Jean-Marie Le Pen (1928-2025) est décédé ce 7 janvier. Une vie jalonnée par les sorties conspirationnistes et négationnistes.
Mars 1978, Église Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris. Jean-Marie Le Pen, de noir vêtu, rend un vibrant hommage à François Duprat. Quelques jours auparavant, l’homme qui a introduit le négationnisme dans le logiciel de l’extrême droite française, était assassiné dans l’explosion de sa voiture. « Ceux qui meurent peu après la trentaine ne sont pas des consolidateurs mais des fondateurs, déclame le fondateur du Front National (FN). Ces êtres disparaissent avant les autres, avant l’équilibre, avant leur propre réussite. Ils ne sont pas venus apporter au monde la paix mais l’épée. » Quarante ans plus tard, il se recueillait encore sur la tombe de ce « frère martyrisé », au grand dam de Marine, sa fille, et de sa stratégie de « dédiabolisation ».
Jean-Marie Le Pen aurait sans doute apprécié qu'on lui rende pareil hommage. Il s'est éteint aujourd'hui, à l’âge de 96 ans, laissant derrière lui une carrière politique parsemée de polémiques, d’outrages et d’injures. Pendant plus d’un demi-siècle, le leader d'extrême droite a surtout contribué à faire rejaillir un discours antisémite que l’on pensait enterré avec le régime de Vichy, à mettre sur orbite les pires lubies négationnistes, à banaliser les idées racistes, xénophobes, réactionnaires.
Il aura aussi embrassé toute sa vie la pensée conspirationniste.
En février 1958, Jean-Marie Le Pen, même pas trente ans, profite de son statut de député poujadiste pour attaquer violemment l'ancien résistant et président du Conseil des Ministres Pierre Mendès France, à qui il reproche d’avoir bradé l’Indochine, reprenant à son compte de vieilles rengaines antisémites. « Vous savez bien monsieur Mendès France quel est votre réel pouvoir sur le pays, insinue-t-il depuis la tribune de l’Assemblée. Vous n'ignorez pas que vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques et presque physiques. » Le ton est donné, la carrière est lancée.
Cinq ans plus tard, Jean-Marie Le Pen crée la Société d'études et de relations publiques (SERP) avec ses amis Pierre Durand et l’ancien Waffen SS Léon Gaultier. L’objectif affiché : « l’édition et la promotion de disques ayant trait à l’Histoire et la littérature ». Et pas n’importe quelle histoire ! La SERP sera condamnée pour « apologie de crime de guerre » après la publication d’un disque intitulé Le IIIe Reich – Voix et chants de la révolution allemande. Un document d’une « inestimable valeur historique », si l’on en croit la présentation figurant au verso de la pochette, qui ne manque pas de magnifier la « passion collective » suscitée par « la propagande oratoire des chefs hitlériens ».
L’attrait de Jean-Marie Le Pen pour les vestiges de la collaboration ne s’arrête pas là. En 1965, dans le cadre des élections présidentielles, il décide d’épauler l'ancien secrétaire général à l’Information du régime de Vichy, Jean-Louis Tixier-Vignancour. Rebelote en octobre 1972 : le tribun s’associe au groupuscule néo-fasciste Ordre nouveau ainsi qu’à l’ancien milicien François Brigneau pour poser les bases d’un nouveau mouvement politique. Le Front National (FN) est né.
