Entretien avec Emmanuelle Ducros
Le glyphosate est devenu un sujet de discorde brûlant mêlant politiques, médias, ONG et scientifiques. Le dossier consacré par le magazine « Envoyé spécial » à la molécule commercialisée par Monsanto sous le nom de Roundup, diffusé jeudi 17 janvier sur France 2, a suscité de nombreuses critiques publiques, de la part de journalistes comme Géraldine Woessner (Europe 1), Mac Lesggy (M6), Emmanuelle Ducros (L’Opinion) et de scientifiques comme Marcel Kuntz (CNRS). Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a reçu plusieurs centaines de signalements en quelques jours selon Ozap.com. Dans une réponse publiée mardi 22 janvier au matin, la rédaction d’« Envoyé spécial » contre-attaque en suggérant, sans l’affirmer pour autant, que les critiques qui lui sont adressées s’inscrivent dans le cadre d’une campagne de désinformation orchestrée par Monsanto… C’est dans ce contexte particulièrement polémique qu’Emmanuelle Ducros a accepté de répondre à nos questions.
Conspiracy Watch : Vous avez vu la série de reportages qu’« Envoyé spécial » a consacré au glyphosate. Qu'en avez-vous pensé ?
Emmanuelle Ducros : J’ai été plutôt agréablement surprise par le premier reportage, qui organisait la rencontre entre deux formes d’agriculture, l’une bio, l’autre conventionnelle. Il avait le mérite de montrer que des formes différentes de travail de la terre existent, peuvent s’enrichir. En revanche, j’ai été consternée par les autres reportages. Je me suis mise dans la peau d’une personne qui tenterait de se faire son avis sur le sujet, comme je me le suis moi-même forgé… Et je me suis dit qu’il n’y avait non seulement aucune nuance, mais des arrangements graves avec la vérité.
A vrai dire, le numéro spécial glyphosate est tellement à charge contre l’entreprise Monsanto, tellement énorme que, peut-être, des téléspectateurs ont réagi. Mais dans mon entourage proche, nombre de personnes, pourtant peu susceptibles d’être manipulées, ont souscrit aux thèses présentées – car il s’agit de cela, des thèses. J’ai eu le sentiment de regarder un reportage conspirationniste sur une entreprise toute puissante qui userait des procédés les plus abjects pour corrompre. La vérité n’est pas là. Certes, Monsanto est une entreprise contestable et contestée, à raison. Mais il ne faut pas lui prêter plus de pouvoir qu’elle n’en a.
Monsanto a bien sûr financé des études sur son produit. Le reportage s’est acharné à présenter cela comme une manœuvre, alors que c’est clairement affiché. De la même façon, en présentant le « ghostwritting » comme le cœur d’une stratégie… A qui est-elle destinée ? Aux médias. Des chercheurs ont été payés pour écrire pour les médias. Ce n’est pas glorieux, mais ce n’est pas ce que le reportage essaie de faire croire, c’est-à-dire la manipulation de choix sanitaires. Tout – la mise en scène, les passages montés, la musique… – contribue à faire croire qu’« Envoyé spécial » dévoile des vérités cachées, un complot machiavélique alors que l’on ne découvre rien que l’on ne sache déjà. Mettre bout à bout des faits qui n’ont rien à voir avec les autres donne une impression de vertige. Mais si on analyse les séquences une à une, on s’aperçoit qu’elles font « pschitt ». Au final, il ne reste pas grand chose.
