Sur les blessures de Kennedy, sur le rôle d’Oswald, sur la CIA ou sur la véritable personnalité de Jim Garrison, le réalisateur américain multiplie les contre-vérités. Trente ans après son film JFK, il récidive avec la complicité de médias peu au fait du dossier.
Son film, JFK, sorti en 1992 en France, avait porté au pinacle les théories du complot sur l’assassinat de Kennedy. Trente ans plus tard, Oliver Stone revient au Festival de Cannes assurer la promotion de son nouveau documentaire sur l’affaire, JFK Revisited: Through The Looking Glass (JFK revisité. De l’autre côté du miroir). L’occasion pour lui de répéter, d’interview en interview, des allégations complotistes discréditées depuis belle lurette [1].Dans son numéro du 22-28 juillet 2021, l’hebdomadaire Paris-Match, notamment, ne se contente pas de lui ouvrir ses colonnes : il proclame en couverture que « le mystère [est] relancé », et y ajoute un texte tout aussi conspirationniste du romancier Marc Dugain. Déception : si relance il y a, elle n’intéresse que de vieilles rumeurs sans fondement.
Qui a tué John Kennedy ? Depuis son assassinat à Dallas le 22 novembre 1963, la controverse fait encore rage. Pourtant, elle n’a pas lieu d’être. Les recherches les plus sérieuses, les expertises scientifiques les plus rigoureuses ont établi que le Président était mort sous les balles d’un seul meurtrier, Lee Harvey Oswald [2]. L’enquête conduite par une commission spéciale de la Chambre des Représentants de 1976 à 1979 l’a établi sans l’ombre d’un doute [3]. Certes, tout n’est pas éclairci. Les motivations du tueur demeurent nimbées de mystère : geste politique ? Acte terroriste ? Pulsion homicide ? Excès de frustration, à l’issue d’une vie semée d’échecs ? Tout cela à la fois ? D’autant que le parcours d’Oswald dans les mois précédant l’attentat a croisé la route de groupuscules anticastristes cubains hostiles à Kennedy, sans que l’on puisse en déduire formellement une quelconque complicité. De telles interrogations, au fond, n’intéressent que la personnalité de l’assassin, le tréfonds de son âme malade, ses convictions et ses mensonges. Elles ne remettent nullement en cause l’essentiel : lui seul a tiré sur le chef d’État américain – et l’a tué.
Pourtant, Oliver Stone, l’enfant terrible du cinéma hollywoodien, n’en démord pas. La vérité, selon lui, non seulement est ailleurs, mais brille d’une aveuglante évidence : « On connaît déjà la vérité ! C’était un complot ! [Kennedy] a été tué par des forces qui le dépassaient et qui, depuis, effraient ses successeurs. » [4] Plus précisément, la CIA, bras armé du complexe militaro-industriel, aurait exécuté JFK et fait d’Oswald l’un de ses agents, un bouc-émissaire. L’autopsie aurait été manipulée, les preuves médico-légales falsifiées pour conforter la thèse du « tireur unique » et camoufler le fait que plus de trois balles (« cinq au moins » !) auraient été tirées sur le cortège présidentiel. Le mobile ? Éliminer un chef d’État désireux de mettre un point final à la guerre froide. Mort et enterré, Kennedy ne gênerait plus les « faucons » de Washington. L’appareil militaire aurait les mains libres pour guerroyer au Vietnam, avec le résultat que l’on sait.
Ce faisant, le cinéaste se borne à recycler le scénario de son film JFK qui déjà dénonçait un « complot maximal », regroupant armée et « communauté du renseignement », industriels militaires et politiciens véreux, soudards anticastristes et espions homosexuels. Une œuvre esthétiquement magistrale mais historiquement inexacte, voire frauduleuse, faisant appel à la paranoïa davantage qu’à la raison – et mâtinée d’homophobie [5].
Plus critiquable – et critiqué – encore, Stone avait héroïsé un procureur controversé, Jim Garrison, interprété par Kevin Costner et dépeint comme un honnête enquêteur doublé d’un bon père de famille. En vérité, l’homme était un démagogue sans scrupules, un mégalomane sans limites, un investigateur sans talent, un bonimenteur sans preuves, lié aux milieux ségrégationnistes et à la Mafia, et sur lequel pèsent de lourds soupçons de violences conjugales et de pédophilie [6]…
JFK avait, avant même sa sortie, suscité d’abondantes critiques qui en démontraient la fausseté, et même la malhonnêteté [7]. Mais à quelque chose malheur est bon : la tempête médiatique soulevée par le film avait entraîné une très vaste ouverture des archives des autorités américaines sur l’affaire sous l’égide d’une commission indépendante, l’Assassination Records Review Board (ARRB). Ces documents ont certes pu éclaircir plusieurs zones d’ombre du dossier, mais sans étayer, bien au contraire, une quelconque hypothèse de conspiration.