Aux commandes du parti à la flamme, le nouvel homme fort de l’extrême droite française fait du négationnisme un élément à part entière de sa stratégie politique. Dans les années 1980, les thèses d’Henri Roques, un ancien collaborationniste niant l’existence des chambres à gaz, suscitent une vive polémique. Dans les colonnes de National Hebdo, le canard officieux du FN, Jean-Marie Le Pen estime pourtant que l'affaire Roques « ne relève ni de l’administration ni de la justice, mais de la seule recherche historique ». Puis ajoute : « En ce qui regarde le génocide juif, il ne semble pas incompréhensible que les historiens des deux bords (sic), en toute bonne foi, prennent du temps à établir leur chiffrage. »
Quelques mois plus tard, le 13 septembre 1987, la carrière politique de Jean-Marie Le Pen prend un nouveau tournant après son passage dans le Grand Jury RTL - Le Monde. Questionné par le journaliste Olivier Mazerolle sur son opinion concernant les allégations de Robert Faurisson et Roques, il affirme ne pas connaître les « thèses révisionnistes ». Au micro de Mazerolle, le candidat frontiste poursuit sa tirade, devenue célèbre : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale [...] Voulez-vous me dire que c’est une vérité révélée à laquelle tout le monde doit croire, que c’est une obligation morale ? Je dis qu’il y a des historiens qui débattent de ces questions. »
Trois ans plus tard, le 10 mai 1990, une trentaine de sépultures juives sont découvertes profanées dans un cimetière de Carpentras. La veille, Jean-Marie Le Pen expliquait, encore, que les Juifs ont trop de pouvoir dans la presse, « comme les Bretons dans la Marine ou les Corses dans les douanes ». Alors que l’ensemble de la classe politique - du RPR au PCF - défile le 14 mai aux côtés de François Mitterrand « contre la haine, l'intolérance et l'exclusion », Le Pen - et ses affidés - entreprennent une vaste campagne de désinformation.
Selon le politicien, la dégradation de ces stèles n'est qu'une « manipulation » montée de toutes pièces contre son mouvement. Si l’enquête montrera que les véritables profanateurs sont des néonazis, le leader frontiste accuse, tout à tour, le KGB, des « mouvements subversifs islamiques », le « communisme national ou international », « Pierre Joxe et l'Etat socialiste » ou même, selon un tract du FN, « des adolescents de Carpentras en proie à la drogue » d’avoir fomenté cette « machination politicienne ». Une méthode de défense déjà expérimentée par Jean-Marie Le Pen : accusé d'avoir torturé des Algériens, l’ex-soldat avait dénoncé, en 1985, une « offensive de guerre psychologique » faisant « partie d’un plan, d’un complot » contre lui.
Mi-septembre 1998, vingt ans après la cérémonie pour François Duprat, Jean-Marie Le Pen est de retour en l'église traditionaliste Saint-Nicolas-du-Chardonnet pour de nouvelles obsèques : celles du négationniste Maurice Bardèche. Dans un in memoriam publié dans la presse d’extrême droite, il salue le « grand écrivain », l’« historien d’avant-garde » et un « indéfectible compagnon de route du combat national ». Le président du FN poursuit : « Gageons que son œuvre puissante et courageuse perdurera longtemps encore, et que son souvenir constituera un modèle de droiture et d’intelligence pour les générations à venir [...]. Jeunes et moins jeunes, nous serons nombreux à conserver une pensée secrète et reconnaissante pour Maurice ». Sur ce point, difficile de lui donner tort…
Le tournant du XXIe siècle annonce l’adaptation de Jean-Marie Le Pen à un contexte nouveau. Celui, avec l’avènement d’Internet comme caisse de résonance, de l’explosion du complotisme comme phénomène sociétal et politique. Le Pen va bientôt se faire coutumier de saillies complotistes polymorphes, promptes à remettre en cause les « versions officielles ».
