand nombre.

Lire, sur Conspiracy WatchEmmanuel Todd insinue que l’Arc de Triomphe a été vandalisé par des « agents provocateurs » (03/12/2018)

L’Etat opterait volontairement, consciemment, pour une stratégie du « chaos » alors même que, ce que ne disent évidemment pas Todd et les autres, ce chaos pourrait le cas échéant emporter tout le monde, par conséquent y compris l’Etat ! Le démographe a ainsi déclaré sur les ondes de l’émission Les Matins de France Culture, le 3 décembre, sans être ni contredit ni même discuté par Guillaume Erner :

« On peut très bien imaginer, et je pense que c’est une stratégie du gouvernement, dans une situation de chaos et d’inquiétude, cette sympathie générale de la population pour le mouvement, cette espèce d’hommage à la culture libérale, égalitaire, française, traditionnelle, cède devant la peur du désordre… Eh bien, moi, je pense que le gouvernement, consciemment, cherche le chaos pour provoquer cette rupture ».

Alain Soral peut boire du petit lait lorsqu’il entend le philosophe et le démographe user de tels accents pour décrire ce qui se passe actuellement dans le pays. Le polémiste antisémite les cite au demeurant très souvent car il se reconnaît volontiers dans leurs discours aux allures « politiquement incorrectes » ! Ce qui les sépare peut-être encore, c’est l’antisémitisme…

Alain Soral (capture d'écran YouTube/ERTV Officiel, 30 novembre 2018)

Dans le cadre de son émission, « Soral répond…sur ERFM ! Dixième fournée », disponible depuis le 30 novembre et à ce jour visionnée plus de 170 000 fois, le polémiste, dans sa mégalomanie et sa fièvre antijuive chroniques, dit vouloir se mettre à la disposition des Gilets jaunes pour les accompagner intellectuellement, car « sans doute il y a des gens un peu naïfs qui ne connaissent pas toutes les pratiques du pouvoir pour pourrir un mouvement, le discréditer, etc. ». Selon lui, « le pouvoir profond a pris le contrôle des partis de gauche et même des syndicats », l’extrême gauche serait de la sorte « l’auxiliaire de la police d’Etat », etc.

Soral interprète le mouvement social comme la conséquence « d’un coup d’Etat grâce aux big data, au trucage électoral et à l’énorme offensive des médias en faveur » d’Emmanuel Macron,  dont la pierre angulaire serait Patrick Drahi : ses origines juives réelles ou supposées en font évidemment une cible de choix pour les antisémites… En dépit des nombreux paralogismes dissimulés dans sa logorrhée, les contradictions, immanquablement, finissent tout de même par affleurer, dans la mesure où il dit une chose et son contraire. On croyait pourtant les gens totalement manipulés et les médias complètement à la solde des grands groupes et du « Capital » :

« Là, je suis, comment dirais-je, un peu rasséréné puisque finalement après un an et demi de gouvernance à coups de blablas et de manipulations, […] la crise pète à la gueule du pouvoir et ça prouve que le système de manipulation est aujourd’hui très très organisé, très très sophistiqué, très massif, mais ces manipulations face à la réalité de la crise, durent de moins en moins longtemps… Je ne vois pas très bien comment on peut mettre plus de manipulation que l’on en met déjà, et de toutes les façons, même si le pouvoir arrivait à sortir de cette crise-là, il y aurait forcément un rebond sauf si le gouvernement change sa politique du tout au tout, ce qu’il ne peut pas faire à mon avis ».

C’est le serpent qui se mord la queue et pourtant… En outre, pour Soral, au même titre que pour Michéa, l’extrême gauche serait le poisson-pilote du « pouvoir macronien » car « la colère » des Gilets jaunes pourrait être détournée, selon lui, de ses objectifs, à cause d’elle. L’extrême gauche travaillerait secrètement à empêcher coûte que coûte, « dans la lutte des classes l’alliance entre la petite bourgeoisie et le prolétariat », avec l’aide des Insoumis de Jean-Luc Mélenchon… En fait, ce dernier serait un agent caché des puissants en général et de « l’Etat macronien » en particulier ! Pour le polémiste d’extrême droite, « les salopards de mai 1968 ou leurs héritiers, comme Kassovitz », « les trotskystes », « les juifs de gauche », les Cohn-Bendit, Bernard-Henri Lévy et Mathieu Kassovitz participeraient au discrédit des Gilets jaunes, lesquels seraient en fait, d’après lui, « antisémites sans savoir qu’ils le sont », parce que les juifs sont précisément, dans la tête de Soral, les responsables de leur situation de désespérance sociale.

