Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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Hitler s’est-il enfui en Argentine ? Autopsie d’une rumeur

Publié par Nicolas Bernard25 octobre 2017

Alimentée par des tabloïds peu scrupuleux et des affabulateurs pathologiques, réapparaissant à des fins politiques ou par appât du gain, la légende d'une fuite du dictateur allemand en Amérique latine n'en finit pas d'intriguer.

Couverture du tabloïd américain National Police Gazette (mai 1964).

Depuis 1945, chaque année s’enrichit d’un nouveau scoop : Hitler ne serait pas mort dans son bunker de Berlin, le 30 avril 1945, mais aurait réussi, le plus discrètement du monde, à gagner l’Amérique du Sud, et plus précisément : l’Argentine - à moins qu’il ne se soit réfugié au Pôle Sud… La rumeur, il est vrai, a de quoi fasciner : quoi de plus angoissant qu’imaginer l’un des plus grands criminels de tous les temps se soustraire ainsi au jugement des peuples, et coulant des jours tranquilles à l’autre bout du globe ?

Que l’on se rassure : cette rumeur n’est qu’une rumeur. Le suicide de Hitler, le 30 avril 1945, ne fait aucun doute. Les Soviétiques, une dizaine de jours après sa mort, en auront d’ailleurs la preuve irréfutable. Mais leur attitude, dans ce dossier, alternant mensonges éhontés et obsession du secret, va nourrir moult théories aussi farfelues les unes que les autres suggérant une éventuelle survie du dictateur nazi.

30 avril 1945 : Hitler se suicide d’une balle de pistolet

30 avril 1945. Le « Reich de mille ans », envahi par les Alliés et les Soviétiques, agonise. L’Armée rouge, depuis quelques jours, assiège Berlin. Elle n’est plus qu’à quelques centaines de mètres du bunker souterrain de la Chancellerie du Reich, où Adolf Hitler a trouvé refuge. Le dictateur n’est plus le chef charismatique des grands jours. La tension nerveuse, fille de la guerre et des revers, a fait son œuvre : bien qu’il ait fêté, le 20 avril, son cinquante-sixième anniversaire, ce n’est plus qu’une épave, un être « brisé, bouffi, voûté, épuisé et nerveux », confiera un témoin. Son regard est pratiquement éteint, son bras gauche est secoué de tremblements – que l’on attribuera, peut-être à tort, à la maladie de Parkinson – et son corps se traîne davantage qu’il ne se déplace.

Pis encore, le moral n’y est plus. Lâché de toutes parts, se sachant perdu, ayant rédigé ses testaments, Hitler redoute de tomber aux mains des Soviétiques, qui voudraient l’enfermer dans une cage, ou de connaître le sort de son ami Mussolini, qui vient d’être exécuté sommairement et dont la dépouille a été exhibée à la foule. Dans l’après-midi de cette journée, alors que la résistance des derniers carrés nazis dans Berlin s’effondre, le dictateur fait solennellement ses adieux à son proche entourage, puis se retire dans son bureau, à l’abri des regards, avec sa maîtresse, Eva Braun, qu’il a épousée dans la nuit du 28 au 29 avril. Cette dernière absorbe une dose de cyanure. Lui-même se tire une balle dans la tête. Leurs corps seront incinérés à l’extérieur, à trois mètres de la sortie du bunker, par les derniers fidèles.

Parmi eux, certains préparent leur fuite, tandis que d’autres se suicident. Tel est le cas de l’un des plus fanatiques adeptes du Führer, Joseph Goebbels, son propagandiste en chef, lequel met fin à ses jours avec son épouse Magda, après avoir empoisonné leurs six enfants. Ce geste inouï est, en soi, significatif : comme l’écrira un journaliste, Georges Blond, « l’on n’imagine pas que les parents Goebbels aient pu se livrer à l’atroce massacre de leurs six enfants avant de se tuer eux-mêmes, s’ils n’avaient su Hitler mort. » Le 1er mai 1945, Radio-Hambourg, l’une des dernières grandes stations de communications du Reich, rend publique la nouvelle, non sans l’enjoliver : Hitler a péri à Berlin, à la tête de ses troupes…

