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La « bombe raciale » ou le fantasme d’une arme biologique sélective

Publié par Emmanuel Debono18 mars 2020

En 1981, le magazine du MRAP, organisation antiraciste gravitant dans l'orbite du Parti communiste, publie un article accréditant les fantasmes d'une arme de destruction massive américaine capable de décimer des êtres humains sur le seul critère de leur couleur de peau.

Article « La bombe raciale », de Robert Pac, paru dans le magazine Différences en avril 1981.

Au début des années 1980, en pleine Guerre froide, la perspective d’une guerre bactériologique agite les esprits. L’entrée en vigueur, le 26 mars 1975, d’une Convention sur l’interdiction des armes bactériologiques ou à toxines et sur leur destruction n’a pas empêché les États, et notamment les deux superpuissances, de poursuivre leurs recherches en ce domaine. En témoigne l’explosion qui se produit, le 30 mars 1979, dans une installation militaire soviétique, à Sverdlovsk (Oural), site identifié parmi neuf autres, par les autorités américaines, comme étant vraisemblablement consacré à la guerre bactériologique [1]. Des centaines de personnes seraient alors décédées d’un anthrax pulmonaire. Les Soviétiques ont affirmé pour leur part que les victimes étaient mortes en mangeant ou en touchant de la viande avariée…

Un an plus tard paraît le premier numéro de Différences, magazine publié par le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), une organisation fondée en 1949 par d’anciens résistants et déportés de la Seconde Guerre mondiale [2]. Pour sa première « vraie » édition [3], la publication affiche en une un titre intrigant : « Terrifiant : la bombe raciale » [4]. Et de fait, c’est par le traitement de cette « actualité » brûlante que débute le numéro, sous la plume d’un membre du comité de rédaction, Robert Pac. Le chapeau de l’article annonce la couleur : « Robert Pac ne voulait pas le croire. Il s’est penché sur le dossier. Effarant. La bombe qui tue sélectivement suivant la race est bien à l’étude ! » Le ton sensationnaliste est donné, l’auteur imaginant, en guise d’introduction, un scénario qu’il situe dans une « ville du Sud de l’Afrique ». Le largage par avion d’un « curieux objet » – une sorte de « bouteille en porcelaine » – entraîne une hécatombe dans la population noire :

« Le lendemain matin, la radio parle d’une mystérieuse épidémie qui a déjà tué des milliers d’enfants dans les faubourgs noirs de la ville. […] Les hôpitaux sont pleins mais il y a peu d’espoir pour ceux qu’on y amène. Le ministre de la police du gouvernement blanc annonce qu’il a fait arrêter une trentaine d’activistes poursuivis par la police et qu’on a trouvés presque mourants [5]. »

La scène est créée de toutes pièces mais Robert Pac dit avoir acquis la certitude de sa vraisemblance.

La solution à la question raciale

Une arme biologique sélective, qui toucherait les noirs et épargnerait les blancs… les deux pages qui suivent tentent d’en administrer la démonstration extravagante, par l’assemblage de témoignages aussi hétéroclites qu’orientés politiquement. Il faut sans doute rappeler ici que le MRAP demeure à l’orée des années 1980 – et depuis sa création –, une organisation proche du Parti communiste. C’est l’antiaméricanisme qui prévaut donc ici et la guerre idéologique se joue aussi sur le terrain de l’antiracisme. La méthode est simple : partir de la thèse selon laquelle l’Amérique blanche serait prête à régler sa question raciale par un moyen génocidaire et construire des preuves à partir du matériau existant.