Oliver Stone aurait pu en prendre acte, mais a préféré réaliser cette fois un documentaire renouant avec la vieille rengaine du « complot gouvernemental ». Refusé par Netflix, JFK Revisited n’a pas trouvé de diffuseur à ce jour. Mais ce qu’en divulgue déjà Stone dans les médias n’est pas pour rassurer. Le metteur en scène, de fait, multiplie les contre-vérités : sur les blessures de Kennedy ; sur le rôle d’Oswald ; sur la CIA. Il est vrai qu’il semble s’appuyer sur les conclusions orientées d’un des membres de l’ARRB, Douglas Horne, lequel considère que l’autopsie de Kennedy aurait été « maquillée ». Toutefois, Douglas Horne paraît davantage dominé par ses préjugés complotistes que par la rigueur académique, comme en témoignent ses récentes théories selon lesquelles le président Roosevelt aurait poussé les Japonais à attaquer Pearl Harbor [8] – autre grande théorie du complot qui hante l’Amérique.
Mais revenons aux propos d’Oliver Stone. Pour rappel, Oswald a tiré trois coups de feu : le premier a manqué sa cible ; le second a touché Kennedy à la gorge ainsi que le Gouverneur du Texas, John Connally, assis devant lui dans la limousine présidentielle ; le troisième a frappé la tête du chef d’État.
Pour le metteur en scène, rien n’est plus faux : au moins cinq balles ont été tirées, certaines ont touché Kennedy de face. Mais qu’en est-il alors de l’autopsie ? Selon lui, les « photos officielles » du cadavre de Kennedy ne concorderaient pas avec « quarante » témoignages qui « affirment avoir vu une plaie béante à l’arrière du crâne », preuve que Kennedy aurait été touché par une balle venue de l’avant. De plus, le « photographe officiel » de l’autopsie, John Stringer, a déclaré trente ans après les faits qu’il ne reconnaissait pas ses propres clichés, preuve qu’ils auraient été falsifiés. Hélas ! L’authenticité des photographies a déjà été établie par la commission d’enquête de la Chambre des Représentants [9]. Par ailleurs, le célèbre film amateur tourné par Abraham Zapruder et ayant enregistré chaque image de l’attentat réfute totalement l’existence d’une large blessure à l’arrière du crâne du Président [10]. Quant à Stringer, sa mémoire lui a joué des tours sur des éléments essentiels, ce qui réduit d’autant la valeur probante de son tardif témoignage [11].
Oliver Stone n’est pas plus sérieux lorsqu’il conteste la « théorie de la balle unique », selon laquelle une balle – et une seule – a touché Kennedy et Connally. Longtemps critiquée, cette théorie a pourtant été validée par moult expertises, dont celles conduites par la commission d’enquête de la Chambre des Représentants. De même, le visionnage du « film Zapruder » atteste que Kennedy et Connally ont été touchés simultanément (voir ici et là). Oliver Stone, au demeurant, sombre dans l’incohérence : « cette balle, assène-t-il, est en contradiction formelle avec les résultats de l’autopsie ». Or, le cinéaste allègue que lesdits résultats ont été falsifiés ! Comment s’y retrouver ? Et surtout : comment s’y retrouve-t-il ?
Oswald ? Un « gogo », « un patriote et un admirateur de John F. Kennedy », qui « frayait avec les milieux pro- et anti-castristes », « un provocateur que la CIA embauchait pour distribuer des tracts » ! Son fusil ne serait pas l’arme du crime, on n’y aurait pas retrouvé ses empreintes, et « trois de ses collègues féminines, qui figurent dans le documentaire, affirment qu’elles étaient dans l’escalier juste après le drame », « or elles ne l’ont pas croisé ». Il n’en est rien : Oswald était un raté doublé d’un instable, un menteur pathologique fasciné par la violence, qui maltraitait son épouse et qui avait déjà tenté d’abattre un politicien d’extrême droite ; son propre fusil a servi à tuer Kennedy, et a même fait l’objet d’une biographie [12] ! Ses empreintes y ont été retrouvées, ainsi que sur les lieux du crime [13]. Des fibres provenant probablement de la chemise d’Oswald ont également été décelés sur cette arme [14]. Quant aux témoins évoquées par Oliver Stone, leur histoire est bien connue : elles étaient deux, pas trois, et il apparaît qu’elles sont descendues dans l’escalier quelques minutes après l’attentat, bien après Oswald [15]. Ajoutons qu’Oswald, solitaire, dangereux et indigne de confiance, donc incontrôlable, n’était pas le genre d’individu qu’une conjuration digne de ce nom recruterait.