« Frères musulmans »

Capture d'écran du blog de Mohamed Louizi (30/11/2018)

Toutefois, il faut dire que les mouvements identitaires, plutôt hostiles à l’islam, aux musulmans, aux migrants et aux étrangers, parlent moins, en ces temps de grogne montante, des islamistes. En tout état de cause, ils ne leur attribuent certainement pas la paternité du mouvement des Gilets jaunes ni même son infiltration…à l’exception notable de Mohamed Louizi. dans un texte intitulé « Intifada sur les Champs Élysées ? ».

L’ex-Frère musulman repenti, qui subit intimidations et quolibets de ses anciens amis depuis qu’il a quitté l’ex-Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), reprend à son compte, en s’en défendant à peine, la rhétorique conspirationniste de la presse égyptienne officielle totalement phagocytée par le régime autoritaire et répressif du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi. En effet, s’appuyant en particulier sur le témoignage d’un certain Mohamed Habib, ancien adjoint du guide suprême des Frères musulmans égyptiens jusqu’en 2009, l’essayiste affirme que les scènes émeutières sur les Champs Elysées samedi 24 novembre « seraient (ou étaient) le fait de membres de la branche secrète paramilitaire de l’organisation internationale des Frères musulmans », reprochant, au passage, à « la presse française »« de demeurer silencieuse » sur cette question ayant valeur à ses yeux d’information crédible, à savoir l’implication violente des islamistes parmi les Gilets jaunes ou en marge de leur cortège ! Il fallait y penser. Pour Mohamed Louizi, la presse aurait tort de regarder vers « l’ultra droite », « les anarchistes » et les « black blocs » parce que, pendant ce temps-là, les Frères, eux, courent toujours…

 

L’auteur : Haoues Seniguer est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon. Il est l’auteur de Petit précis d’islamisme. Des hommes, des textes et des idées (L’Harmattan, 2013) et vient de publier, avec Isabelle Sorente, Jérôme Alexandre et Philippe Corcuff, Spiritualités et engagements dans la cité (éd. Le Bord de l’Eau, 2018). Voir sa conférence à l’ENS, « Mondialisation, conspirationnisme et religion » (12 décembre 2016) et son texte « Le conspirationnisme est l’illusion du savoir » (La Croix, 23 novembre 2015).

 

Voir aussi :

Soral sur l'affaire Lelandais : un exemple contemporain d’antisémitisme eschatologique

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Alors que certains, à la télévision russe et ailleurs, veulent voir dans le mouvement des Gilets jaunes une « révolution de couleurs » pilotée depuis les Etats-Unis voire fomentée par le milliardaire George Soros, et qu'en France des députés de la majorité présidentielle ont été tentés d'y voir une opération de manipulation téléguidée par des proches de Steve Bannon, l'ancien conseiller de Donald Trump, d'autres commentateurs dénoncent un noyautage du mouvement par des agents provocateurs ou encore... les islamistes.

Emmanuel Todd (capture d'écran YouTube/France Culture, 3 décembre 2018)

Depuis la fin du mois d’octobre 2018 et l’émergence du mouvement hétérogène des « Gilets jaunes », mobilisés dans plusieurs villes de France, contre la hausse des taxes, la vie chère et la faiblesse du pouvoir d’achat, chacun y va, sur la Toile et dans les médias, de son petit commentaire, avisé ou non, pour en expliquer les ressorts et la dynamique. A cette occasion, les professionnels de la politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite, à l’exception peut-être du mouvement présidentiel La République En Marche (LREM), cherchent à tirer à eux la couverture sans donner l’impression d’y toucher… Ils pensent toutefois en tirer profit le moment venu dans leur opposition farouche à Emmanuel Macron.