À plusieurs reprises, il fait ainsi part de ses doutes sur les attentats du 11 septembre 2001. Au micro de Guillaume Durand par exemple, en septembre 2009 sur Radio Classique, il explique partager « la suspicion de millions de gens par rapport à la thèse officielle » : reprenant la thèse bien connue de Thierry Meyssan, il estime qu’« on se moque de nous » sur l’avion de ligne ayant percuté le Pentagone. « J’ai le droit de douter, de cela et d’autres choses, insiste Jean-Marie Le Pen. Je crois avoir en citoyen libre le droit de douter de tout. »
Dans le cadre de sa campagne présidentielle de 2007, celle de 2002 l'ayant placé au second tour, Le Pen intègre Alain Soral à son équipe puis à la direction du parti. Qualifié de « garçon brillant », il sera son « conseiller spécial » et l’auteur de plusieurs de ses discours. En septembre 2007, le président du FN intervient en échange à la première université d'été d'Égalité & Réconciliation, l’association fondée par Soral quelques mois plus tôt.Dans une interview qu’il donnera bien des années plus tard à L’Opinion, il lui apportera à nouveau son soutien, affichant son mépris pour la loi Gayssot : « Monsieur Soral a été condamné pour négationnisme, c’est-à-dire pour une opinion. (...) Vous avez le droit de ne pas croire en Dieu, mais pas aux camps de concentration, ou à leur importance. C’est une violation de la liberté de parole. »
Dans le cadre de son rapprochement avec la mouvance soralienne, Le Pen sera l'un des spectateurs enthousiastes du spectacle donné par Dieudonné au Zénith de Paris, fin décembre 2008, à l'occasion duquel le polémiste antisémite invite Robert Faurisson à monter sur scène. Le charme opère, le lien se consolide. Jean-Marie Le Pen se rend plusieurs fois par la suite au Bal des Quenelles, la grand-messe complotiste de Dieudonné, notamment en présence de son numéro deux et camarade Bruno Gollnisch. On peut notamment y entendre l'ancien président du FN déclarer qu'il est un « fidèle de Dieudonné » dont il « admire le talent, le courage et la ténacité », précisant qu’il « soutient les mêmes vertus » que lui. Dieudonné ira jusqu’à faire du leader frontiste le parrain d’une de ses filles...
À l'été 2014, alors qu’un nouvel épisode de guerre fait rage entre Israël et le Hamas, Jean-Marie Le Pen, dans « Journal de Bord », son blog vidéo, « trouve très étonnant que le Hamas continue d’envoyer sur des terrains vagues des missiles ou des roquettes qui n’ont aucune efficacité » et se demande « qui envoie ces roquettes vraiment », évoquant « un prétexte utilisé par Israël ». Ambiance. Entre ces deux déclarations, Le Pen est devenu président d'honneur du FN, en janvier 2011. Sa fille Marine, nommée présidente à sa place, s’apprête à donner au parti une nouvelle orientation, débarrassée des dérapages incessants du patriarche.
En janvier 2015, le tabloïd russe Komsomolskaïa Pravda, réputé pour sa proximité avec le Kremlin, son sensationnalisme et son appétence pour les théories du complot, interroge Jean-Marie Le Pen sur les « zones d’ombre » de la « version officielle » des attentats de Charlie Hebdo : « Cette histoire de carte d'identité oubliée par les frères Kouachi me rappelle le passeport d'un des terroristes du 11 septembre miraculeusement retrouvé dans un New York en cendres, explique le président d’honneur du FN. Toute l'opération porte la signature de services secrets. (...) Je ne dis pas que les autorités françaises sont derrière ce crime, mais qu'ils ont pu avoir permis qu'il ait lieu. » Il précisera ensuite que ses propos auraient été déformés, tout en défendant a minima l’idée d’une « une prodigieuse manipulation de la réaction populaire (…) pour faire remonter la côte du PS ainsi que celles de M. Valls et de M. Hollande. »
Trois mois plus tard, dans une nouvelle interview à Jérôme Bourbon dans Rivarol, Jean-Marie Le Pen s'aventure à réhabiliter Pétain : « Je n'ai jamais considéré le maréchal Pétain comme un traître. L'on a été très sévère avec lui à la Libération. Et je n'ai jamais considéré comme de mauvais Français ou des gens infréquentables ceux qui ont conservé de l'estime pour le Maréchal (…) Selon moi, ils ont leur place au Front national ». Suite à cette nouvelle sortie, Marine Le Pen le convoque en procédure disciplinaire. Il réplique en accusant sa fille de « se soumettre au système » et dénonce « une manœuvre, un projet extérieur destiné à faire rentrer le FN dans le troupeau ». À grand renfort de propos homophobes plus ou moins sibyllins, le vieux leader frontiste dénonce une cabale orchestrée par Florian Philippot, à l’époque numéro deux du FN, pour l’en écarter définitivement. Peu après, Jean-Marie Le Pen sera effectivement exclu du parti qu’il avait co-fondé.