L’enquête soviétique : des investigations sous influence

L’information fait le tour du monde. Nul, alors, ne la remet véritablement en cause. Du reste, les Soviétiques investissent le bunker de la Chancellerie le 2 mai, jour où capitule la garnison de Berlin. Ils y tombent sur les cadavres de la famille Goebbels, aisément identifiables. Les jours suivants, les services du contre-espionnage militaire (Smersh) font main basse sur plusieurs membres du dernier cercle des intimes de Hitler, lesquels leur confirment que le Führer s’est brûlé la cervelle. Dans la foulée, ils découvrent des fragments de la mâchoire du despote, ainsi qu’un bridge de la denture d’Eva Braun, qu’ils identifient comme tels grâce à deux assistants du Dr. Hugo Blaschke, qui avait soigné les dents du dictateur et de sa maîtresse.

Cependant, les choses se gâtent vite. Le 5 mai, le Smersh croit avoir décroché la timbale en exhumant à proximité du bunker deux corps grièvement incinérés et décomposés, et qu’il attribue, hâtivement, à Hitler et Eva Braun. Or, le rapport d’autopsie, rédigé le 8 mai 1945, certifie que ces deux cadavres ont péri empoisonnés, ce qui contredit l’ensemble des témoignages recueillis. Il est peu probable, au demeurant, que ces deux corps aient été ceux du dictateur et de son épouse (du reste, la denture dévoilée aux deux assistants du Dr. Blaschke semble avoir été découverte ailleurs), et les Soviétiques eux-mêmes n’en apparaissent pas totalement convaincus.

De fait, au fil des mois, les rivalités interservices entre le Smersh, les services de renseignements militaires (GRU) et l’appareil de Sécurité d’Etat (NKVD) obscurcissent les investigations. Staline lui-même, informé de manière parcellaire, nourrit des doutes. En 1946, le NKVD reprend l’enquête en main : nouveaux interrogatoires, nouvelles fouilles de la Chancellerie, nouvelles expertises (notamment du bureau de Hitler, et du sofa où il a été retrouvé mort par ses assistants) étayent sérieusement la matérialité du suicide. Les enquêteurs dénichent même deux fragments d’un crâne percé d’une balle. Pour s’assurer qu’il s’agit du crâne du Führer, de nouveaux examens médico-légaux sont indispensables. Las ! le Smersh, soupçonné d’incompétence, se braque, et refuse de remettre au NKVD les deux cadavres exhumés le 5 mai 1945 ! Et comme nul n’ose encourir les foudres de Staline, les recherches se grippent.

Il n’empêche. Après plusieurs relances émanant de Staline lui-même, un rapport de 413 pages dactylographiées détaillant la vie du Führer de 1933 à 1945 lui est finalement remis en 1949, concluant irrévocablement à sa mort par suicide. Il faut attendre 1952 pour que le volume XI de l’Encyclopédie soviétique admette que, « craignant le juste courroux du peuple, Hitler s’est suicidé, comme l’a relaté le quartier-général du commandement suprême allemand le 1er mai 1945 ». Les deux cadavres présumés de Hitler et d’Eva Braun, entre-temps enterrés à Magdeburg, seront secrètement incinérés par le KGB en 1970. Seuls seront conservés les fragments de la denture de Hitler, ainsi que ceux du crâne percé d’une balle retrouvé en 1946. Une expertise ADN américaine conduite en 2009 contestera, d’ailleurs, que ce crâne ait été celui du dictateur – mais il est vrai que rien, jusqu’alors, n’avait permis de l’établir avec certitude.

Une rumeur d’importation stalinienne

Entre-temps, les rumeurs d’une survie de Hitler ont couru – et courent encore. Staline en est à l’origine. Sans doute ce dernier a-t-il douté plusieurs années de la mort de son ennemi. Le fait est que, peu après la capitulation allemande, il s’emploie, de lui-même, par la bouche de ses lieutenants, ou grâce aux organes de presse communistes (dont L’Humanité), à marteler cette idée fixe : le corps de Hitler n’a pas été retrouvé, ce criminel est en vie, il s’est probablement enfui d’Allemagne par sous-marin ou en avion, pour le Japon, ou alors l’Espagne, l’Argentine – à supposer qu’il ne se planque pas en Allemagne occidentale… Les incertitudes du leader soviétique n’expliquent pas tout : à l’évidence, Staline cherche à embarrasser ses alliés de l’Ouest, se payant le luxe de s’attaquer à deux régimes d’extrême droite, l’Espagne du général Franco, l’Argentine du colonel Perón, où trouvent effectivement asile maints nazis et « collabos » ; dans cette logique, recycler l’épouvantail de la « bête immonde » permet de détourner l’attention de l’opinion publique, alors que l’URSS s’emploie à satelliser l’Europe orientale.