Quant à la réhabilitation du chercheur Gilles-Éric Séralini, prétendument « tué » par Monsanto… : il a évidemment fait l’objet de pressions. Mais de là à en faire une victime de complot… C’est grotesque ! Ses recherches étaient la risée de tous les professionnels. Elles ont été clairement et sans aucune ambiguïté invalidées par la communauté scientifique – ce que le reportage balaie en une phrase. Lorsqu’« Envoyé spécial » prétend ne pas avoir fait de Gilles-Éric Séralini un « lanceur d’alerte » ou une « caution scientifique », je bondis. Cet homme a bénéficié d’un temps d’antenne très long, il est clairement identifié comme une « victime » de Monsanto, contre lequel il voudrait porter plainte. En creux, on lit que ses recherches dérangeaient. Si c’est cela une prise de distance ! Il faut l’affirmer clairement : les recherches de Seralini ne dérangent qu’une chose : la rigueur scientifique. Il n’a pas sa place dans ce reportage.
La simple logique journalistique voudrait que l’on laisse les études de Séralini dans l’oubli où elles devaient sombrer d’elles-mêmes. Pourquoi rouvrir ce dossier qu’aucun scientifique ne prend au sérieux ? Pourquoi ce que l’on reproche à Monsanto – une manipulation de l’opinion publique – deviendrait-il légitime dès lors qu’il s’agit de défendre une idéologie du bio ? Jamais on ne nous dit que Séralini a été payé par le lobby du bio, par la grande distribution, qu’il a été abreuvé de millions d’euros pour tenter de démontrer la nocivité d’OGM au glyphosate et qu’il a échoué. C’est pourtant capital !
CW : Dans un article de fact-checking, Libération a réfuté l'idée que le test urinaire utilisé dans « Envoyé spécial » pour détecter des traces de glyphosate dans l'organisme pourrait permettre de tirer la moindre conclusion quant à la dangerosité de ce pesticide. La rédaction d’« Envoyé spécial » se défend de son côté en expliquant que son test « a simplement pour but de nous faire réfléchir sur la présence toujours plus importante de ce produit dans nos organismes »… Doit-on parler de « controverse scientifique » concernant le glyphosate ?
E. D. : Il n’y a pas de controverse scientifique, hormis celle qui est montée par les anti-glyphosate. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui est une agence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pointe un danger potentiel pour le glyphosate. Il n’est pas dangereux dans l’absolu, il est dangereux à une certaine dose. Comme, d’ailleurs, l’eau chaude, le jambon ou des huiles essentielles qui sont évalués avec le même coefficient de risque par le CIRC. Toutes les autres agences du monde s’appuient sur un consensus qui estime qu’utilisé correctement (c’est important), le glyphosate n’est pas dangereux. Le glyphosate n’est pas un produit anodin, c’est un phytosanitaire. Il est accompagné des précautions d’emploi – mais c’est le cas de nombre de produits du quotidien, comme la lessive ou le débouche-évier.
Alors, certes, des test urinaire révèlent des traces de glyphosate chez la plupart des « cobayes ». Ces traces sont 400 fois inférieurs à ce que devrait être une concentration dans de l’eau pure. Ce qui est contestable, complotiste, dans le reportage, c’est de ne donner aucune référence, aucune norme, pour permettre de relativiser ce chiffre. Certes, on ne peut pas interpréter ces tests urinaires avec toute la pureté scientifique requise, car la concentration dans l'urine dépend aussi de facteurs externes, comme la sudation, mais il est parfaitement possible de déduire des ordres de grandeur parfaitement valides... Il suffit de procéder avec un peu de bonne foi.
« Envoyé spécial » choisit de ne pas relativiser ou contextualiser les résultats. Pourquoi ? Parce qu’en le faisant, l’émission tuait son sujet. Je me pose la question de l’idéologie. Si les conclusions sont si affreuses, pourquoi ne pas les exposer factuellement ? Pourquoi tricher en créant une peur qui n’a pas lieu d’être ? Pire, pourquoi affirmer qu’aucune norme n’existe, comme Elise Lucet l’a fait posément ?
S’il s’agit de démontrer que nous sommes en contact avec du glyphosate et que c’est un scandale en soi parce qu’il incarne une forme de productivisme, c’est réussi. Cela revient à contester un mode de production agricole, c’est permis. Je ne partage pas l’analyse, mais je l’entends.