Désormais délié de tout rôle officiel au sein du FN, le châtelain de Montretout se dit probablement qu’est enfin venu le moment de libérer un peu plus sa parole : électron-libre , il va multiplier les prises de parole à relent conspirationniste, sur une grande variété de sujets. En février 2018, alors qu’une vague de froid glace la France, Jean-Marie Le Pen s’amuse par exemple à imaginer que « ceux qui dénoncent le réchauffement climatique sont désespérés ». En décembre de la même année, au micro de l’historienne Valérie Igounet, directrice adjointe de Conspiracy Watch, il avait livré son analyse sur la conquête de la Lune par les Américains : « On ne sait pas s’ils ont été sur la Lune mais le document qu’ils publient n’est certainement pas un document vrai. Il y a une preuve : le drapeau américain flotte alors qu’il n’y a pas d’atmosphère sur la lune ».
La profanation du cimetière juif de Quatzenheim survenue dans la nuit du 18 au 19 février 2019 ? Une « opération de com' », dénonce-t-il dans son « Journal de Bord », évoquant un cimetière « vandalisé de manière très professionnelle » et « très propre » par des « spécialistes » dont « on voit d'où ils peuvent venir »… Le Pen pointe la concomitance de l’événement avec une manifestation contre l'antisémitisme, prévue le jour même, et le dîner du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France), organisé le lendemain. Il en profite pour établir un parallèle avec la fameuse profanation du cimetière juif de Carpentras de 1990, « dont on sait très bien qu’elle a été montée par le gouvernement comme une opération de provocation contre le Front National ».
Quant à l’incendie de Notre-Dame de Paris du 15 avril 2019, il ne serait pas le fruit d’un accident : à l’occasion du traditionnel rassemblement du 1er mai devant la statue parisienne de Jeanne d’Arc, Le Pen parle d’un « incendie criminel » qui porterait la signature d’un « service ». Sans préciser toutefois auquel il songe.
Deux semaines plus tard, l’ancien président du FN croit déceler un nouveau « coup de com’ », cette fois derrière la libération de deux otages au Burkina Faso par les forces spéciales françaises, qui permettrait à un président Emmanuel Macron « aux abois sur le plan électoral » de progresser dans les sondages.
Dans un message publié sur son compte Twitter en septembre 2020, Jean-Marie Le Pen soutient le militant d'extrême droite et négationniste Hervé Ryssen, incarcéré quelques jours avant, notamment pour provocation à la haine, contestation de crime contre l’humanité ou injures antisémites. Il compare son sort aux condamnations « pour délit d'opinion » de Dieudonné et d'Alain Soral, dénonçant « une dérive vers la dictature ». L’ex-président du FN fera d’ailleurs partie des signataires de la pétition « Liberté Pour Ryssen », présentée comme un « appel à tous les défenseurs de la liberté d'expression », aux côtés de toute la fine fleur de l’extrême droite et de la complosphère française.
On voit désormais Le Pen s’exprimer dans les médias favoris des complotistes, à l’occasion par exemple d’une interview au site affilié au Kremlin Sputnik France, en septembre 2021. Le mois suivant, il est l’invité de TV Libertés, avant de donner un entretien à Livre Noir en décembre, qu’il choisit de clore en citant l’écrivain collaborateur Robert Brasillach. En janvier 2023, c’est un Le Pen barbu et fatigué qui s'affichait avec Éric Zemmour pour l'inauguration des nouveaux locaux de Boulevard Voltaire, avant d’être reçu en octobre sur Sud Radio par André Bercoff, l’animateur préféré de la complosphère.
Depuis ses débuts en politique, Jean-Marie Le Pen avait surfé sur une certaine vision du monde, celle selon laquelle des forces obscures tireraient les ficelles en coulisses pour asseoir leur domination. Au-delà de ce prisme conspirationniste, l’homme a en fait toujours considéré qu’un « Front gentil » n’intéressait « personne ». Avec ses « sorties » à répétition, il voulait se faire entendre. Il le disait souvent : vouloir ne pas disparaître de ce monde de la politique qu’il considérait comme gage de sa survie.