L’auteur convoque ainsi une maladie endémique du Sud-Ouest des États-Unis, la coccidioïdomycose [6], qu’il dit quasi inoffensive pour les blancs, alors que les noirs y seraient dix fois plus sensibles. Pac infère lourdement la thèse selon laquelle un laboratoire de l’armée américaine se livrerait à des essais. Lorsqu’il s’interroge sur les visées de ces recherches, le militant croit trouver des réponses dans un article du Bulletin of Concerned Asian Scholars que publie le Committee of Concerned Asian Scholars (CCAS), un groupe fondé en 1968 par des opposants américains à la guerre du Vietnam. Dans un ouvrage paru en 2010, Richard Baum, professeur émérite de science politique à l’UCLA et spécialiste de la Chine, les a présentés comme des doctrinaires maoïstes dépourvus de sens critique. Il a également affirmé que les accusations d’espionnage qu’ils avaient formulées à l’encontre des activités académiques financées par les États-Unis avaient conduit la Chine à se défier des universitaires américains [7]. De ce bulletin militant, Robert Pac extrait l’information selon laquelle le Département de la Défense des États-Unis aurait engagé, dans les années 1970, deux scientifiques britanniques « pour mener des recherches sur les sensibilités et les intolérances génétiques des Africains [8]. » C’est dans People’s World, un journal marxiste américain, qu’il relève par ailleurs la mention selon laquelle, d’après un rapport de l’armée américaine daté de 1975, il serait possible d’élaborer des armes « qui exploiteraient les différences naturelles de vulnérabilité parmi des groupes spécifiques de populations [9]. »

Entre culture beatnik et génétique

Mais la « preuve » la plus édifiante vient d’une publication ayant pour titre Cattle report (« Rapport sur les bovins ») et pour auteur un certain Ed Sanders, poète, romancier et chanteur américain de son état [10]. Fondateur du magazine Fuck You (« A Magazine of the Arts »), Sanders y diffuse ses convictions anticapitalistes et écologistes. Il est aussi l’auteur d’un roman polémique à succès, The Family, paru en 1971, portant sur le gourou et meurtrier Charles Manson. Cattle report évoque des vaches mystérieusement « assassinées » et mutilées, sur l’ensemble du territoire des États-Unis, depuis 1967. Ces actes serviraient à mesurer « l’effet des essais bactériologiques atmosphériques » à partir d’organes prélevés sur les animaux : « Les militaires cherchent à fabriquer des microbes spécialisés qui n’attaqueraient que les humains dotés d’un certain patrimoine génétique [11]. » Le militant du MRAP commente : « On est en plein cauchemar. On voudrait croire qu’il ne s’agit là que d’idées folles, issues d’un cerveau malade d’apprenti-sorcier. D’ailleurs, ces "différences naturelles de vulnérabilité" ne seraient-elles pas, elles-mêmes, la reprise de certaines thèses racistes anti-scientifiques [12] ? »

Pour s’en convaincre, Robert Pac a sollicité le biologiste Albert Jacquard (1925-2013). Ce dernier répond à une question dont nous ignorons le libellé mais dont on imagine assez bien qu’elle considère l’hypothèse d’une telle arme biologique et non la certitude qu’elle existe : « toute la stratégie d’une guerre sélective repose sur la différence de résistance de certains groupes à des attaques microbiennes ou virales ; ces différences pourraient être soit d’origine génétique, soit dues à l’histoire de ces groupes et au milieu dans lequel ils ont vécu [13]. » L’auteur de l’article en réfère ensuite à l’Histoire pour montrer qu’il y a eu des précédents tels que l’extermination des Indiens d’Amérique par la variole, le typhus, la rougeole ou la fièvre jaune.

Puis, Pac évoque les stocks de toxines et d’agents viraux et bactériologiques que la CIA entretiendrait. Les faits sont vraisemblables mais à aucun moment le rédacteur n’apporte le début d’une preuve sur les prétendues intentions racialement destructrices des autorités américaines. Comme la preuve manque, il n’est alors pas difficile de montrer ce dont les politiciens cyniques sont capables : deux citations malthusiennes, l’une d’un membre du Congrès, datant de 1969, l’autre d’un proche de Nixon, de 1970, viennent prouver la disposition des élites blanches à se séparer des éléments les plus pauvres de la population. De nouvelles aventures criminelles, à l'instar de celles d’Adolf Hitler, paraissent alors possibles. C’est du moins ce que conclut Robert Pac : « Et si de tels hommes arrivaient au pouvoir ? On tremble à l’idée de ce qui pourrait leur passer par la tête alors qu’ils auraient les mains libres pour utiliser la bombe raciale [14]. »

Une validation de la notion de « race » ?

