Le numéro de mars 2009 du mensuel Sciences et Avenir a consacré un dossier aux Archives nationales. On y apprend la découverte, parmi les trésors que recèle la fameuse "armoire de fer", de la fiche signalétique d'Adolf Hitler, établie par les Renseignements Généraux français en 1924. La France venait de commencer à occuper la Ruhr et Hitler, alors petit agitateur d'extrême droite (le « Mussolini allemand » peut-on lire sur la fiche), venait d'être jeté en cellule à la suite du putsch raté de la Brasserie de Munich.
La photographie de cette fiche, reproduite dans le magazine, suscite un trouble justifié. Sous le nom de "Hitler" sont en effet inscrits deux prénoms : "Adolphe" et "Jacob" ! La rédaction de Sciences et Avenir a confirmé l'authenticité de cette fiche, reconnaissant ignorer « à partir de quelles informations ces renseignements ont été établis ».
Sciences et Avenir omet toutefois de préciser que la fiche de renseignements en question contient également deux erreurs grossières concernant l’état civil de Hitler. Celui-ci n’est pas né en 1880, comme il est écrit sur la fiche, mais en 1889. Il n’est pas non plus né à Passau (ville de Bavière où il a vécu avec sa famille de 1892 à 1894), mais à Braunau am Inn, en Autriche. Ce qui devrait inciter à la plus grande prudence quant au crédit qu’il convient d’accorder à ces « informations ».
Le fait est qu'aucun historien n’a jamais mentionné l’existence d’un second prénom de Hitler. A tout le moins, Sciences et Avenir n’a pas cherché à confronter ce document avec l'acte de naissance ou d'autres papiers d'identité du Fürher qui, jusqu’à preuve du contraire, ne contiennent qu’un seul prénom : Adolf.
Le mythe des origines juives de Hitler, puisque c’est bien cela que suggère le deuxième prénom porté sur la fiche, a alimenté toute une rhétorique antisémite voulant que celui qui a exterminé les Juifs d’Europe soit lui-même Juif. A cet égard, on peut relever que le rédacteur de cette fiche de police n’était peut-être pas exempt de toute arrière-pensée lorsqu’il écrivait, au sujet de Hitler : « Ne serait que l'instrument de puissances supérieures ». De quelle « puissances supérieures » autres que celles de la haine et de la bêtise l'officier des RG qui a rédigé cette fiche voulait-il donc parler ?
BONUS : Extraits de Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 1998 :
La troisième possibilité serait qu’Adolf Hitler ait eu un grand-père juif. Des rumeurs en ce sens circulèrent dans les cafés munichois au début des années 1920 et furent encouragées à l’étranger par la presse à sensation au cours des années 30. Ainsi a-t-on suggéré que Hüttler était un nom juif et « révélé » que l’on pouvait le rattacher à une famille juive de Bucarest du nom de Hitler. Et l’on a même prétendu que son père n’était autre que le fils du baron Rothschild, dans la maison viennoise duquel sa grand-mère aurait été un temps servante (1). Mais les spéculations les plus sérieuses sur les origines juives supposées de Hitler sont postérieures à la Seconde Guerre mondiale et sont directement liées aux souvenirs du grand avocat nazi et gouverneur général de la Pologne, Hans Frank, dictés dans sa cellule de Nuremberg alors qu’il attendait d’être pendu.
A l’en croire, Hitler serait venu le voir à la fin de l’année 1930 pour lui soumettre une lettre de son neveu, William Patrick Hitler (fils de son demi-frère Aloïs, quelque temps marié avec une Irlandaise) : en rapport avec les rumeurs que colportait la presse sur les origines de Hitler, il menaçait de révéler que du sang juif coulait dans ses veines. Soi-disant chargé par Hitler d’enquêter sur l’histoire de sa famille, Frank aurait découvert que Maria Anna Schicklgruber aurait eu son enfant alors qu’elle était cuisinière chez une famille juive de Graz, les Frankenberger. Plus encore : Frankenberger père aurait fait des versements réguliers pour élever l’enfant au nom de son fils, qui avait autour de dix-neuf ans à la naissance, et ce jusqu’au quatorzième anniversaire de l’enfant. D’après Frank, Hitler assura savoir, par son père comme par sa grand-mère, que son grand-père n’était pas le Juif de Graz. Mais sa grand-mère et son mari ultérieur étaient si pauvres qu’ils avaient décidé d’amener le Juif à payer en lui faisant croire qu’il était le père (2).