Mars 1978, Église Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris. Jean-Marie Le Pen, de noir vêtu, rend un vibrant hommage à François Duprat. Quelques jours auparavant, l’homme qui a introduit le négationnisme dans le logiciel de l’extrême droite française, était assassiné dans l’explosion de sa voiture. « Ceux qui meurent peu après la trentaine ne sont pas des consolidateurs mais des fondateurs, déclame le fondateur du Front National (FN). Ces êtres disparaissent avant les autres, avant l’équilibre, avant leur propre réussite. Ils ne sont pas venus apporter au monde la paix mais l’épée. » Quarante ans plus tard, il se recueillait encore sur la tombe de ce « frère martyrisé », au grand dam de Marine, sa fille, et de sa stratégie de « dédiabolisation ».
Jean-Marie Le Pen aurait sans doute apprécié qu'on lui rende pareil hommage. Il s'est éteint aujourd'hui, à l’âge de 96 ans, laissant derrière lui une carrière politique parsemée de polémiques, d’outrages et d’injures. Pendant plus d’un demi-siècle, le leader d'extrême droite a surtout contribué à faire rejaillir un discours antisémite que l’on pensait enterré avec le régime de Vichy, à mettre sur orbite les pires lubies négationnistes, à banaliser les idées racistes, xénophobes, réactionnaires.
Il aura aussi embrassé toute sa vie la pensée conspirationniste.
En février 1958, Jean-Marie Le Pen, même pas trente ans, profite de son statut de député poujadiste pour attaquer violemment l'ancien résistant et président du Conseil des Ministres Pierre Mendès France, à qui il reproche d’avoir bradé l’Indochine, reprenant à son compte de vieilles rengaines antisémites. « Vous savez bien monsieur Mendès France quel est votre réel pouvoir sur le pays, insinue-t-il depuis la tribune de l’Assemblée. Vous n'ignorez pas que vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques et presque physiques. » Le ton est donné, la carrière est lancée.
Cinq ans plus tard, Jean-Marie Le Pen crée la Société d'études et de relations publiques (SERP) avec ses amis Pierre Durand et l’ancien Waffen SS Léon Gaultier. L’objectif affiché : « l’édition et la promotion de disques ayant trait à l’Histoire et la littérature ». Et pas n’importe quelle histoire ! La SERP sera condamnée pour « apologie de crime de guerre » après la publication d’un disque intitulé Le IIIe Reich – Voix et chants de la révolution allemande. Un document d’une « inestimable valeur historique », si l’on en croit la présentation figurant au verso de la pochette, qui ne manque pas de magnifier la « passion collective » suscitée par « la propagande oratoire des chefs hitlériens ».
L’attrait de Jean-Marie Le Pen pour les vestiges de la collaboration ne s’arrête pas là. En 1965, dans le cadre des élections présidentielles, il décide d’épauler l'ancien secrétaire général à l’Information du régime de Vichy, Jean-Louis Tixier-Vignancour. Rebelote en octobre 1972 : le tribun s’associe au groupuscule néo-fasciste Ordre nouveau ainsi qu’à l’ancien milicien François Brigneau pour poser les bases d’un nouveau mouvement politique. Le Front National (FN) est né.
