Pour Pierre-André Taguieff, le costume de Robin des Bois de l’âge du Web que Julian Assange a su se tailler, a fait oublier le théoricien complotiste qu'il était aussi. Le philosophe rappelle que « la pensée conspirationniste s’installe dans l’écart qui se creuse entre le désir de transparence et la perception d’une réalité opaque ou irrationnelle » (extraits de Court Traité de complotologie, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013, pp. 171-175, 194-195).
Dans les écrits et les déclarations publiques de Julian Assange (né en 1971), cybermilitant australien désormais célèbre, on trouve les éléments d’une doctrine politique comportant deux volets : d’une part, une théorie du pouvoir comme complot, et, d’autre part, une théorie stratégique et une pratique du contre-pouvoir comme contre-complot. Assange est donc un théoricien du complot qui se présente et s’assume comme tel, doublé d’un stratège du contre-complot. Contrairement à Thierry Meyssan, Assange fait figure de sympathique complotiste. Si sympathique que son personnage de Robin des Bois de l’âge du Web fait oublier le théoricien complotiste. C’est qu’il a réussi à convaincre le grand public qu’il était du côté du peuple et des peuples, contre les puissants, les cyniques, les méchants.
Assange a en effet élaboré une conception conspirationniste du pouvoir qui, dans une perspective classiquement populiste, postule que le « peuple », caractérisé par ses vertus (recherche de la vérité, créativité, amour et compassion), est trompé par les élites gouvernantes, lesquelles instrumentalisent les bons sentiments populaires et manipulent l’information à leur profit. Assange postule que les élites du pouvoir visent avant tout à conserver cyniquement le pouvoir. De cette conception conspirationniste du pouvoir – de tous les pouvoirs – dérive une théorie de l’action : pour lutter avec efficacité contre les élites du pouvoir, qui se confondent avec les élites de la communication et de la richesse, et dénoncer leur imposture, il faut faire connaître leurs secrets, les révéler au public mondial. Selon Assange, la publication de toutes les informations confidentielles, de tous les messages secrets entre les États, de tous les documents secrets accessibles par tous les moyens possibles, représente la méthode la plus efficace de démasquage et de démystification des pouvoirs ou des régimes « autoritaires ». C’est là prôner une guerre de l’information privilégiant la fuite de documents confidentiels, à commencer par les notes secrètes de la diplomatie américaine.
La divulgation systématique des secrets diplomatiques est l’arme de destruction massive de WikiLeaks, qui met en pratique la stratégie des « fuites de masse » organisées. L’objectif en est le suivant : « Tromper ou aveugler les conspirations. » C’est à ce titre que WikiLeaks peut être caractérisé comme une « agence de renseignement du peuple », selon la formule avancée par Assange. Cette « agence » fonctionne non seulement comme le service secret du peuple, mais aussi comme un instrument de propagande au service du peuple – une entreprise de délation justifiée par son type de destinataire, sacralisé dans les sociétés démocratiques modernes : « le peuple ».
L’action contre-conspiratoire de WikiLeaks se légitime ainsi de deux manières : d’une part, elle s’opère au nom du peuple et pour le peuple, et, d’autre part, elle illustre l’une des valeurs-normes cardinales de l’imaginaire démocratique moderne, à savoir la « transparence ». La valorisation de la « transparence » en tant qu’objectif fondamental de l’action politique implique non seulement le primat de la vérité « à tout prix » dans l’ordre politique, mais encore la promotion de certaines vertus à la fois morales et politiques : franchise, sincérité, authenticité, proximité (ou immédiation). Le refus du mensonge va de pair avec la volonté d’éliminer tout secret dans la vie publique. Et peut-être, plus profondément, avec le désir de ne tolérer dans l’espace public que le clair et le distinct, désir immodéré de « faire la lumière », comme par un rationalisme cartésien qui, sorti de ses gonds, voudrait tout régenter dans la vie humaine. Car l’idée normative de maîtrise est bien présente dans le projet WikiLeaks : il s’agit pour Assange de prendre le contrôle de l’information, ou de le reprendre. Si la « conspiration » est un « mode de gouvernance », celui qui est privilégié par toutes les structures de pouvoir, lutter contre ces dernières implique de dénoncer les conspirations en reprenant l’initiative dans le monde de l’information. On reconnaît dans ce programme d’action la vieille théorie marxiste de l’aliénation, dont Chomsky s’est fait le chantre dans une perspective libertaire : les hommes, dépossédés de leur capacité propre de comprendre, de choisir et d’agir, doivent se réapproprier tous les pouvoirs qu’on leur a confisqués. Ils doivent prendre ou reprendre « le contrôle de leur vie ».