Oliver Stone n’en persiste pas moins à s’en prendre à la CIA, sans naturellement produire le moindre élément de preuve. À l’en croire, l’Agence se serait opposée à la politique étrangère de Kennedy, lequel aurait promu la paix entre les États-Unis et le bloc communiste. Le président américain aurait même envisagé de se désengager du Vietnam, où des conseillers militaires américains aidaient le régime pro-américain de Saïgon à lutter contre la guérilla vietcong. Sans être entièrement inexacte, cette description de la diplomatie kennedyenne gagnerait à être nuancée et contextualisée.
« JFK », de fait, a su modérer les ardeurs des « faucons », notamment lors de la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, et a épargné au monde une guerre nucléaire. Il a effectivement cherché l’apaisement avec Moscou. Difficile d’en déduire qu’il aurait, à terme, retiré ses forces du Vietnam. Mais l’hypothèse, concédons-le à Oliver Stone, n’est pas absurde [16].
Toutefois, il est, au mieux, simpliste de le décrire comme un adversaire du « complexe militaro-industriel ». Kennedy n’avait nullement renoncé à la fermeté face à Moscou. Et pour ne citer qu’eux, les généraux américains et la CIA étaient divisés sur la question vietnamienne (les premiers prônaient une intervention plus musclée, ce que rejetait la seconde, qui s’en tenait à des « opérations spéciales », plus limitées). Bref, l’administration politique américaine connaissait bien trop de lézardes pour révéler une quelconque cohérence diplomatique – et s’opposer unanimement aux choix de Kennedy. L’assassinat de ce dernier s’est révélé, assurément, décisif. Mais son successeur, Lyndon Johnson, n’a accru la présence militaire des États-Unis au Vietnam que pas à pas, et à contrecœur, moins parce qu’il était sous l’influence du « complot » que parce qu’il manquait d’expérience internationale et a été dépassé par les événements. Point de conspiration, en l’occurrence, mais une dérive résultant de lourdes erreurs de calcul.
Ce portrait de Kennedy en pacifiste, superficiel sans être totalement faux, répond tout de même à une logique complotiste : plus sanctifiée est la victime, plus terrible est la conjuration. Selon les théories du complot qui tentent d’expliquer la tragédie de Dallas, le Mal était à l’œuvre – et l’est encore, selon Oliver Stone, non sans simplifier ni déformer six décennies d’histoire américaine. Le cinéaste hollywoodien s’est mué en chevalier blanc de la « vérité », pourfendant les « gardiens » de la « vérité officielle ». Une démarche typiquement conspirationniste, laquelle, on l’a vu, prend de larges distances avec les éléments du dossier.
L’article du romancier Marc Dugain à la suite de l’interview du réalisateur américain appelle les mêmes remarques. Les Kennedy sont idéalisés, victimes d’un gigantesque complot mêlant CIA, Mafia et FBI. Mais si les spéculations sont nombreuses, les preuves font défaut. Et, surtout, Marc Dugain commet à son tour quelques contre-vérités, notamment en prétendant que le FBI aurait laissé sciemment l’attentat se produire. En vérité, le FBI n’a jamais su anticiper l’attentat de Dallas ; Oswald, quoique connu de ses services, est passé sous ses radars (ce que l’organisme fédéral tentera de cacher) ; les éléments médico-légaux du dossier prouvent que lui seul a tiré sur le Président, et non point plusieurs tireurs répartis en différents endroits.
Plus surprenant encore, Marc Dugain reprend à son compte un mythe dissipé depuis longtemps, à savoir que le complot aurait en guise d’assassins, « fourni des hommes déguisés en clochards ». Il est vrai que, plus d'une heure environ après l'attentat du 22 novembre 1963, la police de Dallas avait appréhendé trois clochards qu'elle avait retrouvés dans un train en instance de départ à proximité des lieux du crime. Ces trois hommes ont été photographiés par un journaliste alors qu'ils étaient conduits au poste. Ils y apparaissaient rasés de près, proprement habillés, et leur physique autant que leur démarche suggérait qu'il s'agissait bien plutôt de membres d'un commando d'assassins. Hélas, ces trois clochards étaient bel et bien... des clochards : Harold Doyle (32 ans), John F. Gedney (38 ans) et Gus W. Abrams (53 ans). Interrogés, les deux premiers se sont reconnus sur les photographies, et ont confirmé qu'avant leur arrestation, ils avaient reçu des vêtements propres, et avaient pu se laver, se raser et déjeuner. Le troisième, décédé, a été identifié par sa sœur. Ces faits sont bien connus – sauf de Marc Dugain, ce qui ne manque pas de surprendre. Mais après tout, l’Histoire écrite comme un roman est sans doute plus passionnante que l’Histoire tout court.