Aux commandes du parti à la flamme, le nouvel homme fort de l’extrême droite française fait du négationnisme un élément à part entière de sa stratégie politique. Dans les années 1980, les thèses d’Henri Roques, un ancien collaborationniste niant l’existence des chambres à gaz, suscitent une vive polémique. Dans les colonnes de National Hebdo, le canard officieux du FN, Jean-Marie Le Pen estime pourtant que l'affaire Roques « ne relève ni de l’administration ni de la justice, mais de la seule recherche historique ». Puis ajoute : « En ce qui regarde le génocide juif, il ne semble pas incompréhensible que les historiens des deux bords (sic), en toute bonne foi, prennent du temps à établir leur chiffrage. »
Quelques mois plus tard, le 13 septembre 1987, la carrière politique de Jean-Marie Le Pen prend un nouveau tournant après son passage dans le Grand Jury RTL - Le Monde. Questionné par le journaliste Olivier Mazerolle sur son opinion concernant les allégations de Robert Faurisson et Roques, il affirme ne pas connaître les « thèses révisionnistes ». Au micro de Mazerolle, le candidat frontiste poursuit sa tirade, devenue célèbre : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale [...] Voulez-vous me dire que c’est une vérité révélée à laquelle tout le monde doit croire, que c’est une obligation morale ? Je dis qu’il y a des historiens qui débattent de ces questions. »
Trois ans plus tard, le 10 mai 1990, une trentaine de sépultures juives sont découvertes profanées dans un cimetière de Carpentras. La veille, Jean-Marie Le Pen expliquait, encore, que les Juifs ont trop de pouvoir dans la presse, « comme les Bretons dans la Marine ou les Corses dans les douanes ». Alors que l’ensemble de la classe politique - du RPR au PCF - défile le 14 mai aux côtés de François Mitterrand « contre la haine, l'intolérance et l'exclusion », Le Pen - et ses affidés - entreprennent une vaste campagne de désinformation.
Selon le politicien, la dégradation de ces stèles n'est qu'une « manipulation » montée de toutes pièces contre son mouvement. Si l’enquête montrera que les véritables profanateurs sont des néonazis, le leader frontiste accuse, tout à tour, le KGB, des « mouvements subversifs islamiques », le « communisme national ou international », « Pierre Joxe et l'Etat socialiste » ou même, selon un tract du FN, « des adolescents de Carpentras en proie à la drogue » d’avoir fomenté cette « machination politicienne ». Une méthode de défense déjà expérimentée par Jean-Marie Le Pen : accusé d'avoir torturé des Algériens, l’ex-soldat avait dénoncé, en 1985, une « offensive de guerre psychologique » faisant « partie d’un plan, d’un complot » contre lui.
Mi-septembre 1998, vingt ans après la cérémonie pour François Duprat, Jean-Marie Le Pen est de retour en l'église traditionaliste Saint-Nicolas-du-Chardonnet pour de nouvelles obsèques : celles du négationniste Maurice Bardèche. Dans un in memoriam publié dans la presse d’extrême droite, il salue le « grand écrivain », l’« historien d’avant-garde » et un « indéfectible compagnon de route du combat national ». Le président du FN poursuit : « Gageons que son œuvre puissante et courageuse perdurera longtemps encore, et que son souvenir constituera un modèle de droiture et d’intelligence pour les générations à venir [...]. Jeunes et moins jeunes, nous serons nombreux à conserver une pensée secrète et reconnaissante pour Maurice ». Sur ce point, difficile de lui donner tort…
Le tournant du XXIe siècle annonce l’adaptation de Jean-Marie Le Pen à un contexte nouveau. Celui, avec l’avènement d’Internet comme caisse de résonance, de l’explosion du complotisme comme phénomène sociétal et politique. Le Pen va bientôt se faire coutumier de saillies complotistes polymorphes, promptes à remettre en cause les « versions officielles ».
