Les théories du complot : c'est le titre du « Que sais-je ? » que publie aujourd'hui Pierre-André Taguieff aux PUF. Conspiracy Watch en publie les bonnes feuilles.
La plupart des auteurs conspirationnistes recourent à un type d’argumentation sophistique bien connu, qui consiste à multiplier les références ou les « preuves » supposées convergentes, aussi disparates soient-elles, pour paralyser la capacité d’examen critique du lecteur. À peine ce dernier a-t-il mis en évidence une erreur factuelle, une imputation erronée, un amalgame polémique ou un raisonnement fallacieux qu’il se trouve assailli par de nouvelles « preuves » douteuses – indices, témoignages, aveux, rumeurs, etc. –, qu’il lui faut analyser. Le processus est sans fin. Le temps requis par l’examen critique est généralement plus long que le temps mis à lancer une nouvelle « preuve ». Mark Twain l’avait noté à sa manière : « Un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures. » L’esprit critique est en conséquence, le plus souvent, en retard sur le propagateur d’affirmations fausses et d’arguments douteux, de rumeurs ou de légendes. C’est ainsi que les complotistes finissent par gagner des batailles, en épuisant ou en lassant leurs adversaires, qui démissionnent et leur laissent la voie libre.
Ce mitraillage argumentatif illustre la technique de la conglobation, classée comme une figure de style ou de pensée dans la rhétorique classique. Elle consiste, selon Littré, à « réunir plusieurs arguments, plusieurs raisons, pour prouver une même chose », à accumuler plusieurs « preuves » pour démonter une même proposition. Souvent utilisée dans les pamphlets, les plaidoiries et les réquisitoires, la conglobation revient à accumuler dans un texte ou un discours, en général polémique, des arguments, aussi inconsistants soient-ils, pour produire, par leur empilement incessant, un effet de preuve ou de démonstration, l’objectif étant d’intimider l’auditoire pour le conduire à admettre la thèse défendue.
La célèbre anthologie antijuive intitulée La Clé du mystère (1937), procédant par accumulation de noms, de références et de citations pour « prouver » l’existence du mégacomplot juif, constitue une parfaite illustration textuelle du recours à la conglobation. Il n’est pas de meilleure illustration de la notion de causalité diabolique que la page de couverture de l’édition française (1938) de La Clé du mystère, l’un des best-sellers de la littérature conspirationniste occidentale, où on lit : « Presque soudainement, le monde en général a été plongé dans un véritable enfer. L’humanité est accablée… Qui en est la cause ? » La réponse se trouve dans cette anthologie de textes et de documents prétendant fournir la « clé du mystère » : la cause souterraine de l’enfer sur terre, c’est « le Juif ». Telle est la vérité cachée que prétend dévoiler ou révéler la brochure antijuive confectionnée en 1937 par le chef fasciste canadien Adrien Arcand. En 1935, une autre brochure de même facture, éditée par la Solidarité française, formation d’extrême droite, et signée « E. Tast », était parue sous le titre : Ce que l’on vous cache. Documents troublants !
La cause cachée, derrière « le Juif », c’est plus profondément le diable. Pour les adeptes de l’antimaçonnisme barruélien, les véritables maîtres de la franc-maçonnerie se trouvaient non pas dans les loges connues mais dans les « arrière-loges » – entités chimériques inventées pour expliquer l’inexplicable, à savoir la Révolution française. Pour les adeptes de l’antisémitisme apocalyptique né en réaction à la révolution bolchevique, il fallait voir derrière les « bolcheviks juifs », figures de l’Antéchrist, le véritable responsable de la catastrophe révolutionnaire, à savoir Satan [1]. Cette accusation, postulant l’existence d’un « plan luciférien », a été reprise dans un ouvrage posthume de l’essayiste antijuif William Guy Carr, Satan, Prince of the World (1966).