La stratégie du « dévoilement » des complots gouvernementaux ou inter-étatiques est la pièce maîtresse de la vision conspirationniste militante de Julian Assange. Ce dernier l’a théorisée dans son « manifeste », « Conspiracy as Governance » (« La conspiration comme gouvernance »), mis en ligne le 3 décembre 2006 [1], dont nous donnons ci-dessous les extraits les plus significatifs :
« Pour changer radicalement le comportement d'un régime, nous devons penser avec clarté et audace, car si nous avons appris une chose, c’est que les régimes ne veulent pas être changés. Nous devons aller plus loin que ceux qui nous ont précédés et découvrir des technologies fournissant des moyens d’action dont nos prédécesseurs ne disposaient pas. […] Lorsque nous disposons de détails sur le fonctionnement interne des régimes autoritaires, nous observons des interactions conspiratoires [conspiratorial] au sein de l’élite politique, pas seulement destinées à obtenir des faveurs au sein du régime, mais constituant la principale méthode de planification pour maintenir ou renforcer le pouvoir autoritaire. Les régimes autoritaires créent des forces qui s’opposent à eux, en repoussant les désirs de vérité, d’amour et d’accomplissement [self-realization] du peuple. Les plans destinés à préserver le régime autoritaire, lorsqu’ils sont dévoilés, suscitent encore davantage de résistance. Le succès des pouvoirs autoritaires repose donc sur la dissimulation de ces procédés. […] Ce secret collaboratif, au détriment de la population, suffit à définir leur attitude comme celle de conspirateurs. […] L’information circule d’un conspirateur à l’autre. Tous les conspirateurs ne se connaissent pas ou ne se font pas confiance, même s’ils sont tous connectés. Certains sont à la marge de la conspiration, d’autres sont au centre et communiquent avec beaucoup de conspirateurs, et d’autres ne peuvent connaître que deux conspirateurs mais constituer un lien entre des sections ou des groupes importants au sein de la conspiration. […] Les conspirations utilisent des informations sur le monde dans lequel elles opèrent (l’environnement conspiratoire), les transmettent aux conspirateurs et ensuite agissent sur le résultat. Nous pouvons considérer les conspirations comme une machine dotée d’entrées (les informations sur l’environnement), d'un processeur (les conspirateurs et leurs liens les uns avec les autres) et de sorties (les actions destinées à changer ou à préserver l’environnement). Puisqu’une conspiration est une sorte d’appareil cognitif qui agit sur des informations acquises dans son environnement, déformer ou restreindre ces données entrantes signifie que les actions basées sur celles-ci risquent de se révéler déplacées. Les programmeurs appellent cet effet le “garbage in, garbage out [2]”. […] Un homme enchaîné comprend qu’il aurait dû agir plus vite, car sa capacité d’influencer les actions de l’État s’est épuisée. Pour faire face aux actions conspiratoires les plus puissantes, nous devons penser par anticipation et attaquer le processus qui conduit vers elles, puisque nous ne pouvons rien faire contre ces actions elles-mêmes. Nous pouvons tromper ou aveugler une conspiration en déformant ou en restreignant l’information à laquelle elle a accès. […] Une conspiration autoritaire qui ne peut pas penser n’a pas le pouvoir de se préserver contre les opposants qu’elle a elle-même générés. Quand nous observons une conspiration autoritaire dans son ensemble, nous voyons un système d’organes qui interagissent, une bête avec des artères et des veines dont le sang peut être épaissi et ralenti jusqu’à ce qu’elle chute, frappée de stupeur, incapable de comprendre suffisamment et de contrôler les forces présentes dans son environnement. »
Le 31 décembre 2006, Julian Assange revient sur le sujet, pour souligner les « effets des fuites sur les systèmes de gouvernance injustes » :