Sauf que cela n’est pas présenté comme ça. Il n’y a pas contestation d’un modèle, mais dénonciation idéologique d’un produit, qui ne repose ni sur la science, ni sur la raison, ni sur une quelconque rationalité sanitaire. Cela repose sur la haine d’un « grand Satan », d’un ennemi sans vergogne, multiforme, qui peut nous empoisonner pour sauver ses profits. Problème complexe (comment organiser une agriculture efficace mais aussi durable ?), réponse simpliste. Pour moi, c’est une manipulation.
CW : Que pensez-vous en général du traitement journalistique de ces questions de santé publique ?
E. D. : Je regrette que les journalistes soient peu armés pour contrer des émissions comme celles-ci, pour argumenter. C’est un manque de formation des journalistes, un manque d’intérêt aussi. Il n’y a que des coups à prendre en s’exprimant sur ces sujets.
Il est très difficile de tenir un langage de raison, ou juste un langage de doute, face à ces grosses machines médiatiques. On est forcément vendu à Monsanto. Forcément. C’est cela, aussi, la théorie du complot : décrédibiliser ceux qui contestent. Plus que cela, je m’inquiète du silence de la science en France. Que font le CNRS, l’Inra, l’Anses, au moment où l’on attaque leurs décisions en se basant sur un complot imaginaire ?
CW : Le mois dernier, vous avez adressé à Elise Lucet une série de tweets en forme de coup de gueule. Que lui reprochez-vous exactement ?
E. D. : Je lui reproche une approche totalement idéologique, sélective, des sujets. Cette soirée sur le glyphosate était emblématique. « Envoyé spécial » organise la trouille avec les glyphotests, valide des combats comme celui de la mère d’un enfant malformé prétendument à cause du glyphosate, alors qu’on n’en a pas de preuve, hormis des attestations médicales évoquant un « lien possible » entre la malformation et le produit.
L’émission présente aussi comme un héros un scientifique sri lankais fantaisiste, qui n’a jamais produit de vraie étude, mais dont l’Etat sri lankais s’est servi pour justifier une interdiction du produit… L’émission joue sur l’affect, sur l’émotion, sur le scandale supposé, sur le thème du « on vous ment ».
C’est plus porteur que la vérité un peu terne de la raison et de l’état de la science. Je reproche à Elise Lucet de jeter l’opprobre sur ceux qui savent et le disent sans esbrouffe : scientifiques, chercheurs, agronomes. Je lui reproche aussi, en se présentant comme la journaliste qui lève d’affreux lièvres, alors que les autres journalistes ne feraient rien et seraient payés pour se taire, de décrédibiliser le travail lent, patient, continu, de recoupage des sources, de suivi des dossiers. Et quand il s’agit de répondre aux critiques, c’est assez simple : les détracteurs sont des « trolls » missionnés par Monsanto. « Il ne faut pas les croire », nous explique la rédaction de l’émission. C’est une logique totalitaire d’appropriation de la vérité.
Elise Lucet, se contente de faire une irruption dans un sujet, de le maltraiter à grand renfort de teasers, d’utiliser ceux qui s’expriment, et de repartir en laissant une terre brûlée. J’entends au quotidien les « victimes » de la méthode Lucet. Tous ces chefs d’entreprise, agriculteurs, témoins divers et variés qui se sentent trahis puis jetés comme des Kleenex, à qui on a fait dire des choses qu’ils ne pensent pas, en montant leurs propos, en tronquant leurs réponses.
Dans le sérail des journalistes économiques, les méthodes d'Elise Lucet sont très décriées. Mais personne ne dit rien. Après ma série de tweets, j’ai reçu des messages très nombreux de personnes, parfois de premier plan, qui se disaient soulagées de n’être pas les seules à douter.
CW : Pourquoi selon vous vos confrères et consœurs relaient-ils parfois ce genre de fantasmes ? Qu’auraient-ils à y gagner ?