Surtout, toutes sortes d’interprétations, des plus sérieuses aux plus farfelues, sinon tordues, pullulent sur l’Internet comme on pouvait s’y attendre. La sphère conspirationniste n’est évidemment pas en reste. Celle-ci veut imposer et imprimer un sens à ces mobilisations que les complotistes encouragent fortement, en raison de certains relents insurrectionnels et élans « anti-Système ». Dans la galaxie conspirationniste ou « confusionniste,  il y a en quelque sorte les complotistes « endurcis », qui guettent la moindre occasion pour se faire entendre et exister, et les conspirationnistes « occasionnels », qui, en certaines circonstances, dérapent, vrillent, se prennent les pieds dans le tapis des complications de la réalité sociale… laquelle a horreur des simplifications abusives.

Ces derniers jours, quatre personnalités aux parcours différents et plus ou moins connues du grand public, ont attiré notre attention, en marge justement du mouvement social des Gilets jaunes : le polémiste antisémite Alain Soral, l'essayiste Jean-Claude Michéa, le démographe Emmanuel Todd, et l'ex-Frère musulman franco-marocain Mohamed Louizi.

Il est intéressant de relever que chacun d’entre eux a réagi en fonction d’intérêts et/ou d’obsessions propres, avec néanmoins deux points communs : d’un côté, l’idée d’une manipulation consciente, unifiée et cachée, ourdie par quelques individus ou groupes extérieurs aux Gilets jaunes (les ennemis jurés supposés ou les faux amis) ; de l’autre, la présence, réelle ou à venir, de « parasites » au sein même des Gilets jaunes, en raison justement de manipulations animées par certains groupes à la solde du « pouvoir macronien », du « Grand Capital » (sic) ou d’idéologues étrangers. Seulement, il semble déjà y avoir un sérieux problème pour ceux qui, comme Soral ou Michéa notamment, ont pris l’habitude d’accuser les médias d’être les « chiens de garde du pouvoir », les ennemis du peuple, etc. Le premier grain de sable dans l’engrenage confusionniste/complotiste est l’empathie ou la sympathie manifeste d’une grande partie de la presse française toutes sensibilités idéologiques confondues à l’endroit des Gilets jaunes.

Jean-Claude Michéa en couverture du bimestriel "Eléments pour la civilisation européenne" (décembre 2018-janvier 2019)

Jean-Claude Michéa a publié une lettre à propos du mouvement des Gilets jaunes le 21 novembre qui a ensuite été reproduite ou diffusée sur différents sites et blogs comme Les-Crises.fr. Dans celle-ci, il oscille entre autocélébration (« Le mouvement des "gilets jaunes" bel exemple, au passage, de cette innovation populaire que j’annonçais dans Les Mystères de la gauche »), homophobie/misogynie tacite (« Le PMA – le Parti des médias et de l’argent (PMA pour tous, telle est, en somme, la devise de nos M. Thiers d’aujourd’hui !) » et conviction d’une omnipotence d’un Etat voué à mater la rue. A ce titre, le philosophe soupçonne Emmanuel Macron, son équipe gouvernementale, ses conseillers (on ne sait plus trop), de tentations « pinochetistes », en référence au dictateur chilien Augusto Pinochet (1974-1990), objet d’une plainte internationale déposée à son encontre à la fin des années 1990 pour « génocide, terrorisme et tortures ». Rien que cela. La comparaison paraît donc pour le moins osée. Par ailleurs, à côté d’une tendance irrépressible à l’emphase, d’autres aspects de son discours flirtent carrément avec le conspirationnisme le plus débridé, lorsqu’il écrit notamment :

« Enfin, last but not the least, on ne doit surtout pas oublier que si le mouvement des Gilets jaunes gagnait encore de l’ampleur (ou s’il conservait, comme c’est toujours le cas, le soutien de la grande majorité de la population), l’État benallo-macronien n’hésitera pas un seul instant à envoyer partout son Black Bloc et ses « antifas » (telle la fameuse « brigade rouge » de la grande époque) pour le discréditer par tous les moyens, où l’orienter vers des impasses politiques suicidaires (on a déjà vu, par exemple, comment l’État macronien avait procédé pour couper en très peu de temps l’expérience zadiste de Notre-Dame-des-Landes de ses soutiens populaires originels) ».