La thèse de la « bombe raciale » provoque l’irritation d’un lecteur du magazine Différences. Médecin de son état, il dénonce dans une lettre publiée dans le numéro du mois suivant le genre sensationnaliste de l’article mais, surtout, ce qui apparaît comme une validation paradoxale de la notion de race dans un journal antiraciste. Que les Américains puissent envisager une telle arme, cela ne le surprendrait guère mais qu’un militant du MRAP s’avise d’utiliser le terme « race » « dans un texte à fondement biologique », voilà qui est préoccupant [15]. Le médecin analyse alors les failles d’un exposé dont les sources ne font, d’après lui, référence qu’à des armes biologiques non sélectives. Il reprend les conclusions de Pac au sujet de la coccidioïdomycose, contestant, données scientifiques à l’appui, le fait que la maladie soit « généralement inoffensive pour les blancs » ainsi que la répartition des cas en fonction des classifications raciales. Les variables qui peuvent intervenir dans la susceptibilité à une maladie infectieuse, rappelle-t-il, sont multiples, parmi lesquelles des facteurs non « raciaux » tels que « la prévalence de l’infection, la taille de l’inoculum infectant, une infection intercurrente et les conditions socio-économiques » [16]. Le médecin ne veut pas nier les différences ni les susceptibilités génétiques à certaines maladies mais il rappelle que celles-ci concernent « un individu, une famille, un groupe, plus rarement une population, et non pas une race [17]. »

Dans sa réponse, Robert Pac regrette l’emploi abusif du mot « race », qu’il explique par le fait qu’il a manipulé des documents de langue anglaise. En accord avec son détracteur sur les arguments génétiques, il clôt finalement l’échange sur ses présomptions initiales :

« Que les maladies étudiées actuellement par ceux qui projettent la "bombe raciale" ne touchent pas encore que les non-blancs, je le concède, mais leurs recherches vont vers ce but. Et les militants noirs et autres minoritaires craignent qu’une fois mise au point, elle ne soit utilisée à l’intérieur même des frontières des États-Unis pour résoudre la question raciale de façon radicale… et discrète. »

Causalité diabolique

Les discussions s’arrêtent là. Il n’y aura pas, dans les numéros suivants comme ailleurs dans la presse, d’écho à un « scoop » qui en dit finalement davantage sur le positionnement idéologique de son auteur que sur la réalité qu’il n’a pas craint de distordre. Dix ans plus tôt, dans l’organe du MRAP, Droit et Liberté, le même militant avait repris dans un article sur la guerre du Vietnam les propos d’Eldridge Cleaver, un membre important du Black Panther Party, sans émettre davantage de réserves :

« Selon certains, en envoyant 16% de soldats noirs au Viêt-Nam, les États-Unis ont l’intention de se débarrasser de la fleur de la jeunesse noire. […] En contraignant les soldats noirs à se faire les bouchers du peuple viêtnamien, les États-Unis sèment en Asie la haine de la race noire [18]. »

La même « causalité diabolique » produit donc les mêmes effets intellectuels. En 1980, l’anti-impérialisme – ici sous la forme de l’antiaméricanisme –, qui constitue un courant du mouvement antiraciste en France, nourrit à la fois la thèse des docteurs « Folamour » et inspire un abandon de l’esprit critique. L’absence de rigueur dans la sélection des sources, leur interprétation tendancieuse et leur mise en relation fantaisiste conduisit au largage d’une bombe éditoriale qui fit alors, bien heureusement, « pschitt ».

 

Notes :

[1] Le Monde, 5 avril 1980.
[2] Avant 1977, le MRAP s’intitule Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix.
[3] Il existe en fait un « numéro zéro » paru en décembre 1980.
[4] Différences, avril 1971.
[5] Idem.
[6] Une infection mycosique due au champignon Coccidioïdes immitis ou au Coccidioïdes posadasii.
[7] Richard Baum, China Watcher: Confessions of a Peking Tom, Seattle and London: University of Washington Press, 2010.
[8] Différences, avril 1971.
[9] Idem.
[10] Ed Sanders est né le 17 août 1939 à Kansas City (Missouri).
[11] Différences, avril 1971.
[12] Idem.
[13] Idem.
[14] Idem.
[15] Différences, mai 1971.
[16] Idem.
[17] Idem. On notera que le mot race a été écrit ici (ou reproduit) sans guillemets.
[18] Droit et Liberté, juillet-août 1971.