Parce qu’elles émanent des Soviétiques, auréolés du prestige antifasciste, ces divagations sont alors prises au sérieux à l’Ouest. Américains et Britanniques en viennent à conduire leurs propres investigations, à partir des seuls témoins allemands tombés entre leurs mains, et finissent par établir, au terme d’un rigoureux travail de recoupement, que Hitler s’est bel et bien suicidé par balle. Comme les rumeurs ont pris de l’ampleur, au point de troubler certaines hautes personnalités telles que le général Eisenhower ou l’écrivain Emil Ludwig, les gouvernements alliés autorisent leurs enquêteurs, le Britannique H. R. Trevor-Roper et l’Américain Michael Musmanno (bien moins rigoureux), à publier leurs conclusions dans des livres destinés au grand public. Dans les années cinquante, les Soviétiques libèrent en outre leurs propres témoins, ce qui permet à un tribunal bavarois, statuant sur l’état civil de Hitler, de prendre connaissance de leur version des faits et, à l’issue d’une enquête minutieuse, de juger, en 1956, que le dictateur s’est effectivement suicidé le 30 avril 1945.

La messe est dite, mais il en faut davantage pour impressionner la presse à sensations et autres mythomanes. Une certaine Dora Mai, vivant à Wiesbaden, en Allemagne, raconte avoir vu l’ex-dictateur en 1947, « parlant couramment russe et polonais », alors que Hitler se faisait gloire de ne maîtriser aucune langue étrangère ! Un autre affirme avoir accompagné le Führer en avion pour le Danemark – mais, hélas, il s’avèrera que ce témoin providentiel est mentalement dérangé… Un autre, encore, prétend que Hitler aurait quitté le bunker pour gagner une base de lancement de fusées ! Et ainsi de suite, jusqu’à nos jours. Le FBI s’astreint à vérifier chaque signalement de par le monde, avant de classer l’affaire en 1956.

La rumeur n’en perdure pas moins, pour raisons diverses : certains antinazis un brin farfelus la propagent pour sensibiliser le monde au danger néo-nazi ; certains néo-nazis tout aussi farfelus agissent de même dans l’espoir que leur idole revienne d’entre les morts ; l’appât du gain, l’attrait de la célébrité font le reste. Il est vrai que les Soviétiques offrent aux « sceptiques », si l’on ose dire, des munitions : après avoir prétendu que Hitler n’était pas mort, les voilà qui certifient, en 1968, que ce dernier s’est suicidé par empoisonnement, et non par balle, ce qui achève de semer la confusion ! Ce mensonge – car c’en est un – repose sur les premiers résultats d’expertise du Smersh au mois de mai 1945, balayés par le NKVD en 1946. Le Kremlin n’a certes pas agi à la légère : confronté au retour en force de mouvements d’extrême droite en Allemagne fédérale dans les années soixante, il a cherché à discréditer le chef nazi en le présentant comme un lâche, ayant préféré le poison à l’arme « noble » qu’est le revolver. Mais cette initiative sème le trouble sur les circonstances du suicide, offrant au « mythe de la survie » l’opportunité de rebondir.

Des scénarii abracadabrants

Malgré la « gaffe » soviétique, les « sceptiques » sont bien en peine de contredire les éléments du dossier. Exploitant les quelques incohérences de détail des témoignages (certains prétendent avoir entendu le coup de feu fatal, d’autres non), passant sous silence les éléments scientifiques réfutant leurs théories (notamment l’identification de la denture du dictateur), faisant dire n’importe quoi aux rapports officiels (contrairement à ce qu’on lit parfois, le FBI n’a pas conclu de ses investigations que Hitler avait survécu à la guerre), ils se révèlent cependant incapables de produire la moindre thèse alternative digne de ce nom, sans parler de preuves.