Vitupération d’un complot tentaculaire, idéalisation sans nuance d’un chef d’État qui passe pour adversaire de forces obscures : les propos d’Oliver Stone, agrémentés de l’« analyse » de Marc Dugain, n’apportent rien de neuf et répètent à l’envi des inepties réfutées depuis des décennies. Cinéma et littérature font parfois mauvais ménage avec l’Histoire.
Notes :
[1] Voir notamment Le Figaro, 12 juillet 2021.
[2] La meilleure étude à ce jour n’est autre que celle de feu Vincent Bugliosi, Reclaiming History. The assassination of President John F. Kennedy, New York, W. W. Norton & Company, 2007. Le rapport de la Commission Warren, souvent critiqué, a été peu lu, alors qu’il constitue une analyse indispensable et de bien meilleure qualité que ne le proclament ses opposants : The Warren Commission Report. The President’s Commission on the assassination of President Kennedy, 1964 et New York, Barnes & Noble, 1992. Voir également Larry Sturdivan, JFK Myths. A scientific investigation of the Kennedy assassination, Parangon House, Saint-Paul, 2006 et Mel Ayton, Questions of Conspiracy, Londres, Horseshoe Publication, 1999.
[3] Cette Commission n’en avait pas moins émis l’hypothèse que Kennedy avait été « probablement assassiné par une conspiration » (HSCA Final Assassinations Report, Washington, 1979, p. 94)... Cette allégation ne reposait sur rien d’autre qu’une unique expertise d’un enregistrement audio d’un policier faisant partie du cortège présidentiel, suggérant que quatre coups de feu avaient été tiré sur le convoi présidentiel, alors qu’Oswald avait, lui, tiré trois balles. Cependant, ladite expertise a été ultérieurement discréditée. Pour un résumé de l’affaire, voir ici.
[4] Paris-Match, n°3768, 22-28 juillet 2021, p. 71.
[5] Les nombreuses erreurs, omissions et falsifications du film JFK ont été impitoyablement disséquées par un chercheur réputé, Dave Reitzes.
[6] Sur Garrison et son « enquête », voir, entre autres, Patricia Lambert, False Witness. The real story of Jim Garrison’s investigation and Olivier Stone’s film JFK, New York, M. Evans and Company, 1998 et, plus récemment, Fred Litwin, On the trail of delusion. Jim Garrison : the great accuser, Leipzig, NorthernBlues Books, 2020.
[7] Voir JFK. The Book of the Film, New York, Applause Books, 1992.
[8] Douglas P. Horne, Deception, Intrigue, and the Road to War. A Chronology of Significant Events Detailing President Franklin D. Roosevelt's Successful Effort to Bring a United America Into the War Against Germany During the Second World War, vol. I et II, 2017. Les préjugés de Horne ont été dénoncés par Bugliosi, Reclaiming History, op. cit., p. 434-447.
[9] HSCA Appendix to Hearings, Volume VII : Medical and Firearms Evidence, mars 1979, P. 37-71.
[10] Ce constat est sans doute à l’origine de théories particulièrement ridicules selon lesquelles le « film Zapruder » aurait été truqué. Voir Richard B. Task, National Nightmare on Six Feet of Film. Mr. Zapruder's Home Movie And the Murder of President Kennedy, Wichita, Yeoman Press, 2005.
[11] Bugliosi, Reclaiming History, op. cit., p. 441-443.
[12] Henry S. Bloomgarden, The Gun. A « Biography » of the gun that killed John F. Kennedy, New York, Viking Press, 1975.
[13] Voir l’étude de Gary Savage, JFK First Day Evidence, Monroe, Shoppe Press, 1993.
[14] The Warren Commission Report, op. cit., p. 124-125.
[15] Gerald Posner, Case Closed. Lee Harvey Oswald and the Assassination of JFK, New York, Random House, 1993, p. 264.
[16] Le débat sur le rôle de Kennedy dans l’engagement militaire américain au Vietman reste ouvert. Plusieurs historiens privilégient l’hypothèse d’une politique de retrait : John Newman, JFK and Vietnam. Deception, Intrigue,and the Struggle for Power, New York, Warner Books, 1992 ; David Kaiser, American Tragedy. Kennedy, Johnson and the origins of the American War, University of Harvard Press, 2000 ; Howard Jones, Death of a Generation. How the Assassinations of Diem and John F. Kennedy Prolonged the Vietnam War, Oxford University Press, 2003. Plus complexe, plus convaincante aussi, s’avère la thèse de Fredrik Logevall, Choosing War. The lost chance for peace and the escalation of war in Vietnam, University of California Press, 1999, qui montre que Kennedy tenait à garder le contrôle des événements au Vietnam et envisageait, peut-être, un désengagement limité et différé, tributaire de considérations idéologiques (contenir le communisme), diplomatiques (neutraliser la région), et électoralistes (éviter de donner prise à la critique de l’opposition républicaine).