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Article « La bombe raciale », de Robert Pac, paru dans le magazine Différences en avril 1981.

Au début des années 1980, en pleine Guerre froide, la perspective d’une guerre bactériologique agite les esprits. L’entrée en vigueur, le 26 mars 1975, d’une Convention sur l’interdiction des armes bactériologiques ou à toxines et sur leur destruction n’a pas empêché les États, et notamment les deux superpuissances, de poursuivre leurs recherches en ce domaine. En témoigne l’explosion qui se produit, le 30 mars 1979, dans une installation militaire soviétique, à Sverdlovsk (Oural), site identifié parmi neuf autres, par les autorités américaines, comme étant vraisemblablement consacré à la guerre bactériologique [1]. Des centaines de personnes seraient alors décédées d’un anthrax pulmonaire. Les Soviétiques ont affirmé pour leur part que les victimes étaient mortes en mangeant ou en touchant de la viande avariée…

Un an plus tard paraît le premier numéro de Différences, magazine publié par le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), une organisation fondée en 1949 par d’anciens résistants et déportés de la Seconde Guerre mondiale [2]. Pour sa première « vraie » édition [3], la publication affiche en une un titre intrigant : « Terrifiant : la bombe raciale » [4]. Et de fait, c’est par le traitement de cette « actualité » brûlante que débute le numéro, sous la plume d’un membre du comité de rédaction, Robert Pac. Le chapeau de l’article annonce la couleur : « Robert Pac ne voulait pas le croire. Il s’est penché sur le dossier. Effarant. La bombe qui tue sélectivement suivant la race est bien à l’étude ! » Le ton sensationnaliste est donné, l’auteur imaginant, en guise d’introduction, un scénario qu’il situe dans une « ville du Sud de l’Afrique ». Le largage par avion d’un « curieux objet » – une sorte de « bouteille en porcelaine » – entraîne une hécatombe dans la population noire :

« Le lendemain matin, la radio parle d’une mystérieuse épidémie qui a déjà tué des milliers d’enfants dans les faubourgs noirs de la ville. […] Les hôpitaux sont pleins mais il y a peu d’espoir pour ceux qu’on y amène. Le ministre de la police du gouvernement blanc annonce qu’il a fait arrêter une trentaine d’activistes poursuivis par la police et qu’on a trouvés presque mourants [5]. »

La scène est créée de toutes pièces mais Robert Pac dit avoir acquis la certitude de sa vraisemblance.

La solution à la question raciale

Une arme biologique sélective, qui toucherait les noirs et épargnerait les blancs… les deux pages qui suivent tentent d’en administrer la démonstration extravagante, par l’assemblage de témoignages aussi hétéroclites qu’orientés politiquement. Il faut sans doute rappeler ici que le MRAP demeure à l’orée des années 1980 – et depuis sa création –, une organisation proche du Parti communiste. C’est l’antiaméricanisme qui prévaut donc ici et la guerre idéologique se joue aussi sur le terrain de l’antiracisme. La méthode est simple : partir de la thèse selon laquelle l’Amérique blanche serait prête à régler sa question raciale par un moyen génocidaire et construire des preuves à partir du matériau existant.

L’auteur convoque ainsi une maladie endémique du Sud-Ouest des États-Unis, la coccidioïdomycose [6], qu’il dit quasi inoffensive pour les blancs, alors que les noirs y seraient dix fois plus sensibles. Pac infère lourdement la thèse selon laquelle un laboratoire de l’armée américaine se livrerait à des essais. Lorsqu’il s’interroge sur les visées de ces recherches, le militant croit trouver des réponses dans un article du Bulletin of Concerned Asian Scholars que publie le Committee of Concerned Asian Scholars (CCAS), un groupe fondé en 1968 par des opposants américains à la guerre du Vietnam. Dans un ouvrage paru en 2010, Richard Baum, professeur émérite de science politique à l’UCLA et spécialiste de la Chine, les a présentés comme des doctrinaires maoïstes dépourvus de sens critique. Il a également affirmé que les accusations d’espionnage qu’ils avaient formulées à l’encontre des activités académiques financées par les États-Unis avaient conduit la Chine à se défier des universitaires américains [7]. De ce bulletin militant, Robert Pac extrait l’information selon laquelle le Département de la Défense des États-Unis aurait engagé, dans les années 1970, deux scientifiques britanniques « pour mener des recherches sur les sensibilités et les intolérances génétiques des Africains [8]. » C’est dans People’s World, un journal marxiste américain, qu’il relève par ailleurs la mention selon laquelle, d’après un rapport de l’armée américaine daté de 1975, il serait possible d’élaborer des armes « qui exploiteraient les différences naturelles de vulnérabilité parmi des groupes spécifiques de populations [9]. »