En d’autres termes, Jean-Claude Michéa pousse la conjecture jusqu’à affirmer, dans une hyper personnification et mystification du pouvoir, qu’Emmanuel Macron, tel un grand manitou, aurait de telles facultés manipulatoires et cyniques sur différents individus et groupes, qu’il serait capable de « fabriquer » d’abord  et de « contrôler » ensuite « Black Bloc et antifas », en vue de provoquer, à dessein, une violence inouïe parmi les Gilets jaunes et ainsi les discréditer définitivement dans l’opinion publique ! Complotisme et misérabilisme se côtoient.

« Pouvoir profond »

Même si le conspirationnisme est moins marqué chez Michéa et Emmanuel Todd par rapport à Alain Soral, tous trois cultivent en revanche la croyance commune que les services de l’Etat concourraient à introduire volontairement des éléments factieux parmi les Gilets jaunes en vue d’en altérer la nature et ce faisant les délégitimer aux yeux du plus grand nombre.

Lire, sur Conspiracy WatchEmmanuel Todd insinue que l’Arc de Triomphe a été vandalisé par des « agents provocateurs » (03/12/2018)

L’Etat opterait volontairement, consciemment, pour une stratégie du « chaos » alors même que, ce que ne disent évidemment pas Todd et les autres, ce chaos pourrait le cas échéant emporter tout le monde, par conséquent y compris l’Etat ! Le démographe a ainsi déclaré sur les ondes de l’émission Les Matins de France Culture, le 3 décembre, sans être ni contredit ni même discuté par Guillaume Erner :

« On peut très bien imaginer, et je pense que c’est une stratégie du gouvernement, dans une situation de chaos et d’inquiétude, cette sympathie générale de la population pour le mouvement, cette espèce d’hommage à la culture libérale, égalitaire, française, traditionnelle, cède devant la peur du désordre… Eh bien, moi, je pense que le gouvernement, consciemment, cherche le chaos pour provoquer cette rupture ».

Alain Soral peut boire du petit lait lorsqu’il entend le philosophe et le démographe user de tels accents pour décrire ce qui se passe actuellement dans le pays. Le polémiste antisémite les cite au demeurant très souvent car il se reconnaît volontiers dans leurs discours aux allures « politiquement incorrectes » ! Ce qui les sépare peut-être encore, c’est l’antisémitisme…

Alain Soral (capture d'écran YouTube/ERTV Officiel, 30 novembre 2018)

Dans le cadre de son émission, « Soral répond…sur ERFM ! Dixième fournée », disponible depuis le 30 novembre et à ce jour visionnée plus de 170 000 fois, le polémiste, dans sa mégalomanie et sa fièvre antijuive chroniques, dit vouloir se mettre à la disposition des Gilets jaunes pour les accompagner intellectuellement, car « sans doute il y a des gens un peu naïfs qui ne connaissent pas toutes les pratiques du pouvoir pour pourrir un mouvement, le discréditer, etc. ». Selon lui, « le pouvoir profond a pris le contrôle des partis de gauche et même des syndicats », l’extrême gauche serait de la sorte « l’auxiliaire de la police d’Etat », etc.

Soral interprète le mouvement social comme la conséquence « d’un coup d’Etat grâce aux big data, au trucage électoral et à l’énorme offensive des médias en faveur » d’Emmanuel Macron,  dont la pierre angulaire serait Patrick Drahi : ses origines juives réelles ou supposées en font évidemment une cible de choix pour les antisémites… En dépit des nombreux paralogismes dissimulés dans sa logorrhée, les contradictions, immanquablement, finissent tout de même par affleurer, dans la mesure où il dit une chose et son contraire. On croyait pourtant les gens totalement manipulés et les médias complètement à la solde des grands groupes et du « Capital » :

« Là, je suis, comment dirais-je, un peu rasséréné puisque finalement après un an et demi de gouvernance à coups de blablas et de manipulations, […] la crise pète à la gueule du pouvoir et ça prouve que le système de manipulation est aujourd’hui très très organisé, très très sophistiqué, très massif, mais ces manipulations face à la réalité de la crise, durent de moins en moins longtemps… Je ne vois pas très bien comment on peut mettre plus de manipulation que l’on en met déjà, et de toutes les façons, même si le pouvoir arrivait à sortir de cette crise-là, il y aurait forcément un rebond sauf si le gouvernement change sa politique du tout au tout, ce qu’il ne peut pas faire à mon avis ».