« Plus une organisation est secrète ou injuste, plus des fuites peuvent susciter la peur et la paranoïa au sein de ses dirigeants. […] Puisque les systèmes injustes, par leur nature même, génèrent des opposants, et peinent souvent à garder le contrôle de la situation, des fuites de masse les rendent extrêmement vulnérables. »
La justification de la dénonciation, c’est qu’elle rend possible une action, une « résistance » des dominés face aux dominants. Force des faibles, elle constitue un équivalent symbolique du terrorisme. Les ennemis désignés restent les « maîtres du monde ». C’est pourquoi ce terrorisme digital est un terrorisme antimondialiste. […]
Le fait psychosocial premier, c’est la distorsion entre le désir de transparence exacerbé par la culture démocratique prêchant le direct, la proximité, l’immédiat, et la perception d’une marche obscure des événements, qui semblent échapper à une lecture rationnelle. La pensée conspirationniste s’installe dans l’écart qui se creuse entre le désir de transparence et la perception d’une réalité opaque ou irrationnelle. Les explications qu’elle avance constituent des réponses à la demande des citoyens inquiets et désorientés face à un monde dont ils perçoivent la complexité croissante – effet de la multiplication des interactions polymorphes. Ces réponses tiennent une grande part de leur crédibilité du fait qu’elles diffèrent des explications officielles données des événements par les autorités politiques ou médiatiques, ou qu’elles s’y opposent expressément, et prétendent en révéler l’envers.
Cette dimension anti-élitiste des positions prises par les adeptes de la « théorie du complot » permet d’identifier ces derniers comme « populistes », terme mis à toutes les sauces depuis la fin des années 1980, mais qui, redéfini, garde son utilité pour caractériser certains phénomènes sociopolitiques [3]. Les réponses conspirationnistes se nourrissent de la culture du soupçon qui renforce la défiance à l’égard des autorités et des pouvoirs établis. En d’autres termes, les réponses conspirationnistes s’inscrivent dans l’imaginaire populiste des sociétés démocratiques modernes. Elles viennent donner de la rationalité ou de la signification aux événements ou aux séries d’événements. Mais cette rationalité n’est qu’une rationalisation, qui ne se soucie pas de vérification, et revient à une mise en accusation de groupes incarnant les causes cachées des événements. Ils sont à ce titre désignés comme les responsables occultes des malheurs du monde.
C’est pourquoi la banalisation de la culture conspirationniste, avec la radicalisation du soupçon qu’elle implique, présente des aspects inquiétants : elle favorise les dénonciations abusives et les chasses aux sorcières. Dans Les Origines de la France contemporaine, Taine avait parfaitement caractérisé les conséquences redoutables de l’exercice du soupçon sans limites :
« Dans les ténèbres profondes des cervelles rustiques rien n’arrête la monomanie du soupçon. Le rêve y pullule, comme une mauvaise herbe dans un trou sombre ; il s’y enracine, il y végète jusqu’à devenir croyance, conviction, certitude ; il y produit ses fruits, qui sont l’hostilité, la haine, les pensées homicides et incendiaires [4]. »
Notes :
[1] me@iq.org ; trad. fr. Rue 89, revue par Pierre-André Taguieff. Voir aussi les deux textes (trad. fr. Grégoire Chamayou) publiés par la revue marxiste Contretemps. Originaux : « Conspiracy as Governance » (3 décembre 2006) ; « The Non Linear Effects of Leaks on Unjust Systems of Governance » (31 décembre 2006).
[2] Note de la rédaction de Rue89 : en français, « déchets à l’entrée, déchets à la sortie » ; soit l’idée qu’introduire une donnée erronée risque d’aboutir à un résultat lui aussi erroné.
[3] Voir Pierre-André Taguieff, L’Illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique [2002], nouvelle éd., Paris, Flammarion, 2007 ; id., Le Nouveau national-populisme, Paris, CNRS Éditions, 2012.
[4] Hippolyte Taine, Les Origines de la France contemporaine, II : La Révolution, Paris, Hachette, 1899, vol. IV, pp. 182-183.
Voir aussi :
Visa russe : Wikileaks est-il victime d'un faussaire islandais ?