Entre culture beatnik et génétique

Mais la « preuve » la plus édifiante vient d’une publication ayant pour titre Cattle report (« Rapport sur les bovins ») et pour auteur un certain Ed Sanders, poète, romancier et chanteur américain de son état [10]. Fondateur du magazine Fuck You (« A Magazine of the Arts »), Sanders y diffuse ses convictions anticapitalistes et écologistes. Il est aussi l’auteur d’un roman polémique à succès, The Family, paru en 1971, portant sur le gourou et meurtrier Charles Manson. Cattle report évoque des vaches mystérieusement « assassinées » et mutilées, sur l’ensemble du territoire des États-Unis, depuis 1967. Ces actes serviraient à mesurer « l’effet des essais bactériologiques atmosphériques » à partir d’organes prélevés sur les animaux : « Les militaires cherchent à fabriquer des microbes spécialisés qui n’attaqueraient que les humains dotés d’un certain patrimoine génétique [11]. » Le militant du MRAP commente : « On est en plein cauchemar. On voudrait croire qu’il ne s’agit là que d’idées folles, issues d’un cerveau malade d’apprenti-sorcier. D’ailleurs, ces "différences naturelles de vulnérabilité" ne seraient-elles pas, elles-mêmes, la reprise de certaines thèses racistes anti-scientifiques [12] ? »

Pour s’en convaincre, Robert Pac a sollicité le biologiste Albert Jacquard (1925-2013). Ce dernier répond à une question dont nous ignorons le libellé mais dont on imagine assez bien qu’elle considère l’hypothèse d’une telle arme biologique et non la certitude qu’elle existe : « toute la stratégie d’une guerre sélective repose sur la différence de résistance de certains groupes à des attaques microbiennes ou virales ; ces différences pourraient être soit d’origine génétique, soit dues à l’histoire de ces groupes et au milieu dans lequel ils ont vécu [13]. » L’auteur de l’article en réfère ensuite à l’Histoire pour montrer qu’il y a eu des précédents tels que l’extermination des Indiens d’Amérique par la variole, le typhus, la rougeole ou la fièvre jaune.

Puis, Pac évoque les stocks de toxines et d’agents viraux et bactériologiques que la CIA entretiendrait. Les faits sont vraisemblables mais à aucun moment le rédacteur n’apporte le début d’une preuve sur les prétendues intentions racialement destructrices des autorités américaines. Comme la preuve manque, il n’est alors pas difficile de montrer ce dont les politiciens cyniques sont capables : deux citations malthusiennes, l’une d’un membre du Congrès, datant de 1969, l’autre d’un proche de Nixon, de 1970, viennent prouver la disposition des élites blanches à se séparer des éléments les plus pauvres de la population. De nouvelles aventures criminelles, à l'instar de celles d’Adolf Hitler, paraissent alors possibles. C’est du moins ce que conclut Robert Pac : « Et si de tels hommes arrivaient au pouvoir ? On tremble à l’idée de ce qui pourrait leur passer par la tête alors qu’ils auraient les mains libres pour utiliser la bombe raciale [14]. »

Une validation de la notion de « race » ?