Car à supposer même, pour les besoins du raisonnement, que les témoins allemands du bunker aient menti (quoique certains d’entre eux aient été torturés des années durant par les Soviétiques), et que la denture hitlérienne identifiée par les Soviétiques soit un faux (!), est-il seulement imaginable que Hitler, réduit à l’état de loque humaine, ait pu s’aventurer avec la pimpante Eva Braun dans les rues de Berlin, sous le feu de l’artillerie soviétique ? Sachant que toute fuite par avion, particulièrement difficile dans la dernière semaine d’avril, était devenue impossible le 30 de ce même mois ? A moins, bien entendu, que Hitler soit parti plus tôt, laissant la place à un sosie – mais lequel ? Et  est-il concevable que ce « double » soit parvenu à donner le change devant plusieurs dizaines de personnes, plusieurs jours durant ? Et Eva Braun ? Possédait-elle son propre sosie, elle aussi ?

En admettant l’hypothèse saugrenue du sosie, laissant Hitler et sa conjointe s’envoler de Berlin, comment d’ailleurs son appareil aurait-il pu survoler impunément l’Allemagne occupée pour se rendre en Espagne, ou dans une base allemande d’Europe du Nord ? Et, de là, comment rejoindre l’Amérique latine, ou le Pôle Sud ? Par sous-marin ? Le voyage eût été fort dangereux, au vu du taux de pertes de la Marine allemande en 1945… D’aucuns suspecteront tout de même deux U-Boote d’avoir transporté le chef nazi jusqu’en Argentine, le U-530 ou le U-977, ce qui est proprement absurde : le premier a quitté l’Allemagne le 4 mars 1945 et s’est rendu aux Argentins le 10 juillet suivant, sans être retourné en Europe ; le second, de « type VII », correspondait à un modèle daté, servi par un équipage inexpérimenté, et n’est parvenu en Argentine qu’au prix de mille difficultés, sachant que son commandant a expressément nié après la guerre avoir trimbalé le dictateur et son épouse à travers l’Atlantique.

La persistance de tant de fantasmagories ne manque assurément pas d’intriguer. Nul doute qu’elle aurait déçu le Führer lui-même – s’il avait pu en prendre connaissance. Ce dernier, en effet, avant de mettre fin à ses jours, avait ordonné de faire incinérer son corps. Non point seulement pour lui épargner le sort du cadavre de Mussolini, mais pour faire de sa mort la conclusion épique et mystérieuse d’une destinée qui se voulait fulgurante et apocalyptique, à l’instar de ces opéras wagnériens qu’il chérissait tant. Victoire soviétique oblige, sa disparition sera en fait classée dans la longue liste des dossiers secrets du stalinisme – avant de nourrir l’imagination des tabloïds et des affabulateurs pathologiques.

 

Bibliographie indicative :

  • Henrik Eberle & Matthias Uhl, Le Dossier Hitler, Paris, Presses de la Cité, 2006 (trad. de l’allemand).
  • Joachim Fest, Les Derniers Jours d’Hitler, Paris, Perrin, 2002 (trad. de l’allemand).
  • Anton Joachimsthaler, The Last Days of Hitler. Legend, Evidence and Truth, Londres, Cassell, 2000 (trad. de l’allemand).
  • Donald M. McKale, Hitler. The Survival Myth, New York, Cooper Square Press, 2001.
  • Michael A. Musmanno, Dix Jours pour Mourir. La fin de Hitler d’après les témoins oculaires, Paris, Payot, 1951 (trad. de l’anglais).
  • H.R. Trevor-Roper, Les Derniers Jours de Hitler, Paris, Calmann-Lévy, 1964 (trad. de l’anglais).
  • V.K. Vinogradov, J.F. Pogonyi, N.V. Teptzov, Hitler’s Death. Russia’s Last Great Secret from the Files of the KGB, Londres, Chaucer Press, 2005 (trad. du russe).
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Couverture du tabloïd américain National Police Gazette (mai 1964).