Ce type de textes, qui jouent le rôle de catéchismes complotistes dont s’inspirent les auteurs de pamphlets – tel Céline avec Bagatelles pour un massacre (1937) [2] –, présente plusieurs caractéristiques. En premier lieu, ils sont fabriqués par des petits groupes très organisés composés d’individus motivés, dotés de croyances fortes. En second lieu, ils sont structurés par l’accumulation et la répétition, avec de petites différences, des mêmes thèses ou des mêmes arguments, attribués à des auteurs différents, tous présentés comme des témoins directs et crédibles – ce qui fait surgir un « millefeuille argumentatif [3] ». En troisième lieu, ils sont destinés à un public formé de croyants qui cherchent spontanément des informations susceptibles de confirmer leurs croyances (préjugés, stéréotypes, rumeurs, légendes, etc.), ce qui a pour effet de renforcer ces dernières – on retrouve ici le biais de confirmation d’hypothèse [4], biais cognitif qui explique la persistance des croyances dont Internet favorise la diffusion et l’inculcation autant que la banalisation. En quatrième lieu, leur efficacité symbolique est liée à l’existence de journalistes, d’activistes et surtout désormais de blogueurs s’employant à relayer les thèmes véhiculés par ces écrits de propagande, leur assurant ainsi une diffusion et une légitimité au-delà du public spécialisé.
Si Internet n’est pas à l’origine de la vague complotiste récente, il a banalisé, amplifié et accéléré le phénomène. Les réseaux sociaux contribuent à effacer les frontières entre le champ des connaissances (données confirmées, théories scientifiques) et celui des opinions et des croyances (rumeurs, fables, légendes, mythes). Valéry nous avait prévenus : « Le mélange du vrai et du faux est plus faux que le faux. » S’il convient de ne pas sous-estimer le rôle joué par les réseaux sociaux, il ne faut pas non plus les surestimer, comme nous y incitent ceux qui croient pouvoir tout expliquer par l’évolution des technologies de l’information et de la communication. Les réseaux sociaux contribuent puissamment à la propagation des théories du complot, mais dans des contextes où ces dernières satisfont des demandes sociales qu’ils n’ont pas suscitées. Ces demandes dérivent principalement de besoins cognitifs, qui sont des besoins d’ordre, d’intelligibilité et de sens. Or, les réponses trouvées et sélectionnées sont marquées par différents biais cognitifs : de confirmation d’hypothèse, d’intentionnalité, de disponibilité, etc. On peut y voir autant de façons de réduire la dissonance cognitive suscitée par la coprésence de représentations contradictoires des événements.
Internet est devenu le vaste territoire du relativisme cognitif, alimentant un nouvel obscurantisme, celui de l’ère numérique. Les infatigables optimistes croient y voir le surgissement d’une démocratie sans frontières, fondée sur la pratique de la libre discussion de tous avec tous. Ils regardent le chaos « discussionnel » avec les yeux de l’amour. Et détournent le regard de la « cancel culture », qui répand sur les réseaux sociaux l’esprit de censure tandis que la culture complotiste y banalise le démon du soupçon.
Notes :
[1] C. E. Bärsch, « Der Jude als Antichrist in der NS-Ideologie », Zeitschrift für Religions und Geistesgeschichte, 47 (2), 1995, pp. 160-188 ; J. R. von Bieberstein, « Jüdischer Bolschewismus ». Mythos und Realität, Dresde, Edition Antaios, 2002 ; P.-A. Taguieff, Hitler, les Protocoles des Sages de Sion et Mein Kampf. Antisémitisme apocalyptique et conspirationnisme, Paris, PUF, 2020, pp. 32-33, 164-165.
[2] A. Duraffour & P.-A. Taguieff, Céline, la race, le Juif. Légende littéraire et vérité historique, Paris, Fayard, 2017, pp. 443-548.
[3] G. Bronner, « L’effet “Fort” et les damnés du mythe du complot », Raison publique, n° 16, juin 2012, pp. 55-66 ; id., « Pourquoi les théories du complot se portent-elles si bien ? L’exemple de Charlie Hebdo », Diogène, n° 240-250, janvier-juin 2015, pp. 15-18.
[4] L. Ross L. & M. R. Lepper, « The Perseverance of Beliefs: Empirical and Normative Considerations », in R. A. Shweder & D. W. Fiske (eds.), News Directions for Methodology of Behavioral Science: Faillible Judgment in Behavioral Research, San Francisco, Jossey-Bass, 1980, pp. 17-36.