À plusieurs reprises, il fait ainsi part de ses doutes sur les attentats du 11 septembre 2001. Au micro de Guillaume Durand par exemple, en septembre 2009 sur Radio Classique, il explique partager « la suspicion de millions de gens par rapport à la thèse officielle » : reprenant la thèse bien connue de Thierry Meyssan, il estime qu’« on se moque de nous » sur l’avion de ligne ayant percuté le Pentagone. « J’ai le droit de douter, de cela et d’autres choses, insiste Jean-Marie Le Pen. Je crois avoir en citoyen libre le droit de douter de tout. »
Dans le cadre de sa campagne présidentielle de 2007, celle de 2002 l'ayant placé au second tour, Le Pen intègre Alain Soral à son équipe puis à la direction du parti. Qualifié de « garçon brillant », il sera son « conseiller spécial » et l’auteur de plusieurs de ses discours. En septembre 2007, le président du FN intervient en échange à la première université d'été d'Égalité & Réconciliation, l’association fondée par Soral quelques mois plus tôt.Dans une interview qu’il donnera bien des années plus tard à L’Opinion, il lui apportera à nouveau son soutien, affichant son mépris pour la loi Gayssot : « Monsieur Soral a été condamné pour négationnisme, c’est-à-dire pour une opinion. (...) Vous avez le droit de ne pas croire en Dieu, mais pas aux camps de concentration, ou à leur importance. C’est une violation de la liberté de parole. »
Dans le cadre de son rapprochement avec la mouvance soralienne, Le Pen sera l'un des spectateurs enthousiastes du spectacle donné par Dieudonné au Zénith de Paris, fin décembre 2008, à l'occasion duquel le polémiste antisémite invite Robert Faurisson à monter sur scène. Le charme opère, le lien se consolide. Jean-Marie Le Pen se rend plusieurs fois par la suite au Bal des Quenelles, la grand-messe complotiste de Dieudonné, notamment en présence de son numéro deux et camarade Bruno Gollnisch. On peut notamment y entendre l'ancien président du FN déclarer qu'il est un « fidèle de Dieudonné » dont il « admire le talent, le courage et la ténacité », précisant qu’il « soutient les mêmes vertus » que lui. Dieudonné ira jusqu’à faire du leader frontiste le parrain d’une de ses filles...
À l'été 2014, alors qu’un nouvel épisode de guerre fait rage entre Israël et le Hamas, Jean-Marie Le Pen, dans « Journal de Bord », son blog vidéo, « trouve très étonnant que le Hamas continue d’envoyer sur des terrains vagues des missiles ou des roquettes qui n’ont aucune efficacité » et se demande « qui envoie ces roquettes vraiment », évoquant « un prétexte utilisé par Israël ». Ambiance. Entre ces deux déclarations, Le Pen est devenu président d'honneur du FN, en janvier 2011. Sa fille Marine, nommée présidente à sa place, s’apprête à donner au parti une nouvelle orientation, débarrassée des dérapages incessants du patriarche.
En janvier 2015, le tabloïd russe Komsomolskaïa Pravda, réputé pour sa proximité avec le Kremlin, son sensationnalisme et son appétence pour les théories du complot, interroge Jean-Marie Le Pen sur les « zones d’ombre » de la « version officielle » des attentats de Charlie Hebdo : « Cette histoire de carte d'identité oubliée par les frères Kouachi me rappelle le passeport d'un des terroristes du 11 septembre miraculeusement retrouvé dans un New York en cendres, explique le président d’honneur du FN. Toute l'opération porte la signature de services secrets. (...) Je ne dis pas que les autorités françaises sont derrière ce crime, mais qu'ils ont pu avoir permis qu'il ait lieu. » Il précisera ensuite que ses propos auraient été déformés, tout en défendant a minima l’idée d’une « une prodigieuse manipulation de la réaction populaire (…) pour faire remonter la côte du PS ainsi que celles de M. Valls et de M. Hollande. »
Trois mois plus tard, dans une nouvelle interview à Jérôme Bourbon dans Rivarol, Jean-Marie Le Pen s'aventure à réhabiliter Pétain : « Je n'ai jamais considéré le maréchal Pétain comme un traître. L'on a été très sévère avec lui à la Libération. Et je n'ai jamais considéré comme de mauvais Français ou des gens infréquentables ceux qui ont conservé de l'estime pour le Maréchal (…) Selon moi, ils ont leur place au Front national ». Suite à cette nouvelle sortie, Marine Le Pen le convoque en procédure disciplinaire. Il réplique en accusant sa fille de « se soumettre au système » et dénonce « une manœuvre, un projet extérieur destiné à faire rentrer le FN dans le troupeau ». À grand renfort de propos homophobes plus ou moins sibyllins, le vieux leader frontiste dénonce une cabale orchestrée par Florian Philippot, à l’époque numéro deux du FN, pour l’en écarter définitivement. Peu après, Jean-Marie Le Pen sera effectivement exclu du parti qu’il avait co-fondé.