E. D. : Je crois d’une part qu’ils ont peur et qu’ils se font avoir par le langage de quelques « lanceurs d’alerte » auto-proclamés qui, avec quelques chiffres, donnent matière à sujets faciles. Je pense qu’il y a une part d’idéologie. Je ne peux pas croire qu’un journaliste digne de ce nom du service public – qui en compte d’excellents – se risquerait à froid, objectivement, à ce genre d’analyse qui ne résiste pas à la contradiction. Je crois aussi qu’il est difficile d’avoir un point de vue contrariant. Il faut être un peu solide pour résister aux insultes, à la minimisation, aux accusations de malhonnêteté. Il y a donc une énorme autocensure. On ne peut même plus donner la parole au monde des phytosanitaires. Il est devenu suspect de chercher des points de vue contradictoires. Or, c’est notre raison d’exister que de ne pas avoir de tabous face aux sujets complexes.
CW : Y a-t-il aussi, selon vous, une responsabilité des politiques dans ce domaine ?
E. D. : Oui. Et particulièrement sur le sujet du glyphosate. Ils ont déjugé les agences de santé, européenne, française, qui ne demandaient pas le retrait du glyphosate. Comment voulez-vous que le grand public ait confiance quand le gouvernement rend une décision qui ne repose sur rien de rationnel, mais sur une idéologie, sur un coup politique ? Comment pourra-t-il ensuite justifier du maintien d’autres substances « controversées », qui dérangent l’opinion, mais pas la science ? C’est la suite de la démonétisation des corps intermédiaires, des syndicats.
CW : Pourquoi une firme comme Monsanto cristallise-t-elle tant de suspicions ? Ne porte-t-elle pas une forme de responsabilité dans le rejet qu'elle suscite ?
E. D. : Monsanto est une entreprise qui est, à raison, controversée. Elle met souvent les agriculteurs dans une situation de dépendance à ses produits, ce qui n’est jamais bon. Elle a évidemment tenté d’influencer la littérature scientifique, fait pression sur des chercheurs. Je n’ai pas envie de la défendre, pas plus que je n’ai dans l’absolu envie de défendre le glyphosate. Ce n’est pas le propos. Et je crois d’ailleurs que Monsanto a plus réussi à se faire haïr qu’à véritablement atteindre ses buts.
Le grand grief fait à Monsanto, celui qui a donné naissance à la détestation du glyphosate, a été de tenter de développer des OGM en liant leur sort à celui de l’herbicide. Monsanto a travaillé sur ce sujet non pour le bien commun, mais pour rendre ses produits résistants aux herbicides. Monsanto a ainsi ôté à ce sujet toute possibilité d’exister, alors que les OGM pensés pour d’autres destination (résister au manque d’eau, permettre de produire des céréales riches en protéine pour lutter contre la faim, permettre de cultiver sur des seuils pauvres…) auraient pu rendre d’immenses services à l’humanité. Encore aurait-il fallu accepter d'examiner le sujet. Qu'a-t-on vu à la place ? Des faucheurs volontaires qui ont choisi d'empêcher la recherche. Pour moi, c'est de l'obscurantisme. Et de l'obscurantisme naît la théorie du complot. Ne se caractérise-t-elle pas par la difficulté à prouver le complot, par la nécessité de faire des raccourcis intellectuels, et de se rendre hermétique aux éléments rationnels qui contredisent la théorie ?
Si on y réfléchit une seconde à froid, que constate-t-on ? Que Monsanto n’a plus aucun intérêt dans le glyphosate. La molécule est dans le domaine public depuis 2000. N’importe qui peut la produire. Elle est si controversée qu’elle finira par mourir parce que cela va devenir un argument marketing de produire sans. Elle ne vaut pas grand-chose à la vente. Bref, ce n’est pas un produit d’avenir. Si « Envoyé spécial » veut vraiment voir de l’appât du gain partout – puisque c’est sa grille d’analyse –, qu’il traite aussi cet aspect-là du dossier.