Depuis 1945, chaque année s’enrichit d’un nouveau scoop : Hitler ne serait pas mort dans son bunker de Berlin, le 30 avril 1945, mais aurait réussi, le plus discrètement du monde, à gagner l’Amérique du Sud, et plus précisément : l’Argentine - à moins qu’il ne se soit réfugié au Pôle Sud… La rumeur, il est vrai, a de quoi fasciner : quoi de plus angoissant qu’imaginer l’un des plus grands criminels de tous les temps se soustraire ainsi au jugement des peuples, et coulant des jours tranquilles à l’autre bout du globe ?

Que l’on se rassure : cette rumeur n’est qu’une rumeur. Le suicide de Hitler, le 30 avril 1945, ne fait aucun doute. Les Soviétiques, une dizaine de jours après sa mort, en auront d’ailleurs la preuve irréfutable. Mais leur attitude, dans ce dossier, alternant mensonges éhontés et obsession du secret, va nourrir moult théories aussi farfelues les unes que les autres suggérant une éventuelle survie du dictateur nazi.

30 avril 1945 : Hitler se suicide d’une balle de pistolet

30 avril 1945. Le « Reich de mille ans », envahi par les Alliés et les Soviétiques, agonise. L’Armée rouge, depuis quelques jours, assiège Berlin. Elle n’est plus qu’à quelques centaines de mètres du bunker souterrain de la Chancellerie du Reich, où Adolf Hitler a trouvé refuge. Le dictateur n’est plus le chef charismatique des grands jours. La tension nerveuse, fille de la guerre et des revers, a fait son œuvre : bien qu’il ait fêté, le 20 avril, son cinquante-sixième anniversaire, ce n’est plus qu’une épave, un être « brisé, bouffi, voûté, épuisé et nerveux », confiera un témoin. Son regard est pratiquement éteint, son bras gauche est secoué de tremblements – que l’on attribuera, peut-être à tort, à la maladie de Parkinson – et son corps se traîne davantage qu’il ne se déplace.

Pis encore, le moral n’y est plus. Lâché de toutes parts, se sachant perdu, ayant rédigé ses testaments, Hitler redoute de tomber aux mains des Soviétiques, qui voudraient l’enfermer dans une cage, ou de connaître le sort de son ami Mussolini, qui vient d’être exécuté sommairement et dont la dépouille a été exhibée à la foule. Dans l’après-midi de cette journée, alors que la résistance des derniers carrés nazis dans Berlin s’effondre, le dictateur fait solennellement ses adieux à son proche entourage, puis se retire dans son bureau, à l’abri des regards, avec sa maîtresse, Eva Braun, qu’il a épousée dans la nuit du 28 au 29 avril. Cette dernière absorbe une dose de cyanure. Lui-même se tire une balle dans la tête. Leurs corps seront incinérés à l’extérieur, à trois mètres de la sortie du bunker, par les derniers fidèles.

Parmi eux, certains préparent leur fuite, tandis que d’autres se suicident. Tel est le cas de l’un des plus fanatiques adeptes du Führer, Joseph Goebbels, son propagandiste en chef, lequel met fin à ses jours avec son épouse Magda, après avoir empoisonné leurs six enfants. Ce geste inouï est, en soi, significatif : comme l’écrira un journaliste, Georges Blond, « l’on n’imagine pas que les parents Goebbels aient pu se livrer à l’atroce massacre de leurs six enfants avant de se tuer eux-mêmes, s’ils n’avaient su Hitler mort. » Le 1er mai 1945, Radio-Hambourg, l’une des dernières grandes stations de communications du Reich, rend publique la nouvelle, non sans l’enjoliver : Hitler a péri à Berlin, à la tête de ses troupes…

L’enquête soviétique : des investigations sous influence

L’information fait le tour du monde. Nul, alors, ne la remet véritablement en cause. Du reste, les Soviétiques investissent le bunker de la Chancellerie le 2 mai, jour où capitule la garnison de Berlin. Ils y tombent sur les cadavres de la famille Goebbels, aisément identifiables. Les jours suivants, les services du contre-espionnage militaire (Smersh) font main basse sur plusieurs membres du dernier cercle des intimes de Hitler, lesquels leur confirment que le Führer s’est brûlé la cervelle. Dans la foulée, ils découvrent des fragments de la mâchoire du despote, ainsi qu’un bridge de la denture d’Eva Braun, qu’ils identifient comme tels grâce à deux assistants du Dr. Hugo Blaschke, qui avait soigné les dents du dictateur et de sa maîtresse.