La plupart des auteurs conspirationnistes recourent à un type d’argumentation sophistique bien connu, qui consiste à multiplier les références ou les « preuves » supposées convergentes, aussi disparates soient-elles, pour paralyser la capacité d’examen critique du lecteur. À peine ce dernier a-t-il mis en évidence une erreur factuelle, une imputation erronée, un amalgame polémique ou un raisonnement fallacieux qu’il se trouve assailli par de nouvelles « preuves » douteuses – indices, témoignages, aveux, rumeurs, etc. –, qu’il lui faut analyser. Le processus est sans fin. Le temps requis par l’examen critique est généralement plus long que le temps mis à lancer une nouvelle « preuve ». Mark Twain l’avait noté à sa manière : « Un mensonge peut faire le tour de la terre le temps que la vérité mette ses chaussures. » L’esprit critique est en conséquence, le plus souvent, en retard sur le propagateur d’affirmations fausses et d’arguments douteux, de rumeurs ou de légendes. C’est ainsi que les complotistes finissent par gagner des batailles, en épuisant ou en lassant leurs adversaires, qui démissionnent et leur laissent la voie libre.
Ce mitraillage argumentatif illustre la technique de la conglobation, classée comme une figure de style ou de pensée dans la rhétorique classique. Elle consiste, selon Littré, à « réunir plusieurs arguments, plusieurs raisons, pour prouver une même chose », à accumuler plusieurs « preuves » pour démonter une même proposition. Souvent utilisée dans les pamphlets, les plaidoiries et les réquisitoires, la conglobation revient à accumuler dans un texte ou un discours, en général polémique, des arguments, aussi inconsistants soient-ils, pour produire, par leur empilement incessant, un effet de preuve ou de démonstration, l’objectif étant d’intimider l’auditoire pour le conduire à admettre la thèse défendue.
La célèbre anthologie antijuive intitulée La Clé du mystère (1937), procédant par accumulation de noms, de références et de citations pour « prouver » l’existence du mégacomplot juif, constitue une parfaite illustration textuelle du recours à la conglobation. Il n’est pas de meilleure illustration de la notion de causalité diabolique que la page de couverture de l’édition française (1938) de La Clé du mystère, l’un des best-sellers de la littérature conspirationniste occidentale, où on lit : « Presque soudainement, le monde en général a été plongé dans un véritable enfer. L’humanité est accablée… Qui en est la cause ? » La réponse se trouve dans cette anthologie de textes et de documents prétendant fournir la « clé du mystère » : la cause souterraine de l’enfer sur terre, c’est « le Juif ». Telle est la vérité cachée que prétend dévoiler ou révéler la brochure antijuive confectionnée en 1937 par le chef fasciste canadien Adrien Arcand. En 1935, une autre brochure de même facture, éditée par la Solidarité française, formation d’extrême droite, et signée « E. Tast », était parue sous le titre : Ce que l’on vous cache. Documents troublants !
La cause cachée, derrière « le Juif », c’est plus profondément le diable. Pour les adeptes de l’antimaçonnisme barruélien, les véritables maîtres de la franc-maçonnerie se trouvaient non pas dans les loges connues mais dans les « arrière-loges » – entités chimériques inventées pour expliquer l’inexplicable, à savoir la Révolution française. Pour les adeptes de l’antisémitisme apocalyptique né en réaction à la révolution bolchevique, il fallait voir derrière les « bolcheviks juifs », figures de l’Antéchrist, le véritable responsable de la catastrophe révolutionnaire, à savoir Satan [1]. Cette accusation, postulant l’existence d’un « plan luciférien », a été reprise dans un ouvrage posthume de l’essayiste antijuif William Guy Carr, Satan, Prince of the World (1966).