Entretien avec Emmanuelle Ducros
Le glyphosate est devenu un sujet de discorde brûlant mêlant politiques, médias, ONG et scientifiques. Le dossier consacré par le magazine « Envoyé spécial » à la molécule commercialisée par Monsanto sous le nom de Roundup, diffusé jeudi 17 janvier sur France 2, a suscité de nombreuses critiques publiques, de la part de journalistes comme Géraldine Woessner (Europe 1), Mac Lesggy (M6), Emmanuelle Ducros (L’Opinion) et de scientifiques comme Marcel Kuntz (CNRS). Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a reçu plusieurs centaines de signalements en quelques jours selon Ozap.com. Dans une réponse publiée mardi 22 janvier au matin, la rédaction d’« Envoyé spécial » contre-attaque en suggérant, sans l’affirmer pour autant, que les critiques qui lui sont adressées s’inscrivent dans le cadre d’une campagne de désinformation orchestrée par Monsanto… C’est dans ce contexte particulièrement polémique qu’Emmanuelle Ducros a accepté de répondre à nos questions.
Conspiracy Watch : Vous avez vu la série de reportages qu’« Envoyé spécial » a consacré au glyphosate. Qu'en avez-vous pensé ?
Emmanuelle Ducros : J’ai été plutôt agréablement surprise par le premier reportage, qui organisait la rencontre entre deux formes d’agriculture, l’une bio, l’autre conventionnelle. Il avait le mérite de montrer que des formes différentes de travail de la terre existent, peuvent s’enrichir. En revanche, j’ai été consternée par les autres reportages. Je me suis mise dans la peau d’une personne qui tenterait de se faire son avis sur le sujet, comme je me le suis moi-même forgé… Et je me suis dit qu’il n’y avait non seulement aucune nuance, mais des arrangements graves avec la vérité.
A vrai dire, le numéro spécial glyphosate est tellement à charge contre l’entreprise Monsanto, tellement énorme que, peut-être, des téléspectateurs ont réagi. Mais dans mon entourage proche, nombre de personnes, pourtant peu susceptibles d’être manipulées, ont souscrit aux thèses présentées – car il s’agit de cela, des thèses. J’ai eu le sentiment de regarder un reportage conspirationniste sur une entreprise toute puissante qui userait des procédés les plus abjects pour corrompre. La vérité n’est pas là. Certes, Monsanto est une entreprise contestable et contestée, à raison. Mais il ne faut pas lui prêter plus de pouvoir qu’elle n’en a.
Monsanto a bien sûr financé des études sur son produit. Le reportage s’est acharné à présenter cela comme une manœuvre, alors que c’est clairement affiché. De la même façon, en présentant le « ghostwritting » comme le cœur d’une stratégie… A qui est-elle destinée ? Aux médias. Des chercheurs ont été payés pour écrire pour les médias. Ce n’est pas glorieux, mais ce n’est pas ce que le reportage essaie de faire croire, c’est-à-dire la manipulation de choix sanitaires. Tout – la mise en scène, les passages montés, la musique… – contribue à faire croire qu’« Envoyé spécial » dévoile des vérités cachées, un complot machiavélique alors que l’on ne découvre rien que l’on ne sache déjà. Mettre bout à bout des faits qui n’ont rien à voir avec les autres donne une impression de vertige. Mais si on analyse les séquences une à une, on s’aperçoit qu’elles font « pschitt ». Au final, il ne reste pas grand chose.