Pour Pierre-André Taguieff, le costume de Robin des Bois de l’âge du Web que Julian Assange a su se tailler, a fait oublier le théoricien complotiste qu'il était aussi. Le philosophe rappelle que « la pensée conspirationniste s’installe dans l’écart qui se creuse entre le désir de transparence et la perception d’une réalité opaque ou irrationnelle » (extraits de Court Traité de complotologie, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2013, pp. 171-175, 194-195).
Dans les écrits et les déclarations publiques de Julian Assange (né en 1971), cybermilitant australien désormais célèbre, on trouve les éléments d’une doctrine politique comportant deux volets : d’une part, une théorie du pouvoir comme complot, et, d’autre part, une théorie stratégique et une pratique du contre-pouvoir comme contre-complot. Assange est donc un théoricien du complot qui se présente et s’assume comme tel, doublé d’un stratège du contre-complot. Contrairement à Thierry Meyssan, Assange fait figure de sympathique complotiste. Si sympathique que son personnage de Robin des Bois de l’âge du Web fait oublier le théoricien complotiste. C’est qu’il a réussi à convaincre le grand public qu’il était du côté du peuple et des peuples, contre les puissants, les cyniques, les méchants.
Assange a en effet élaboré une conception conspirationniste du pouvoir qui, dans une perspective classiquement populiste, postule que le « peuple », caractérisé par ses vertus (recherche de la vérité, créativité, amour et compassion), est trompé par les élites gouvernantes, lesquelles instrumentalisent les bons sentiments populaires et manipulent l’information à leur profit. Assange postule que les élites du pouvoir visent avant tout à conserver cyniquement le pouvoir. De cette conception conspirationniste du pouvoir – de tous les pouvoirs – dérive une théorie de l’action : pour lutter avec efficacité contre les élites du pouvoir, qui se confondent avec les élites de la communication et de la richesse, et dénoncer leur imposture, il faut faire connaître leurs secrets, les révéler au public mondial. Selon Assange, la publication de toutes les informations confidentielles, de tous les messages secrets entre les États, de tous les documents secrets accessibles par tous les moyens possibles, représente la méthode la plus efficace de démasquage et de démystification des pouvoirs ou des régimes « autoritaires ». C’est là prôner une guerre de l’information privilégiant la fuite de documents confidentiels, à commencer par les notes secrètes de la diplomatie américaine.
La divulgation systématique des secrets diplomatiques est l’arme de destruction massive de WikiLeaks, qui met en pratique la stratégie des « fuites de masse » organisées. L’objectif en est le suivant : « Tromper ou aveugler les conspirations. » C’est à ce titre que WikiLeaks peut être caractérisé comme une « agence de renseignement du peuple », selon la formule avancée par Assange. Cette « agence » fonctionne non seulement comme le service secret du peuple, mais aussi comme un instrument de propagande au service du peuple – une entreprise de délation justifiée par son type de destinataire, sacralisé dans les sociétés démocratiques modernes : « le peuple ».
L’action contre-conspiratoire de WikiLeaks se légitime ainsi de deux manières : d’une part, elle s’opère au nom du peuple et pour le peuple, et, d’autre part, elle illustre l’une des valeurs-normes cardinales de l’imaginaire démocratique moderne, à savoir la « transparence ». La valorisation de la « transparence » en tant qu’objectif fondamental de l’action politique implique non seulement le primat de la vérité « à tout prix » dans l’ordre politique, mais encore la promotion de certaines vertus à la fois morales et politiques : franchise, sincérité, authenticité, proximité (ou immédiation). Le refus du mensonge va de pair avec la volonté d’éliminer tout secret dans la vie publique. Et peut-être, plus profondément, avec le désir de ne tolérer dans l’espace public que le clair et le distinct, désir immodéré de « faire la lumière », comme par un rationalisme cartésien qui, sorti de ses gonds, voudrait tout régenter dans la vie humaine. Car l’idée normative de maîtrise est bien présente dans le projet WikiLeaks : il s’agit pour Assange de prendre le contrôle de l’information, ou de le reprendre. Si la « conspiration » est un « mode de gouvernance », celui qui est privilégié par toutes les structures de pouvoir, lutter contre ces dernières implique de dénoncer les conspirations en reprenant l’initiative dans le monde de l’information. On reconnaît dans ce programme d’action la vieille théorie marxiste de l’aliénation, dont Chomsky s’est fait le chantre dans une perspective libertaire : les hommes, dépossédés de leur capacité propre de comprendre, de choisir et d’agir, doivent se réapproprier tous les pouvoirs qu’on leur a confisqués. Ils doivent prendre ou reprendre « le contrôle de leur vie ».