L’histoire de Frank connut un large écho dans les années 1950 (3). Mais elle ne tient pas debout. Il n’y a jamais eu de famille juive répondant au nom de Frankenberger à Graz dans les années 1830. En vérité, il n’y avait même pas trace de Juifs dans toute la Styrie à cette époque, car les Juifs ne furent autorisés à s’installer dans cette partie de l’Autriche que dans les années 1860. On y trouve une famille Frankenreiter, mais elle n’était pas juive. Qui plus est, rien ne prouve que Maria Anna ait jamais été à Graz, encore moins qu’elle ait servi chez le boucher Leopold Frenkenreiter. On n’a jamais trouvé non plus la moindre correspondance entre Maria Anna et une famille Frankenberg ou Frankenreiter. Le fils de Leopold Frankenreiter et prétendu père du bébé (selon le récit de Frank et à supposer qu’il ait simplement confondu les noms), pour lequel Frankenreiter aurait apparemment été disposé à payer l’éducation treize années durant, n’avait que dix ans à l’époque de la naissance d’Aloïs. Qui plus est, la famille Frankenreiter connaissait des temps si difficiles que l’on voit mal comment elle aurait pu verser la moindre pension à Maria Anna Schicklgruber. Tout aussi peu crédible est l’affirmation de Frank, suivant laquelle Hitler aurait su par sa grand-mère que toute cette histoire de Graz était fausse : sa grand-mère était morte depuis plus de quarante ans quand Hitler est né. Et que Hitler ait reçu en 1930 une lettre de chantage de son neveu est également douteux. Si tel était le cas, William Patrick – qui s’était rendu maintes fois importun en mettant à contribution son oncle célèbre – a eu bien de la chance de sortir vivant des quelques années suivantes qu’il passa pour l’essentiel en Allemagne et d’avoir pu quitter le pays définitivement en décembre 1938. Quand elles sortirent dans un journal parisien, en août 1939, ses « révélations » ne disaient mot de cette histoire de Graz (4). Les diverses enquêtes que la Gestapo a réalisées dans les années 1930 et 1940 sur les origines familiales de Hitler ne contiennent pas non plus la moindre allusion à Graz. En vérité, on ne devait pas découvrir de nouveaux squelettes dans le placard. Dictés à l’époque où il attendait d’être pendu, et où il se trouvait manifestement en proie à une crise psychologique, les Mémoires de Frank fourmillent d’inexactitudes et doivent être utilisées avec prudence (5). Pour ce qui est du prétendu grand-père juif de Hitler, ils sont dénués de valeur. Quelle que soit son identité, ce grand-père n’était pas un Juif de Graz (6).
Notes :
(1) L’article publié le 14 octobre 1933 par le Daily Miror, en Grande-Bretagne, et prétendant montrer la « tombe juive du grand-père de Hitler » dans un cimetière de Bucarest, est un exemple de ce sensationnalisme. En épinglant le nom de Salomon au XVIIIe siècle dans la généalogie officielle approuvée par Hitler, le Neue Zürcher Zeitung, dans l’été 1932, attisa l’intérêt de la presse pour les prétendus ancêtres juifs de Hitler. En réalité, le nom de Salomon était une erreur du généalogiste viennois, le Dr Karl Friedrich von Frank, qu’il s’empressa de corriger. Mais le dommage était fait.
(2) Hans Frank, Im Angesicht des Galgens, Munich/Gräfelfing, 1953, p. 330-331.
(3) Le principal responsable en est Jetzinger (…) qui prit pour argent comptant les souvenirs de Frank. L’un des éléments de « preuve », une photographie du père de Hitler trahissant ses « airs juifs », est à l’évidence un portrait de quelqu’un d’autre (…).
(4) Patrick Hitler, « Mon oncle Adolf », Paris soir, 5 août 1939, p. 4-5. Cet article n’est au fond qu’une diatribe largement dénuée de valeur.
(5) Rejetant elle aussi la version de Frank, Brigitte Hamann (…) imagine que, lui-même antisémite de longue date, Frank aurait ainsi trouvé le moyen de reprocher aux Juifs d’avoir engendré un « Hitler juif » (...).