Quant à la réhabilitation du chercheur Gilles-Éric Séralini, prétendument « tué » par Monsanto… : il a évidemment fait l’objet de pressions. Mais de là à en faire une victime de complot… C’est grotesque ! Ses recherches étaient la risée de tous les professionnels. Elles ont été clairement et sans aucune ambiguïté invalidées par la communauté scientifique – ce que le reportage balaie en une phrase. Lorsqu’« Envoyé spécial » prétend ne pas avoir fait de Gilles-Éric Séralini un « lanceur d’alerte » ou une « caution scientifique », je bondis. Cet homme a bénéficié d’un temps d’antenne très long, il est clairement identifié comme une « victime » de Monsanto, contre lequel il voudrait porter plainte. En creux, on lit que ses recherches dérangeaient. Si c’est cela une prise de distance ! Il faut l’affirmer clairement : les recherches de Seralini ne dérangent qu’une chose : la rigueur scientifique. Il n’a pas sa place dans ce reportage.
La simple logique journalistique voudrait que l’on laisse les études de Séralini dans l’oubli où elles devaient sombrer d’elles-mêmes. Pourquoi rouvrir ce dossier qu’aucun scientifique ne prend au sérieux ? Pourquoi ce que l’on reproche à Monsanto – une manipulation de l’opinion publique – deviendrait-il légitime dès lors qu’il s’agit de défendre une idéologie du bio ? Jamais on ne nous dit que Séralini a été payé par le lobby du bio, par la grande distribution, qu’il a été abreuvé de millions d’euros pour tenter de démontrer la nocivité d’OGM au glyphosate et qu’il a échoué. C’est pourtant capital !
CW : Dans un article de fact-checking, Libération a réfuté l'idée que le test urinaire utilisé dans « Envoyé spécial » pour détecter des traces de glyphosate dans l'organisme pourrait permettre de tirer la moindre conclusion quant à la dangerosité de ce pesticide. La rédaction d’« Envoyé spécial » se défend de son côté en expliquant que son test « a simplement pour but de nous faire réfléchir sur la présence toujours plus importante de ce produit dans nos organismes »… Doit-on parler de « controverse scientifique » concernant le glyphosate ?
E. D. : Il n’y a pas de controverse scientifique, hormis celle qui est montée par les anti-glyphosate. Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui est une agence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pointe un danger potentiel pour le glyphosate. Il n’est pas dangereux dans l’absolu, il est dangereux à une certaine dose. Comme, d’ailleurs, l’eau chaude, le jambon ou des huiles essentielles qui sont évalués avec le même coefficient de risque par le CIRC. Toutes les autres agences du monde s’appuient sur un consensus qui estime qu’utilisé correctement (c’est important), le glyphosate n’est pas dangereux. Le glyphosate n’est pas un produit anodin, c’est un phytosanitaire. Il est accompagné des précautions d’emploi – mais c’est le cas de nombre de produits du quotidien, comme la lessive ou le débouche-évier.
Alors, certes, des test urinaire révèlent des traces de glyphosate chez la plupart des « cobayes ». Ces traces sont 400 fois inférieurs à ce que devrait être une concentration dans de l’eau pure. Ce qui est contestable, complotiste, dans le reportage, c’est de ne donner aucune référence, aucune norme, pour permettre de relativiser ce chiffre. Certes, on ne peut pas interpréter ces tests urinaires avec toute la pureté scientifique requise, car la concentration dans l'urine dépend aussi de facteurs externes, comme la sudation, mais il est parfaitement possible de déduire des ordres de grandeur parfaitement valides... Il suffit de procéder avec un peu de bonne foi.
« Envoyé spécial » choisit de ne pas relativiser ou contextualiser les résultats. Pourquoi ? Parce qu’en le faisant, l’émission tuait son sujet. Je me pose la question de l’idéologie. Si les conclusions sont si affreuses, pourquoi ne pas les exposer factuellement ? Pourquoi tricher en créant une peur qui n’a pas lieu d’être ? Pire, pourquoi affirmer qu’aucune norme n’existe, comme Elise Lucet l’a fait posément ?
S’il s’agit de démontrer que nous sommes en contact avec du glyphosate et que c’est un scandale en soi parce qu’il incarne une forme de productivisme, c’est réussi. Cela revient à contester un mode de production agricole, c’est permis. Je ne partage pas l’analyse, mais je l’entends.