Ce type de textes, qui jouent le rôle de catéchismes complotistes dont s’inspirent les auteurs de pamphlets – tel Céline avec Bagatelles pour un massacre (1937) [2] –, présente plusieurs caractéristiques. En premier lieu, ils sont fabriqués par des petits groupes très organisés composés d’individus motivés, dotés de croyances fortes. En second lieu, ils sont structurés par l’accumulation et la répétition, avec de petites différences, des mêmes thèses ou des mêmes arguments, attribués à des auteurs différents, tous présentés comme des témoins directs et crédibles – ce qui fait surgir un « millefeuille argumentatif [3] ». En troisième lieu, ils sont destinés à un public formé de croyants qui cherchent spontanément des informations susceptibles de confirmer leurs croyances (préjugés, stéréotypes, rumeurs, légendes, etc.), ce qui a pour effet de renforcer ces dernières – on retrouve ici le biais de confirmation d’hypothèse [4], biais cognitif qui explique la persistance des croyances dont Internet favorise la diffusion et l’inculcation autant que la banalisation. En quatrième lieu, leur efficacité symbolique est liée à l’existence de journalistes, d’activistes et surtout désormais de blogueurs s’employant à relayer les thèmes véhiculés par ces écrits de propagande, leur assurant ainsi une diffusion et une légitimité au-delà du public spécialisé.
Si Internet n’est pas à l’origine de la vague complotiste récente, il a banalisé, amplifié et accéléré le phénomène. Les réseaux sociaux contribuent à effacer les frontières entre le champ des connaissances (données confirmées, théories scientifiques) et celui des opinions et des croyances (rumeurs, fables, légendes, mythes). Valéry nous avait prévenus : « Le mélange du vrai et du faux est plus faux que le faux. » S’il convient de ne pas sous-estimer le rôle joué par les réseaux sociaux, il ne faut pas non plus les surestimer, comme nous y incitent ceux qui croient pouvoir tout expliquer par l’évolution des technologies de l’information et de la communication. Les réseaux sociaux contribuent puissamment à la propagation des théories du complot, mais dans des contextes où ces dernières satisfont des demandes sociales qu’ils n’ont pas suscitées. Ces demandes dérivent principalement de besoins cognitifs, qui sont des besoins d’ordre, d’intelligibilité et de sens. Or, les réponses trouvées et sélectionnées sont marquées par différents biais cognitifs : de confirmation d’hypothèse, d’intentionnalité, de disponibilité, etc. On peut y voir autant de façons de réduire la dissonance cognitive suscitée par la coprésence de représentations contradictoires des événements.
Internet est devenu le vaste territoire du relativisme cognitif, alimentant un nouvel obscurantisme, celui de l’ère numérique. Les infatigables optimistes croient y voir le surgissement d’une démocratie sans frontières, fondée sur la pratique de la libre discussion de tous avec tous. Ils regardent le chaos « discussionnel » avec les yeux de l’amour. Et détournent le regard de la « cancel culture », qui répand sur les réseaux sociaux l’esprit de censure tandis que la culture complotiste y banalise le démon du soupçon.
Notes :
[1] C. E. Bärsch, « Der Jude als Antichrist in der NS-Ideologie », Zeitschrift für Religions und Geistesgeschichte, 47 (2), 1995, pp. 160-188 ; J. R. von Bieberstein, « Jüdischer Bolschewismus ». Mythos und Realität, Dresde, Edition Antaios, 2002 ; P.-A. Taguieff, Hitler, les Protocoles des Sages de Sion et Mein Kampf. Antisémitisme apocalyptique et conspirationnisme, Paris, PUF, 2020, pp. 32-33, 164-165.
[2] A. Duraffour & P.-A. Taguieff, Céline, la race, le Juif. Légende littéraire et vérité historique, Paris, Fayard, 2017, pp. 443-548.
[3] G. Bronner, « L’effet “Fort” et les damnés du mythe du complot », Raison publique, n° 16, juin 2012, pp. 55-66 ; id., « Pourquoi les théories du complot se portent-elles si bien ? L’exemple de Charlie Hebdo », Diogène, n° 240-250, janvier-juin 2015, pp. 15-18.
[4] L. Ross L. & M. R. Lepper, « The Perseverance of Beliefs: Empirical and Normative Considerations », in R. A. Shweder & D. W. Fiske (eds.), News Directions for Methodology of Behavioral Science: Faillible Judgment in Behavioral Research, San Francisco, Jossey-Bass, 1980, pp. 17-36.
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