Désormais délié de tout rôle officiel au sein du FN, le châtelain de Montretout se dit probablement qu’est enfin venu le moment de libérer un peu plus sa parole : électron-libre , il va multiplier les prises de parole à relent conspirationniste, sur une grande variété de sujets. En février 2018, alors qu’une vague de froid glace la France, Jean-Marie Le Pen s’amuse par exemple à imaginer que « ceux qui dénoncent le réchauffement climatique sont désespérés ». En décembre de la même année, au micro de l’historienne Valérie Igounet, directrice adjointe de Conspiracy Watch, il avait livré son analyse sur la conquête de la Lune par les Américains : « On ne sait pas s’ils ont été sur la Lune mais le document qu’ils publient n’est certainement pas un document vrai. Il y a une preuve : le drapeau américain flotte alors qu’il n’y a pas d’atmosphère sur la lune ».
La profanation du cimetière juif de Quatzenheim survenue dans la nuit du 18 au 19 février 2019 ? Une « opération de com' », dénonce-t-il dans son « Journal de Bord », évoquant un cimetière « vandalisé de manière très professionnelle » et « très propre » par des « spécialistes » dont « on voit d'où ils peuvent venir »… Le Pen pointe la concomitance de l’événement avec une manifestation contre l'antisémitisme, prévue le jour même, et le dîner du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France), organisé le lendemain. Il en profite pour établir un parallèle avec la fameuse profanation du cimetière juif de Carpentras de 1990, « dont on sait très bien qu’elle a été montée par le gouvernement comme une opération de provocation contre le Front National ».
Quant à l’incendie de Notre-Dame de Paris du 15 avril 2019, il ne serait pas le fruit d’un accident : à l’occasion du traditionnel rassemblement du 1er mai devant la statue parisienne de Jeanne d’Arc, Le Pen parle d’un « incendie criminel » qui porterait la signature d’un « service ». Sans préciser toutefois auquel il songe.
Deux semaines plus tard, l’ancien président du FN croit déceler un nouveau « coup de com’ », cette fois derrière la libération de deux otages au Burkina Faso par les forces spéciales françaises, qui permettrait à un président Emmanuel Macron « aux abois sur le plan électoral » de progresser dans les sondages.
Dans un message publié sur son compte Twitter en septembre 2020, Jean-Marie Le Pen soutient le militant d'extrême droite et négationniste Hervé Ryssen, incarcéré quelques jours avant, notamment pour provocation à la haine, contestation de crime contre l’humanité ou injures antisémites. Il compare son sort aux condamnations « pour délit d'opinion » de Dieudonné et d'Alain Soral, dénonçant « une dérive vers la dictature ». L’ex-président du FN fera d’ailleurs partie des signataires de la pétition « Liberté Pour Ryssen », présentée comme un « appel à tous les défenseurs de la liberté d'expression », aux côtés de toute la fine fleur de l’extrême droite et de la complosphère française.
On voit désormais Le Pen s’exprimer dans les médias favoris des complotistes, à l’occasion par exemple d’une interview au site affilié au Kremlin Sputnik France, en septembre 2021. Le mois suivant, il est l’invité de TV Libertés, avant de donner un entretien à Livre Noir en décembre, qu’il choisit de clore en citant l’écrivain collaborateur Robert Brasillach. En janvier 2023, c’est un Le Pen barbu et fatigué qui s'affichait avec Éric Zemmour pour l'inauguration des nouveaux locaux de Boulevard Voltaire, avant d’être reçu en octobre sur Sud Radio par André Bercoff, l’animateur préféré de la complosphère.
Depuis ses débuts en politique, Jean-Marie Le Pen avait surfé sur une certaine vision du monde, celle selon laquelle des forces obscures tireraient les ficelles en coulisses pour asseoir leur domination. Au-delà de ce prisme conspirationniste, l’homme a en fait toujours considéré qu’un « Front gentil » n’intéressait « personne ». Avec ses « sorties » à répétition, il voulait se faire entendre. Il le disait souvent : vouloir ne pas disparaître de ce monde de la politique qu’il considérait comme gage de sa survie.
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