Sauf que cela n’est pas présenté comme ça. Il n’y a pas contestation d’un modèle, mais dénonciation idéologique d’un produit, qui ne repose ni sur la science, ni sur la raison, ni sur une quelconque rationalité sanitaire. Cela repose sur la haine d’un « grand Satan », d’un ennemi sans vergogne, multiforme, qui peut nous empoisonner pour sauver ses profits. Problème complexe (comment organiser une agriculture efficace mais aussi durable ?), réponse simpliste. Pour moi, c’est une manipulation.
CW : Que pensez-vous en général du traitement journalistique de ces questions de santé publique ?
E. D. : Je regrette que les journalistes soient peu armés pour contrer des émissions comme celles-ci, pour argumenter. C’est un manque de formation des journalistes, un manque d’intérêt aussi. Il n’y a que des coups à prendre en s’exprimant sur ces sujets.
Il est très difficile de tenir un langage de raison, ou juste un langage de doute, face à ces grosses machines médiatiques. On est forcément vendu à Monsanto. Forcément. C’est cela, aussi, la théorie du complot : décrédibiliser ceux qui contestent. Plus que cela, je m’inquiète du silence de la science en France. Que font le CNRS, l’Inra, l’Anses, au moment où l’on attaque leurs décisions en se basant sur un complot imaginaire ?
CW : Le mois dernier, vous avez adressé à Elise Lucet une série de tweets en forme de coup de gueule. Que lui reprochez-vous exactement ?
E. D. : Je lui reproche une approche totalement idéologique, sélective, des sujets. Cette soirée sur le glyphosate était emblématique. « Envoyé spécial » organise la trouille avec les glyphotests, valide des combats comme celui de la mère d’un enfant malformé prétendument à cause du glyphosate, alors qu’on n’en a pas de preuve, hormis des attestations médicales évoquant un « lien possible » entre la malformation et le produit.
L’émission présente aussi comme un héros un scientifique sri lankais fantaisiste, qui n’a jamais produit de vraie étude, mais dont l’Etat sri lankais s’est servi pour justifier une interdiction du produit… L’émission joue sur l’affect, sur l’émotion, sur le scandale supposé, sur le thème du « on vous ment ».
C’est plus porteur que la vérité un peu terne de la raison et de l’état de la science. Je reproche à Elise Lucet de jeter l’opprobre sur ceux qui savent et le disent sans esbrouffe : scientifiques, chercheurs, agronomes. Je lui reproche aussi, en se présentant comme la journaliste qui lève d’affreux lièvres, alors que les autres journalistes ne feraient rien et seraient payés pour se taire, de décrédibiliser le travail lent, patient, continu, de recoupage des sources, de suivi des dossiers. Et quand il s’agit de répondre aux critiques, c’est assez simple : les détracteurs sont des « trolls » missionnés par Monsanto. « Il ne faut pas les croire », nous explique la rédaction de l’émission. C’est une logique totalitaire d’appropriation de la vérité.
Elise Lucet, se contente de faire une irruption dans un sujet, de le maltraiter à grand renfort de teasers, d’utiliser ceux qui s’expriment, et de repartir en laissant une terre brûlée. J’entends au quotidien les « victimes » de la méthode Lucet. Tous ces chefs d’entreprise, agriculteurs, témoins divers et variés qui se sentent trahis puis jetés comme des Kleenex, à qui on a fait dire des choses qu’ils ne pensent pas, en montant leurs propos, en tronquant leurs réponses.
Dans le sérail des journalistes économiques, les méthodes d'Elise Lucet sont très décriées. Mais personne ne dit rien. Après ma série de tweets, j’ai reçu des messages très nombreux de personnes, parfois de premier plan, qui se disaient soulagées de n’être pas les seules à douter.
CW : Pourquoi selon vous vos confrères et consœurs relaient-ils parfois ce genre de fantasmes ? Qu’auraient-ils à y gagner ?