Voir aussi :
Son film, JFK, sorti en 1992 en France, avait porté au pinacle les théories du complot sur l’assassinat de Kennedy. Trente ans plus tard, Oliver Stone revient au Festival de Cannes assurer la promotion de son nouveau documentaire sur l’affaire, JFK Revisited: Through The Looking Glass (JFK revisité. De l’autre côté du miroir). L’occasion pour lui de répéter, d’interview en interview, des allégations complotistes discréditées depuis belle lurette [1].Dans son numéro du 22-28 juillet 2021, l’hebdomadaire Paris-Match, notamment, ne se contente pas de lui ouvrir ses colonnes : il proclame en couverture que « le mystère [est] relancé », et y ajoute un texte tout aussi conspirationniste du romancier Marc Dugain. Déception : si relance il y a, elle n’intéresse que de vieilles rumeurs sans fondement.
Qui a tué John Kennedy ? Depuis son assassinat à Dallas le 22 novembre 1963, la controverse fait encore rage. Pourtant, elle n’a pas lieu d’être. Les recherches les plus sérieuses, les expertises scientifiques les plus rigoureuses ont établi que le Président était mort sous les balles d’un seul meurtrier, Lee Harvey Oswald [2]. L’enquête conduite par une commission spéciale de la Chambre des Représentants de 1976 à 1979 l’a établi sans l’ombre d’un doute [3]. Certes, tout n’est pas éclairci. Les motivations du tueur demeurent nimbées de mystère : geste politique ? Acte terroriste ? Pulsion homicide ? Excès de frustration, à l’issue d’une vie semée d’échecs ? Tout cela à la fois ? D’autant que le parcours d’Oswald dans les mois précédant l’attentat a croisé la route de groupuscules anticastristes cubains hostiles à Kennedy, sans que l’on puisse en déduire formellement une quelconque complicité. De telles interrogations, au fond, n’intéressent que la personnalité de l’assassin, le tréfonds de son âme malade, ses convictions et ses mensonges. Elles ne remettent nullement en cause l’essentiel : lui seul a tiré sur le chef d’État américain – et l’a tué.
Pourtant, Oliver Stone, l’enfant terrible du cinéma hollywoodien, n’en démord pas. La vérité, selon lui, non seulement est ailleurs, mais brille d’une aveuglante évidence : « On connaît déjà la vérité ! C’était un complot ! [Kennedy] a été tué par des forces qui le dépassaient et qui, depuis, effraient ses successeurs. » [4] Plus précisément, la CIA, bras armé du complexe militaro-industriel, aurait exécuté JFK et fait d’Oswald l’un de ses agents, un bouc-émissaire. L’autopsie aurait été manipulée, les preuves médico-légales falsifiées pour conforter la thèse du « tireur unique » et camoufler le fait que plus de trois balles (« cinq au moins » !) auraient été tirées sur le cortège présidentiel. Le mobile ? Éliminer un chef d’État désireux de mettre un point final à la guerre froide. Mort et enterré, Kennedy ne gênerait plus les « faucons » de Washington. L’appareil militaire aurait les mains libres pour guerroyer au Vietnam, avec le résultat que l’on sait.
Ce faisant, le cinéaste se borne à recycler le scénario de son film JFK qui déjà dénonçait un « complot maximal », regroupant armée et « communauté du renseignement », industriels militaires et politiciens véreux, soudards anticastristes et espions homosexuels. Une œuvre esthétiquement magistrale mais historiquement inexacte, voire frauduleuse, faisant appel à la paranoïa davantage qu’à la raison – et mâtinée d’homophobie [5].
Plus critiquable – et critiqué – encore, Stone avait héroïsé un procureur controversé, Jim Garrison, interprété par Kevin Costner et dépeint comme un honnête enquêteur doublé d’un bon père de famille. En vérité, l’homme était un démagogue sans scrupules, un mégalomane sans limites, un investigateur sans talent, un bonimenteur sans preuves, lié aux milieux ségrégationnistes et à la Mafia, et sur lequel pèsent de lourds soupçons de violences conjugales et de pédophilie [6]…
JFK avait, avant même sa sortie, suscité d’abondantes critiques qui en démontraient la fausseté, et même la malhonnêteté [7]. Mais à quelque chose malheur est bon : la tempête médiatique soulevée par le film avait entraîné une très vaste ouverture des archives des autorités américaines sur l’affaire sous l’égide d’une commission indépendante, l’Assassination Records Review Board (ARRB). Ces documents ont certes pu éclaircir plusieurs zones d’ombre du dossier, mais sans étayer, bien au contraire, une quelconque hypothèse de conspiration.