La stratégie du « dévoilement » des complots gouvernementaux ou inter-étatiques est la pièce maîtresse de la vision conspirationniste militante de Julian Assange. Ce dernier l’a théorisée dans son « manifeste », « Conspiracy as Governance » (« La conspiration comme gouvernance »), mis en ligne le 3 décembre 2006 [1], dont nous donnons ci-dessous les extraits les plus significatifs :
« Pour changer radicalement le comportement d'un régime, nous devons penser avec clarté et audace, car si nous avons appris une chose, c’est que les régimes ne veulent pas être changés. Nous devons aller plus loin que ceux qui nous ont précédés et découvrir des technologies fournissant des moyens d’action dont nos prédécesseurs ne disposaient pas. […] Lorsque nous disposons de détails sur le fonctionnement interne des régimes autoritaires, nous observons des interactions conspiratoires [conspiratorial] au sein de l’élite politique, pas seulement destinées à obtenir des faveurs au sein du régime, mais constituant la principale méthode de planification pour maintenir ou renforcer le pouvoir autoritaire. Les régimes autoritaires créent des forces qui s’opposent à eux, en repoussant les désirs de vérité, d’amour et d’accomplissement [self-realization] du peuple. Les plans destinés à préserver le régime autoritaire, lorsqu’ils sont dévoilés, suscitent encore davantage de résistance. Le succès des pouvoirs autoritaires repose donc sur la dissimulation de ces procédés. […] Ce secret collaboratif, au détriment de la population, suffit à définir leur attitude comme celle de conspirateurs. […] L’information circule d’un conspirateur à l’autre. Tous les conspirateurs ne se connaissent pas ou ne se font pas confiance, même s’ils sont tous connectés. Certains sont à la marge de la conspiration, d’autres sont au centre et communiquent avec beaucoup de conspirateurs, et d’autres ne peuvent connaître que deux conspirateurs mais constituer un lien entre des sections ou des groupes importants au sein de la conspiration. […] Les conspirations utilisent des informations sur le monde dans lequel elles opèrent (l’environnement conspiratoire), les transmettent aux conspirateurs et ensuite agissent sur le résultat. Nous pouvons considérer les conspirations comme une machine dotée d’entrées (les informations sur l’environnement), d'un processeur (les conspirateurs et leurs liens les uns avec les autres) et de sorties (les actions destinées à changer ou à préserver l’environnement). Puisqu’une conspiration est une sorte d’appareil cognitif qui agit sur des informations acquises dans son environnement, déformer ou restreindre ces données entrantes signifie que les actions basées sur celles-ci risquent de se révéler déplacées. Les programmeurs appellent cet effet le “garbage in, garbage out [2]”. […] Un homme enchaîné comprend qu’il aurait dû agir plus vite, car sa capacité d’influencer les actions de l’État s’est épuisée. Pour faire face aux actions conspiratoires les plus puissantes, nous devons penser par anticipation et attaquer le processus qui conduit vers elles, puisque nous ne pouvons rien faire contre ces actions elles-mêmes. Nous pouvons tromper ou aveugler une conspiration en déformant ou en restreignant l’information à laquelle elle a accès. […] Une conspiration autoritaire qui ne peut pas penser n’a pas le pouvoir de se préserver contre les opposants qu’elle a elle-même générés. Quand nous observons une conspiration autoritaire dans son ensemble, nous voyons un système d’organes qui interagissent, une bête avec des artères et des veines dont le sang peut être épaissi et ralenti jusqu’à ce qu’elle chute, frappée de stupeur, incapable de comprendre suffisamment et de contrôler les forces présentes dans son environnement. »
Le 31 décembre 2006, Julian Assange revient sur le sujet, pour souligner les « effets des fuites sur les systèmes de gouvernance injustes » :