C’est le serpent qui se mord la queue et pourtant… En outre, pour Soral, au même titre que pour Michéa, l’extrême gauche serait le poisson-pilote du « pouvoir macronien » car « la colère » des Gilets jaunes pourrait être détournée, selon lui, de ses objectifs, à cause d’elle. L’extrême gauche travaillerait secrètement à empêcher coûte que coûte, « dans la lutte des classes l’alliance entre la petite bourgeoisie et le prolétariat », avec l’aide des Insoumis de Jean-Luc Mélenchon… En fait, ce dernier serait un agent caché des puissants en général et de « l’Etat macronien » en particulier ! Pour le polémiste d’extrême droite, « les salopards de mai 1968 ou leurs héritiers, comme Kassovitz », « les trotskystes », « les juifs de gauche », les Cohn-Bendit, Bernard-Henri Lévy et Mathieu Kassovitz participeraient au discrédit des Gilets jaunes, lesquels seraient en fait, d’après lui, « antisémites sans savoir qu’ils le sont », parce que les juifs sont précisément, dans la tête de Soral, les responsables de leur situation de désespérance sociale.

« Frères musulmans »

Capture d'écran du blog de Mohamed Louizi (30/11/2018)

Toutefois, il faut dire que les mouvements identitaires, plutôt hostiles à l’islam, aux musulmans, aux migrants et aux étrangers, parlent moins, en ces temps de grogne montante, des islamistes. En tout état de cause, ils ne leur attribuent certainement pas la paternité du mouvement des Gilets jaunes ni même son infiltration…à l’exception notable de Mohamed Louizi. dans un texte intitulé « Intifada sur les Champs Élysées ? ».

L’ex-Frère musulman repenti, qui subit intimidations et quolibets de ses anciens amis depuis qu’il a quitté l’ex-Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), reprend à son compte, en s’en défendant à peine, la rhétorique conspirationniste de la presse égyptienne officielle totalement phagocytée par le régime autoritaire et répressif du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi. En effet, s’appuyant en particulier sur le témoignage d’un certain Mohamed Habib, ancien adjoint du guide suprême des Frères musulmans égyptiens jusqu’en 2009, l’essayiste affirme que les scènes émeutières sur les Champs Elysées samedi 24 novembre « seraient (ou étaient) le fait de membres de la branche secrète paramilitaire de l’organisation internationale des Frères musulmans », reprochant, au passage, à « la presse française »« de demeurer silencieuse » sur cette question ayant valeur à ses yeux d’information crédible, à savoir l’implication violente des islamistes parmi les Gilets jaunes ou en marge de leur cortège ! Il fallait y penser. Pour Mohamed Louizi, la presse aurait tort de regarder vers « l’ultra droite », « les anarchistes » et les « black blocs » parce que, pendant ce temps-là, les Frères, eux, courent toujours…

 

L’auteur : Haoues Seniguer est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon. Il est l’auteur de Petit précis d’islamisme. Des hommes, des textes et des idées (L’Harmattan, 2013) et vient de publier, avec Isabelle Sorente, Jérôme Alexandre et Philippe Corcuff, Spiritualités et engagements dans la cité (éd. Le Bord de l’Eau, 2018). Voir sa conférence à l’ENS, « Mondialisation, conspirationnisme et religion » (12 décembre 2016) et son texte « Le conspirationnisme est l’illusion du savoir » (La Croix, 23 novembre 2015).

 

Voir aussi :

Soral sur l'affaire Lelandais : un exemple contemporain d’antisémitisme eschatologique

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à propos de l'auteur
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Haoues Seniguer
Haoues Seniguer est maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, chercheur au laboratoire Triangle (ENS/CNRS) et directeur adjoint de l'Institut d'études de l'islam et des sociétés du monde musulman (EHESS/CNRS). Il est notamment l’auteur de "L'islamisme décrypté" (L'Harmattan, 2020) et de "La république autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022)" (éd. Le Bord de l’eau, 2022).
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