Oliver Stone aurait pu en prendre acte, mais a préféré réaliser cette fois un documentaire renouant avec la vieille rengaine du « complot gouvernemental ». Refusé par Netflix, JFK Revisited n’a pas trouvé de diffuseur à ce jour. Mais ce qu’en divulgue déjà Stone dans les médias n’est pas pour rassurer. Le metteur en scène, de fait, multiplie les contre-vérités : sur les blessures de Kennedy ; sur le rôle d’Oswald ; sur la CIA. Il est vrai qu’il semble s’appuyer sur les conclusions orientées d’un des membres de l’ARRB, Douglas Horne, lequel considère que l’autopsie de Kennedy aurait été « maquillée ». Toutefois, Douglas Horne paraît davantage dominé par ses préjugés complotistes que par la rigueur académique, comme en témoignent ses récentes théories selon lesquelles le président Roosevelt aurait poussé les Japonais à attaquer Pearl Harbor [8] – autre grande théorie du complot qui hante l’Amérique.
Mais revenons aux propos d’Oliver Stone. Pour rappel, Oswald a tiré trois coups de feu : le premier a manqué sa cible ; le second a touché Kennedy à la gorge ainsi que le Gouverneur du Texas, John Connally, assis devant lui dans la limousine présidentielle ; le troisième a frappé la tête du chef d’État.
Pour le metteur en scène, rien n’est plus faux : au moins cinq balles ont été tirées, certaines ont touché Kennedy de face. Mais qu’en est-il alors de l’autopsie ? Selon lui, les « photos officielles » du cadavre de Kennedy ne concorderaient pas avec « quarante » témoignages qui « affirment avoir vu une plaie béante à l’arrière du crâne », preuve que Kennedy aurait été touché par une balle venue de l’avant. De plus, le « photographe officiel » de l’autopsie, John Stringer, a déclaré trente ans après les faits qu’il ne reconnaissait pas ses propres clichés, preuve qu’ils auraient été falsifiés. Hélas ! L’authenticité des photographies a déjà été établie par la commission d’enquête de la Chambre des Représentants [9]. Par ailleurs, le célèbre film amateur tourné par Abraham Zapruder et ayant enregistré chaque image de l’attentat réfute totalement l’existence d’une large blessure à l’arrière du crâne du Président [10]. Quant à Stringer, sa mémoire lui a joué des tours sur des éléments essentiels, ce qui réduit d’autant la valeur probante de son tardif témoignage [11].
Oliver Stone n’est pas plus sérieux lorsqu’il conteste la « théorie de la balle unique », selon laquelle une balle – et une seule – a touché Kennedy et Connally. Longtemps critiquée, cette théorie a pourtant été validée par moult expertises, dont celles conduites par la commission d’enquête de la Chambre des Représentants. De même, le visionnage du « film Zapruder » atteste que Kennedy et Connally ont été touchés simultanément (voir ici et là). Oliver Stone, au demeurant, sombre dans l’incohérence : « cette balle, assène-t-il, est en contradiction formelle avec les résultats de l’autopsie ». Or, le cinéaste allègue que lesdits résultats ont été falsifiés ! Comment s’y retrouver ? Et surtout : comment s’y retrouve-t-il ?
Oswald ? Un « gogo », « un patriote et un admirateur de John F. Kennedy », qui « frayait avec les milieux pro- et anti-castristes », « un provocateur que la CIA embauchait pour distribuer des tracts » ! Son fusil ne serait pas l’arme du crime, on n’y aurait pas retrouvé ses empreintes, et « trois de ses collègues féminines, qui figurent dans le documentaire, affirment qu’elles étaient dans l’escalier juste après le drame », « or elles ne l’ont pas croisé ». Il n’en est rien : Oswald était un raté doublé d’un instable, un menteur pathologique fasciné par la violence, qui maltraitait son épouse et qui avait déjà tenté d’abattre un politicien d’extrême droite ; son propre fusil a servi à tuer Kennedy, et a même fait l’objet d’une biographie [12] ! Ses empreintes y ont été retrouvées, ainsi que sur les lieux du crime [13]. Des fibres provenant probablement de la chemise d’Oswald ont également été décelés sur cette arme [14]. Quant aux témoins évoquées par Oliver Stone, leur histoire est bien connue : elles étaient deux, pas trois, et il apparaît qu’elles sont descendues dans l’escalier quelques minutes après l’attentat, bien après Oswald [15]. Ajoutons qu’Oswald, solitaire, dangereux et indigne de confiance, donc incontrôlable, n’était pas le genre d’individu qu’une conjuration digne de ce nom recruterait.