Cependant, les choses se gâtent vite. Le 5 mai, le Smersh croit avoir décroché la timbale en exhumant à proximité du bunker deux corps grièvement incinérés et décomposés, et qu’il attribue, hâtivement, à Hitler et Eva Braun. Or, le rapport d’autopsie, rédigé le 8 mai 1945, certifie que ces deux cadavres ont péri empoisonnés, ce qui contredit l’ensemble des témoignages recueillis. Il est peu probable, au demeurant, que ces deux corps aient été ceux du dictateur et de son épouse (du reste, la denture dévoilée aux deux assistants du Dr. Blaschke semble avoir été découverte ailleurs), et les Soviétiques eux-mêmes n’en apparaissent pas totalement convaincus.

De fait, au fil des mois, les rivalités interservices entre le Smersh, les services de renseignements militaires (GRU) et l’appareil de Sécurité d’Etat (NKVD) obscurcissent les investigations. Staline lui-même, informé de manière parcellaire, nourrit des doutes. En 1946, le NKVD reprend l’enquête en main : nouveaux interrogatoires, nouvelles fouilles de la Chancellerie, nouvelles expertises (notamment du bureau de Hitler, et du sofa où il a été retrouvé mort par ses assistants) étayent sérieusement la matérialité du suicide. Les enquêteurs dénichent même deux fragments d’un crâne percé d’une balle. Pour s’assurer qu’il s’agit du crâne du Führer, de nouveaux examens médico-légaux sont indispensables. Las ! le Smersh, soupçonné d’incompétence, se braque, et refuse de remettre au NKVD les deux cadavres exhumés le 5 mai 1945 ! Et comme nul n’ose encourir les foudres de Staline, les recherches se grippent.

Il n’empêche. Après plusieurs relances émanant de Staline lui-même, un rapport de 413 pages dactylographiées détaillant la vie du Führer de 1933 à 1945 lui est finalement remis en 1949, concluant irrévocablement à sa mort par suicide. Il faut attendre 1952 pour que le volume XI de l’Encyclopédie soviétique admette que, « craignant le juste courroux du peuple, Hitler s’est suicidé, comme l’a relaté le quartier-général du commandement suprême allemand le 1er mai 1945 ». Les deux cadavres présumés de Hitler et d’Eva Braun, entre-temps enterrés à Magdeburg, seront secrètement incinérés par le KGB en 1970. Seuls seront conservés les fragments de la denture de Hitler, ainsi que ceux du crâne percé d’une balle retrouvé en 1946. Une expertise ADN américaine conduite en 2009 contestera, d’ailleurs, que ce crâne ait été celui du dictateur – mais il est vrai que rien, jusqu’alors, n’avait permis de l’établir avec certitude.

Une rumeur d’importation stalinienne

Entre-temps, les rumeurs d’une survie de Hitler ont couru – et courent encore. Staline en est à l’origine. Sans doute ce dernier a-t-il douté plusieurs années de la mort de son ennemi. Le fait est que, peu après la capitulation allemande, il s’emploie, de lui-même, par la bouche de ses lieutenants, ou grâce aux organes de presse communistes (dont L’Humanité), à marteler cette idée fixe : le corps de Hitler n’a pas été retrouvé, ce criminel est en vie, il s’est probablement enfui d’Allemagne par sous-marin ou en avion, pour le Japon, ou alors l’Espagne, l’Argentine – à supposer qu’il ne se planque pas en Allemagne occidentale… Les incertitudes du leader soviétique n’expliquent pas tout : à l’évidence, Staline cherche à embarrasser ses alliés de l’Ouest, se payant le luxe de s’attaquer à deux régimes d’extrême droite, l’Espagne du général Franco, l’Argentine du colonel Perón, où trouvent effectivement asile maints nazis et « collabos » ; dans cette logique, recycler l’épouvantail de la « bête immonde » permet de détourner l’attention de l’opinion publique, alors que l’URSS s’emploie à satelliser l’Europe orientale.