(6) Pour expliquer son antisémitisme paranoïde, la question la plus pertinente, a-t-on soutenu, n’est pas de savoir s’il avait effectivement un grand-père juif, mais s’il se croyait en partie juif (…). Nous aurons l’occasion de revenir sur les origines et les sources de la haine des Juifs chez Hitler. Mais comme on n’a aucun indice que l’idée qu’il pût être partiellement juif lui soit venue avant que ses ennemis politiques n’aient commencé à en propager la rumeur dans les années 1920 – époque à laquelle son antisémitisme était profondément enraciné –, il n’y a pas grand-chose pour étayer cette spéculation. En tout état de cause, cette interrogation sur ses origines partiellement juives aurait signifié que Hitler était déjà antisémite. (…)
Le numéro de mars 2009 du mensuel Sciences et Avenir a consacré un dossier aux Archives nationales. On y apprend la découverte, parmi les trésors que recèle la fameuse "armoire de fer", de la fiche signalétique d'Adolf Hitler, établie par les Renseignements Généraux français en 1924. La France venait de commencer à occuper la Ruhr et Hitler, alors petit agitateur d'extrême droite (le « Mussolini allemand » peut-on lire sur la fiche), venait d'être jeté en cellule à la suite du putsch raté de la Brasserie de Munich.
La photographie de cette fiche, reproduite dans le magazine, suscite un trouble justifié. Sous le nom de "Hitler" sont en effet inscrits deux prénoms : "Adolphe" et "Jacob" ! La rédaction de Sciences et Avenir a confirmé l'authenticité de cette fiche, reconnaissant ignorer « à partir de quelles informations ces renseignements ont été établis ».
Sciences et Avenir omet toutefois de préciser que la fiche de renseignements en question contient également deux erreurs grossières concernant l’état civil de Hitler. Celui-ci n’est pas né en 1880, comme il est écrit sur la fiche, mais en 1889. Il n’est pas non plus né à Passau (ville de Bavière où il a vécu avec sa famille de 1892 à 1894), mais à Braunau am Inn, en Autriche. Ce qui devrait inciter à la plus grande prudence quant au crédit qu’il convient d’accorder à ces « informations ».
Le fait est qu'aucun historien n’a jamais mentionné l’existence d’un second prénom de Hitler. A tout le moins, Sciences et Avenir n’a pas cherché à confronter ce document avec l'acte de naissance ou d'autres papiers d'identité du Fürher qui, jusqu’à preuve du contraire, ne contiennent qu’un seul prénom : Adolf.
Le mythe des origines juives de Hitler, puisque c’est bien cela que suggère le deuxième prénom porté sur la fiche, a alimenté toute une rhétorique antisémite voulant que celui qui a exterminé les Juifs d’Europe soit lui-même Juif. A cet égard, on peut relever que le rédacteur de cette fiche de police n’était peut-être pas exempt de toute arrière-pensée lorsqu’il écrivait, au sujet de Hitler : « Ne serait que l'instrument de puissances supérieures ». De quelle « puissances supérieures » autres que celles de la haine et de la bêtise l'officier des RG qui a rédigé cette fiche voulait-il donc parler ?
BONUS : Extraits de Ian Kershaw, Hitler, Flammarion, 1998 :
La troisième possibilité serait qu’Adolf Hitler ait eu un grand-père juif. Des rumeurs en ce sens circulèrent dans les cafés munichois au début des années 1920 et furent encouragées à l’étranger par la presse à sensation au cours des années 30. Ainsi a-t-on suggéré que Hüttler était un nom juif et « révélé » que l’on pouvait le rattacher à une famille juive de Bucarest du nom de Hitler. Et l’on a même prétendu que son père n’était autre que le fils du baron Rothschild, dans la maison viennoise duquel sa grand-mère aurait été un temps servante (1). Mais les spéculations les plus sérieuses sur les origines juives supposées de Hitler sont postérieures à la Seconde Guerre mondiale et sont directement liées aux souvenirs du grand avocat nazi et gouverneur général de la Pologne, Hans Frank, dictés dans sa cellule de Nuremberg alors qu’il attendait d’être pendu.
A l’en croire, Hitler serait venu le voir à la fin de l’année 1930 pour lui soumettre une lettre de son neveu, William Patrick Hitler (fils de son demi-frère Aloïs, quelque temps marié avec une Irlandaise) : en rapport avec les rumeurs que colportait la presse sur les origines de Hitler, il menaçait de révéler que du sang juif coulait dans ses veines. Soi-disant chargé par Hitler d’enquêter sur l’histoire de sa famille, Frank aurait découvert que Maria Anna Schicklgruber aurait eu son enfant alors qu’elle était cuisinière chez une famille juive de Graz, les Frankenberger. Plus encore : Frankenberger père aurait fait des versements réguliers pour élever l’enfant au nom de son fils, qui avait autour de dix-neuf ans à la naissance, et ce jusqu’au quatorzième anniversaire de l’enfant. D’après Frank, Hitler assura savoir, par son père comme par sa grand-mère, que son grand-père n’était pas le Juif de Graz. Mais sa grand-mère et son mari ultérieur étaient si pauvres qu’ils avaient décidé d’amener le Juif à payer en lui faisant croire qu’il était le père (2).