« Plus une organisation est secrète ou injuste, plus des fuites peuvent susciter la peur et la paranoïa au sein de ses dirigeants. […] Puisque les systèmes injustes, par leur nature même, génèrent des opposants, et peinent souvent à garder le contrôle de la situation, des fuites de masse les rendent extrêmement vulnérables. »
La justification de la dénonciation, c’est qu’elle rend possible une action, une « résistance » des dominés face aux dominants. Force des faibles, elle constitue un équivalent symbolique du terrorisme. Les ennemis désignés restent les « maîtres du monde ». C’est pourquoi ce terrorisme digital est un terrorisme antimondialiste. […]
Le fait psychosocial premier, c’est la distorsion entre le désir de transparence exacerbé par la culture démocratique prêchant le direct, la proximité, l’immédiat, et la perception d’une marche obscure des événements, qui semblent échapper à une lecture rationnelle. La pensée conspirationniste s’installe dans l’écart qui se creuse entre le désir de transparence et la perception d’une réalité opaque ou irrationnelle. Les explications qu’elle avance constituent des réponses à la demande des citoyens inquiets et désorientés face à un monde dont ils perçoivent la complexité croissante – effet de la multiplication des interactions polymorphes. Ces réponses tiennent une grande part de leur crédibilité du fait qu’elles diffèrent des explications officielles données des événements par les autorités politiques ou médiatiques, ou qu’elles s’y opposent expressément, et prétendent en révéler l’envers.
Cette dimension anti-élitiste des positions prises par les adeptes de la « théorie du complot » permet d’identifier ces derniers comme « populistes », terme mis à toutes les sauces depuis la fin des années 1980, mais qui, redéfini, garde son utilité pour caractériser certains phénomènes sociopolitiques [3]. Les réponses conspirationnistes se nourrissent de la culture du soupçon qui renforce la défiance à l’égard des autorités et des pouvoirs établis. En d’autres termes, les réponses conspirationnistes s’inscrivent dans l’imaginaire populiste des sociétés démocratiques modernes. Elles viennent donner de la rationalité ou de la signification aux événements ou aux séries d’événements. Mais cette rationalité n’est qu’une rationalisation, qui ne se soucie pas de vérification, et revient à une mise en accusation de groupes incarnant les causes cachées des événements. Ils sont à ce titre désignés comme les responsables occultes des malheurs du monde.
C’est pourquoi la banalisation de la culture conspirationniste, avec la radicalisation du soupçon qu’elle implique, présente des aspects inquiétants : elle favorise les dénonciations abusives et les chasses aux sorcières. Dans Les Origines de la France contemporaine, Taine avait parfaitement caractérisé les conséquences redoutables de l’exercice du soupçon sans limites :
« Dans les ténèbres profondes des cervelles rustiques rien n’arrête la monomanie du soupçon. Le rêve y pullule, comme une mauvaise herbe dans un trou sombre ; il s’y enracine, il y végète jusqu’à devenir croyance, conviction, certitude ; il y produit ses fruits, qui sont l’hostilité, la haine, les pensées homicides et incendiaires [4]. »
Notes :
[1] me@iq.org ; trad. fr. Rue 89, revue par Pierre-André Taguieff. Voir aussi les deux textes (trad. fr. Grégoire Chamayou) publiés par la revue marxiste Contretemps. Originaux : « Conspiracy as Governance » (3 décembre 2006) ; « The Non Linear Effects of Leaks on Unjust Systems of Governance » (31 décembre 2006).
[2] Note de la rédaction de Rue89 : en français, « déchets à l’entrée, déchets à la sortie » ; soit l’idée qu’introduire une donnée erronée risque d’aboutir à un résultat lui aussi erroné.
[3] Voir Pierre-André Taguieff, L’Illusion populiste. Essai sur les démagogies de l’âge démocratique [2002], nouvelle éd., Paris, Flammarion, 2007 ; id., Le Nouveau national-populisme, Paris, CNRS Éditions, 2012.
[4] Hippolyte Taine, Les Origines de la France contemporaine, II : La Révolution, Paris, Hachette, 1899, vol. IV, pp. 182-183.
Voir aussi :
Visa russe : Wikileaks est-il victime d'un faussaire islandais ?
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