La thèse de la « bombe raciale » provoque l’irritation d’un lecteur du magazine Différences. Médecin de son état, il dénonce dans une lettre publiée dans le numéro du mois suivant le genre sensationnaliste de l’article mais, surtout, ce qui apparaît comme une validation paradoxale de la notion de race dans un journal antiraciste. Que les Américains puissent envisager une telle arme, cela ne le surprendrait guère mais qu’un militant du MRAP s’avise d’utiliser le terme « race » « dans un texte à fondement biologique », voilà qui est préoccupant [15]. Le médecin analyse alors les failles d’un exposé dont les sources ne font, d’après lui, référence qu’à des armes biologiques non sélectives. Il reprend les conclusions de Pac au sujet de la coccidioïdomycose, contestant, données scientifiques à l’appui, le fait que la maladie soit « généralement inoffensive pour les blancs » ainsi que la répartition des cas en fonction des classifications raciales. Les variables qui peuvent intervenir dans la susceptibilité à une maladie infectieuse, rappelle-t-il, sont multiples, parmi lesquelles des facteurs non « raciaux » tels que « la prévalence de l’infection, la taille de l’inoculum infectant, une infection intercurrente et les conditions socio-économiques » [16]. Le médecin ne veut pas nier les différences ni les susceptibilités génétiques à certaines maladies mais il rappelle que celles-ci concernent « un individu, une famille, un groupe, plus rarement une population, et non pas une race [17]. »

Dans sa réponse, Robert Pac regrette l’emploi abusif du mot « race », qu’il explique par le fait qu’il a manipulé des documents de langue anglaise. En accord avec son détracteur sur les arguments génétiques, il clôt finalement l’échange sur ses présomptions initiales :

« Que les maladies étudiées actuellement par ceux qui projettent la "bombe raciale" ne touchent pas encore que les non-blancs, je le concède, mais leurs recherches vont vers ce but. Et les militants noirs et autres minoritaires craignent qu’une fois mise au point, elle ne soit utilisée à l’intérieur même des frontières des États-Unis pour résoudre la question raciale de façon radicale… et discrète. »

Causalité diabolique

Les discussions s’arrêtent là. Il n’y aura pas, dans les numéros suivants comme ailleurs dans la presse, d’écho à un « scoop » qui en dit finalement davantage sur le positionnement idéologique de son auteur que sur la réalité qu’il n’a pas craint de distordre. Dix ans plus tôt, dans l’organe du MRAP, Droit et Liberté, le même militant avait repris dans un article sur la guerre du Vietnam les propos d’Eldridge Cleaver, un membre important du Black Panther Party, sans émettre davantage de réserves :

« Selon certains, en envoyant 16% de soldats noirs au Viêt-Nam, les États-Unis ont l’intention de se débarrasser de la fleur de la jeunesse noire. […] En contraignant les soldats noirs à se faire les bouchers du peuple viêtnamien, les États-Unis sèment en Asie la haine de la race noire [18]. »

La même « causalité diabolique » produit donc les mêmes effets intellectuels. En 1980, l’anti-impérialisme – ici sous la forme de l’antiaméricanisme –, qui constitue un courant du mouvement antiraciste en France, nourrit à la fois la thèse des docteurs « Folamour » et inspire un abandon de l’esprit critique. L’absence de rigueur dans la sélection des sources, leur interprétation tendancieuse et leur mise en relation fantaisiste conduisit au largage d’une bombe éditoriale qui fit alors, bien heureusement, « pschitt ».

 

Notes :

[1] Le Monde, 5 avril 1980.
[2] Avant 1977, le MRAP s’intitule Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix.
[3] Il existe en fait un « numéro zéro » paru en décembre 1980.
[4] Différences, avril 1971.
[5] Idem.
[6] Une infection mycosique due au champignon Coccidioïdes immitis ou au Coccidioïdes posadasii.
[7] Richard Baum, China Watcher: Confessions of a Peking Tom, Seattle and London: University of Washington Press, 2010.
[8] Différences, avril 1971.
[9] Idem.
[10] Ed Sanders est né le 17 août 1939 à Kansas City (Missouri).
[11] Différences, avril 1971.
[12] Idem.
[13] Idem.
[14] Idem.
[15] Différences, mai 1971.
[16] Idem.
[17] Idem. On notera que le mot race a été écrit ici (ou reproduit) sans guillemets.
[18] Droit et Liberté, juillet-août 1971.

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à propos de l'auteur
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Emmanuel Debono
Emmanuel Debono est historien. Rédacteur en chef de la revue Le DDV, il est l’auteur de Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940 (CNRS Éditions, 2012) et de Le racisme dans le prétoire (PUF, 2019).
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