Oliver Stone n’en persiste pas moins à s’en prendre à la CIA, sans naturellement produire le moindre élément de preuve. À l’en croire, l’Agence se serait opposée à la politique étrangère de Kennedy, lequel aurait promu la paix entre les États-Unis et le bloc communiste. Le président américain aurait même envisagé de se désengager du Vietnam, où des conseillers militaires américains aidaient le régime pro-américain de Saïgon à lutter contre la guérilla vietcong. Sans être entièrement inexacte, cette description de la diplomatie kennedyenne gagnerait à être nuancée et contextualisée.
« JFK », de fait, a su modérer les ardeurs des « faucons », notamment lors de la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, et a épargné au monde une guerre nucléaire. Il a effectivement cherché l’apaisement avec Moscou. Difficile d’en déduire qu’il aurait, à terme, retiré ses forces du Vietnam. Mais l’hypothèse, concédons-le à Oliver Stone, n’est pas absurde [16].
Toutefois, il est, au mieux, simpliste de le décrire comme un adversaire du « complexe militaro-industriel ». Kennedy n’avait nullement renoncé à la fermeté face à Moscou. Et pour ne citer qu’eux, les généraux américains et la CIA étaient divisés sur la question vietnamienne (les premiers prônaient une intervention plus musclée, ce que rejetait la seconde, qui s’en tenait à des « opérations spéciales », plus limitées). Bref, l’administration politique américaine connaissait bien trop de lézardes pour révéler une quelconque cohérence diplomatique – et s’opposer unanimement aux choix de Kennedy. L’assassinat de ce dernier s’est révélé, assurément, décisif. Mais son successeur, Lyndon Johnson, n’a accru la présence militaire des États-Unis au Vietnam que pas à pas, et à contrecœur, moins parce qu’il était sous l’influence du « complot » que parce qu’il manquait d’expérience internationale et a été dépassé par les événements. Point de conspiration, en l’occurrence, mais une dérive résultant de lourdes erreurs de calcul.
Ce portrait de Kennedy en pacifiste, superficiel sans être totalement faux, répond tout de même à une logique complotiste : plus sanctifiée est la victime, plus terrible est la conjuration. Selon les théories du complot qui tentent d’expliquer la tragédie de Dallas, le Mal était à l’œuvre – et l’est encore, selon Oliver Stone, non sans simplifier ni déformer six décennies d’histoire américaine. Le cinéaste hollywoodien s’est mué en chevalier blanc de la « vérité », pourfendant les « gardiens » de la « vérité officielle ». Une démarche typiquement conspirationniste, laquelle, on l’a vu, prend de larges distances avec les éléments du dossier.
L’article du romancier Marc Dugain à la suite de l’interview du réalisateur américain appelle les mêmes remarques. Les Kennedy sont idéalisés, victimes d’un gigantesque complot mêlant CIA, Mafia et FBI. Mais si les spéculations sont nombreuses, les preuves font défaut. Et, surtout, Marc Dugain commet à son tour quelques contre-vérités, notamment en prétendant que le FBI aurait laissé sciemment l’attentat se produire. En vérité, le FBI n’a jamais su anticiper l’attentat de Dallas ; Oswald, quoique connu de ses services, est passé sous ses radars (ce que l’organisme fédéral tentera de cacher) ; les éléments médico-légaux du dossier prouvent que lui seul a tiré sur le Président, et non point plusieurs tireurs répartis en différents endroits.
Plus surprenant encore, Marc Dugain reprend à son compte un mythe dissipé depuis longtemps, à savoir que le complot aurait en guise d’assassins, « fourni des hommes déguisés en clochards ». Il est vrai que, plus d'une heure environ après l'attentat du 22 novembre 1963, la police de Dallas avait appréhendé trois clochards qu'elle avait retrouvés dans un train en instance de départ à proximité des lieux du crime. Ces trois hommes ont été photographiés par un journaliste alors qu'ils étaient conduits au poste. Ils y apparaissaient rasés de près, proprement habillés, et leur physique autant que leur démarche suggérait qu'il s'agissait bien plutôt de membres d'un commando d'assassins. Hélas, ces trois clochards étaient bel et bien... des clochards : Harold Doyle (32 ans), John F. Gedney (38 ans) et Gus W. Abrams (53 ans). Interrogés, les deux premiers se sont reconnus sur les photographies, et ont confirmé qu'avant leur arrestation, ils avaient reçu des vêtements propres, et avaient pu se laver, se raser et déjeuner. Le troisième, décédé, a été identifié par sa sœur. Ces faits sont bien connus – sauf de Marc Dugain, ce qui ne manque pas de surprendre. Mais après tout, l’Histoire écrite comme un roman est sans doute plus passionnante que l’Histoire tout court.