Parce qu’elles émanent des Soviétiques, auréolés du prestige antifasciste, ces divagations sont alors prises au sérieux à l’Ouest. Américains et Britanniques en viennent à conduire leurs propres investigations, à partir des seuls témoins allemands tombés entre leurs mains, et finissent par établir, au terme d’un rigoureux travail de recoupement, que Hitler s’est bel et bien suicidé par balle. Comme les rumeurs ont pris de l’ampleur, au point de troubler certaines hautes personnalités telles que le général Eisenhower ou l’écrivain Emil Ludwig, les gouvernements alliés autorisent leurs enquêteurs, le Britannique H. R. Trevor-Roper et l’Américain Michael Musmanno (bien moins rigoureux), à publier leurs conclusions dans des livres destinés au grand public. Dans les années cinquante, les Soviétiques libèrent en outre leurs propres témoins, ce qui permet à un tribunal bavarois, statuant sur l’état civil de Hitler, de prendre connaissance de leur version des faits et, à l’issue d’une enquête minutieuse, de juger, en 1956, que le dictateur s’est effectivement suicidé le 30 avril 1945.

La messe est dite, mais il en faut davantage pour impressionner la presse à sensations et autres mythomanes. Une certaine Dora Mai, vivant à Wiesbaden, en Allemagne, raconte avoir vu l’ex-dictateur en 1947, « parlant couramment russe et polonais », alors que Hitler se faisait gloire de ne maîtriser aucune langue étrangère ! Un autre affirme avoir accompagné le Führer en avion pour le Danemark – mais, hélas, il s’avèrera que ce témoin providentiel est mentalement dérangé… Un autre, encore, prétend que Hitler aurait quitté le bunker pour gagner une base de lancement de fusées ! Et ainsi de suite, jusqu’à nos jours. Le FBI s’astreint à vérifier chaque signalement de par le monde, avant de classer l’affaire en 1956.

La rumeur n’en perdure pas moins, pour raisons diverses : certains antinazis un brin farfelus la propagent pour sensibiliser le monde au danger néo-nazi ; certains néo-nazis tout aussi farfelus agissent de même dans l’espoir que leur idole revienne d’entre les morts ; l’appât du gain, l’attrait de la célébrité font le reste. Il est vrai que les Soviétiques offrent aux « sceptiques », si l’on ose dire, des munitions : après avoir prétendu que Hitler n’était pas mort, les voilà qui certifient, en 1968, que ce dernier s’est suicidé par empoisonnement, et non par balle, ce qui achève de semer la confusion ! Ce mensonge – car c’en est un – repose sur les premiers résultats d’expertise du Smersh au mois de mai 1945, balayés par le NKVD en 1946. Le Kremlin n’a certes pas agi à la légère : confronté au retour en force de mouvements d’extrême droite en Allemagne fédérale dans les années soixante, il a cherché à discréditer le chef nazi en le présentant comme un lâche, ayant préféré le poison à l’arme « noble » qu’est le revolver. Mais cette initiative sème le trouble sur les circonstances du suicide, offrant au « mythe de la survie » l’opportunité de rebondir.

Des scénarii abracadabrants

Malgré la « gaffe » soviétique, les « sceptiques » sont bien en peine de contredire les éléments du dossier. Exploitant les quelques incohérences de détail des témoignages (certains prétendent avoir entendu le coup de feu fatal, d’autres non), passant sous silence les éléments scientifiques réfutant leurs théories (notamment l’identification de la denture du dictateur), faisant dire n’importe quoi aux rapports officiels (contrairement à ce qu’on lit parfois, le FBI n’a pas conclu de ses investigations que Hitler avait survécu à la guerre), ils se révèlent cependant incapables de produire la moindre thèse alternative digne de ce nom, sans parler de preuves.