E. D. : Je crois d’une part qu’ils ont peur et qu’ils se font avoir par le langage de quelques « lanceurs d’alerte » auto-proclamés qui, avec quelques chiffres, donnent matière à sujets faciles. Je pense qu’il y a une part d’idéologie. Je ne peux pas croire qu’un journaliste digne de ce nom du service public – qui en compte d’excellents – se risquerait à froid, objectivement, à ce genre d’analyse qui ne résiste pas à la contradiction. Je crois aussi qu’il est difficile d’avoir un point de vue contrariant. Il faut être un peu solide pour résister aux insultes, à la minimisation, aux accusations de malhonnêteté. Il y a donc une énorme autocensure. On ne peut même plus donner la parole au monde des phytosanitaires. Il est devenu suspect de chercher des points de vue contradictoires. Or, c’est notre raison d’exister que de ne pas avoir de tabous face aux sujets complexes.
CW : Y a-t-il aussi, selon vous, une responsabilité des politiques dans ce domaine ?
E. D. : Oui. Et particulièrement sur le sujet du glyphosate. Ils ont déjugé les agences de santé, européenne, française, qui ne demandaient pas le retrait du glyphosate. Comment voulez-vous que le grand public ait confiance quand le gouvernement rend une décision qui ne repose sur rien de rationnel, mais sur une idéologie, sur un coup politique ? Comment pourra-t-il ensuite justifier du maintien d’autres substances « controversées », qui dérangent l’opinion, mais pas la science ? C’est la suite de la démonétisation des corps intermédiaires, des syndicats.
CW : Pourquoi une firme comme Monsanto cristallise-t-elle tant de suspicions ? Ne porte-t-elle pas une forme de responsabilité dans le rejet qu'elle suscite ?
E. D. : Monsanto est une entreprise qui est, à raison, controversée. Elle met souvent les agriculteurs dans une situation de dépendance à ses produits, ce qui n’est jamais bon. Elle a évidemment tenté d’influencer la littérature scientifique, fait pression sur des chercheurs. Je n’ai pas envie de la défendre, pas plus que je n’ai dans l’absolu envie de défendre le glyphosate. Ce n’est pas le propos. Et je crois d’ailleurs que Monsanto a plus réussi à se faire haïr qu’à véritablement atteindre ses buts.
Le grand grief fait à Monsanto, celui qui a donné naissance à la détestation du glyphosate, a été de tenter de développer des OGM en liant leur sort à celui de l’herbicide. Monsanto a travaillé sur ce sujet non pour le bien commun, mais pour rendre ses produits résistants aux herbicides. Monsanto a ainsi ôté à ce sujet toute possibilité d’exister, alors que les OGM pensés pour d’autres destination (résister au manque d’eau, permettre de produire des céréales riches en protéine pour lutter contre la faim, permettre de cultiver sur des seuils pauvres…) auraient pu rendre d’immenses services à l’humanité. Encore aurait-il fallu accepter d'examiner le sujet. Qu'a-t-on vu à la place ? Des faucheurs volontaires qui ont choisi d'empêcher la recherche. Pour moi, c'est de l'obscurantisme. Et de l'obscurantisme naît la théorie du complot. Ne se caractérise-t-elle pas par la difficulté à prouver le complot, par la nécessité de faire des raccourcis intellectuels, et de se rendre hermétique aux éléments rationnels qui contredisent la théorie ?
Si on y réfléchit une seconde à froid, que constate-t-on ? Que Monsanto n’a plus aucun intérêt dans le glyphosate. La molécule est dans le domaine public depuis 2000. N’importe qui peut la produire. Elle est si controversée qu’elle finira par mourir parce que cela va devenir un argument marketing de produire sans. Elle ne vaut pas grand-chose à la vente. Bref, ce n’est pas un produit d’avenir. Si « Envoyé spécial » veut vraiment voir de l’appât du gain partout – puisque c’est sa grille d’analyse –, qu’il traite aussi cet aspect-là du dossier.
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