Vitupération d’un complot tentaculaire, idéalisation sans nuance d’un chef d’État qui passe pour adversaire de forces obscures : les propos d’Oliver Stone, agrémentés de l’« analyse » de Marc Dugain, n’apportent rien de neuf et répètent à l’envi des inepties réfutées depuis des décennies. Cinéma et littérature font parfois mauvais ménage avec l’Histoire.
Notes :
[1] Voir notamment Le Figaro, 12 juillet 2021.
[2] La meilleure étude à ce jour n’est autre que celle de feu Vincent Bugliosi, Reclaiming History. The assassination of President John F. Kennedy, New York, W. W. Norton & Company, 2007. Le rapport de la Commission Warren, souvent critiqué, a été peu lu, alors qu’il constitue une analyse indispensable et de bien meilleure qualité que ne le proclament ses opposants : The Warren Commission Report. The President’s Commission on the assassination of President Kennedy, 1964 et New York, Barnes & Noble, 1992. Voir également Larry Sturdivan, JFK Myths. A scientific investigation of the Kennedy assassination, Parangon House, Saint-Paul, 2006 et Mel Ayton, Questions of Conspiracy, Londres, Horseshoe Publication, 1999.
[3] Cette Commission n’en avait pas moins émis l’hypothèse que Kennedy avait été « probablement assassiné par une conspiration » (HSCA Final Assassinations Report, Washington, 1979, p. 94)... Cette allégation ne reposait sur rien d’autre qu’une unique expertise d’un enregistrement audio d’un policier faisant partie du cortège présidentiel, suggérant que quatre coups de feu avaient été tiré sur le convoi présidentiel, alors qu’Oswald avait, lui, tiré trois balles. Cependant, ladite expertise a été ultérieurement discréditée. Pour un résumé de l’affaire, voir ici.
[4] Paris-Match, n°3768, 22-28 juillet 2021, p. 71.
[5] Les nombreuses erreurs, omissions et falsifications du film JFK ont été impitoyablement disséquées par un chercheur réputé, Dave Reitzes.
[6] Sur Garrison et son « enquête », voir, entre autres, Patricia Lambert, False Witness. The real story of Jim Garrison’s investigation and Olivier Stone’s film JFK, New York, M. Evans and Company, 1998 et, plus récemment, Fred Litwin, On the trail of delusion. Jim Garrison : the great accuser, Leipzig, NorthernBlues Books, 2020.
[7] Voir JFK. The Book of the Film, New York, Applause Books, 1992.
[8] Douglas P. Horne, Deception, Intrigue, and the Road to War. A Chronology of Significant Events Detailing President Franklin D. Roosevelt's Successful Effort to Bring a United America Into the War Against Germany During the Second World War, vol. I et II, 2017. Les préjugés de Horne ont été dénoncés par Bugliosi, Reclaiming History, op. cit., p. 434-447.
[9] HSCA Appendix to Hearings, Volume VII : Medical and Firearms Evidence, mars 1979, P. 37-71.
[10] Ce constat est sans doute à l’origine de théories particulièrement ridicules selon lesquelles le « film Zapruder » aurait été truqué. Voir Richard B. Task, National Nightmare on Six Feet of Film. Mr. Zapruder's Home Movie And the Murder of President Kennedy, Wichita, Yeoman Press, 2005.
[11] Bugliosi, Reclaiming History, op. cit., p. 441-443.
[12] Henry S. Bloomgarden, The Gun. A « Biography » of the gun that killed John F. Kennedy, New York, Viking Press, 1975.
[13] Voir l’étude de Gary Savage, JFK First Day Evidence, Monroe, Shoppe Press, 1993.
[14] The Warren Commission Report, op. cit., p. 124-125.
[15] Gerald Posner, Case Closed. Lee Harvey Oswald and the Assassination of JFK, New York, Random House, 1993, p. 264.
[16] Le débat sur le rôle de Kennedy dans l’engagement militaire américain au Vietman reste ouvert. Plusieurs historiens privilégient l’hypothèse d’une politique de retrait : John Newman, JFK and Vietnam. Deception, Intrigue,and the Struggle for Power, New York, Warner Books, 1992 ; David Kaiser, American Tragedy. Kennedy, Johnson and the origins of the American War, University of Harvard Press, 2000 ; Howard Jones, Death of a Generation. How the Assassinations of Diem and John F. Kennedy Prolonged the Vietnam War, Oxford University Press, 2003. Plus complexe, plus convaincante aussi, s’avère la thèse de Fredrik Logevall, Choosing War. The lost chance for peace and the escalation of war in Vietnam, University of California Press, 1999, qui montre que Kennedy tenait à garder le contrôle des événements au Vietnam et envisageait, peut-être, un désengagement limité et différé, tributaire de considérations idéologiques (contenir le communisme), diplomatiques (neutraliser la région), et électoralistes (éviter de donner prise à la critique de l’opposition républicaine).
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