Car à supposer même, pour les besoins du raisonnement, que les témoins allemands du bunker aient menti (quoique certains d’entre eux aient été torturés des années durant par les Soviétiques), et que la denture hitlérienne identifiée par les Soviétiques soit un faux (!), est-il seulement imaginable que Hitler, réduit à l’état de loque humaine, ait pu s’aventurer avec la pimpante Eva Braun dans les rues de Berlin, sous le feu de l’artillerie soviétique ? Sachant que toute fuite par avion, particulièrement difficile dans la dernière semaine d’avril, était devenue impossible le 30 de ce même mois ? A moins, bien entendu, que Hitler soit parti plus tôt, laissant la place à un sosie – mais lequel ? Et  est-il concevable que ce « double » soit parvenu à donner le change devant plusieurs dizaines de personnes, plusieurs jours durant ? Et Eva Braun ? Possédait-elle son propre sosie, elle aussi ?

En admettant l’hypothèse saugrenue du sosie, laissant Hitler et sa conjointe s’envoler de Berlin, comment d’ailleurs son appareil aurait-il pu survoler impunément l’Allemagne occupée pour se rendre en Espagne, ou dans une base allemande d’Europe du Nord ? Et, de là, comment rejoindre l’Amérique latine, ou le Pôle Sud ? Par sous-marin ? Le voyage eût été fort dangereux, au vu du taux de pertes de la Marine allemande en 1945… D’aucuns suspecteront tout de même deux U-Boote d’avoir transporté le chef nazi jusqu’en Argentine, le U-530 ou le U-977, ce qui est proprement absurde : le premier a quitté l’Allemagne le 4 mars 1945 et s’est rendu aux Argentins le 10 juillet suivant, sans être retourné en Europe ; le second, de « type VII », correspondait à un modèle daté, servi par un équipage inexpérimenté, et n’est parvenu en Argentine qu’au prix de mille difficultés, sachant que son commandant a expressément nié après la guerre avoir trimbalé le dictateur et son épouse à travers l’Atlantique.

La persistance de tant de fantasmagories ne manque assurément pas d’intriguer. Nul doute qu’elle aurait déçu le Führer lui-même – s’il avait pu en prendre connaissance. Ce dernier, en effet, avant de mettre fin à ses jours, avait ordonné de faire incinérer son corps. Non point seulement pour lui épargner le sort du cadavre de Mussolini, mais pour faire de sa mort la conclusion épique et mystérieuse d’une destinée qui se voulait fulgurante et apocalyptique, à l’instar de ces opéras wagnériens qu’il chérissait tant. Victoire soviétique oblige, sa disparition sera en fait classée dans la longue liste des dossiers secrets du stalinisme – avant de nourrir l’imagination des tabloïds et des affabulateurs pathologiques.

 

Bibliographie indicative :

  • Henrik Eberle & Matthias Uhl, Le Dossier Hitler, Paris, Presses de la Cité, 2006 (trad. de l’allemand).
  • Joachim Fest, Les Derniers Jours d’Hitler, Paris, Perrin, 2002 (trad. de l’allemand).
  • Anton Joachimsthaler, The Last Days of Hitler. Legend, Evidence and Truth, Londres, Cassell, 2000 (trad. de l’allemand).
  • Donald M. McKale, Hitler. The Survival Myth, New York, Cooper Square Press, 2001.
  • Michael A. Musmanno, Dix Jours pour Mourir. La fin de Hitler d’après les témoins oculaires, Paris, Payot, 1951 (trad. de l’anglais).
  • H.R. Trevor-Roper, Les Derniers Jours de Hitler, Paris, Calmann-Lévy, 1964 (trad. de l’anglais).
  • V.K. Vinogradov, J.F. Pogonyi, N.V. Teptzov, Hitler’s Death. Russia’s Last Great Secret from the Files of the KGB, Londres, Chaucer Press, 2005 (trad. du russe).
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Nicolas Bernard
Nicolas Bernard, avocat, contribue régulièrement à Conspiracy Watch depuis 2017. Il co-anime avec Gilles Karmasyn le site Pratique de l’Histoire et Dévoiements négationnistes (PHDN.org). Il est également l’auteur, aux éditions Tallandier, de La Guerre germano-soviétique (« Texto », 2020), de La Guerre du Pacifique (« Texto », 2019) et de Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944. Histoire d’un massacre dans l’Europe nazie (2024).
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