L’histoire de Frank connut un large écho dans les années 1950 (3). Mais elle ne tient pas debout. Il n’y a jamais eu de famille juive répondant au nom de Frankenberger à Graz dans les années 1830. En vérité, il n’y avait même pas trace de Juifs dans toute la Styrie à cette époque, car les Juifs ne furent autorisés à s’installer dans cette partie de l’Autriche que dans les années 1860. On y trouve une famille Frankenreiter, mais elle n’était pas juive. Qui plus est, rien ne prouve que Maria Anna ait jamais été à Graz, encore moins qu’elle ait servi chez le boucher Leopold Frenkenreiter. On n’a jamais trouvé non plus la moindre correspondance entre Maria Anna et une famille Frankenberg ou Frankenreiter. Le fils de Leopold Frankenreiter et prétendu père du bébé (selon le récit de Frank et à supposer qu’il ait simplement confondu les noms), pour lequel Frankenreiter aurait apparemment été disposé à payer l’éducation treize années durant, n’avait que dix ans à l’époque de la naissance d’Aloïs. Qui plus est, la famille Frankenreiter connaissait des temps si difficiles que l’on voit mal comment elle aurait pu verser la moindre pension à Maria Anna Schicklgruber. Tout aussi peu crédible est l’affirmation de Frank, suivant laquelle Hitler aurait su par sa grand-mère que toute cette histoire de Graz était fausse : sa grand-mère était morte depuis plus de quarante ans quand Hitler est né. Et que Hitler ait reçu en 1930 une lettre de chantage de son neveu est également douteux. Si tel était le cas, William Patrick – qui s’était rendu maintes fois importun en mettant à contribution son oncle célèbre – a eu bien de la chance de sortir vivant des quelques années suivantes qu’il passa pour l’essentiel en Allemagne et d’avoir pu quitter le pays définitivement en décembre 1938. Quand elles sortirent dans un journal parisien, en août 1939, ses « révélations » ne disaient mot de cette histoire de Graz (4). Les diverses enquêtes que la Gestapo a réalisées dans les années 1930 et 1940 sur les origines familiales de Hitler ne contiennent pas non plus la moindre allusion à Graz. En vérité, on ne devait pas découvrir de nouveaux squelettes dans le placard. Dictés à l’époque où il attendait d’être pendu, et où il se trouvait manifestement en proie à une crise psychologique, les Mémoires de Frank fourmillent d’inexactitudes et doivent être utilisées avec prudence (5). Pour ce qui est du prétendu grand-père juif de Hitler, ils sont dénués de valeur. Quelle que soit son identité, ce grand-père n’était pas un Juif de Graz (6).
Notes :
(1) L’article publié le 14 octobre 1933 par le Daily Miror, en Grande-Bretagne, et prétendant montrer la « tombe juive du grand-père de Hitler » dans un cimetière de Bucarest, est un exemple de ce sensationnalisme. En épinglant le nom de Salomon au XVIIIe siècle dans la généalogie officielle approuvée par Hitler, le Neue Zürcher Zeitung, dans l’été 1932, attisa l’intérêt de la presse pour les prétendus ancêtres juifs de Hitler. En réalité, le nom de Salomon était une erreur du généalogiste viennois, le Dr Karl Friedrich von Frank, qu’il s’empressa de corriger. Mais le dommage était fait.
(2) Hans Frank, Im Angesicht des Galgens, Munich/Gräfelfing, 1953, p. 330-331.
(3) Le principal responsable en est Jetzinger (…) qui prit pour argent comptant les souvenirs de Frank. L’un des éléments de « preuve », une photographie du père de Hitler trahissant ses « airs juifs », est à l’évidence un portrait de quelqu’un d’autre (…).
(4) Patrick Hitler, « Mon oncle Adolf », Paris soir, 5 août 1939, p. 4-5. Cet article n’est au fond qu’une diatribe largement dénuée de valeur.
(5) Rejetant elle aussi la version de Frank, Brigitte Hamann (…) imagine que, lui-même antisémite de longue date, Frank aurait ainsi trouvé le moyen de reprocher aux Juifs d’avoir engendré un « Hitler juif » (...).
(6) Pour expliquer son antisémitisme paranoïde, la question la plus pertinente, a-t-on soutenu, n’est pas de savoir s’il avait effectivement un grand-père juif, mais s’il se croyait en partie juif (…). Nous aurons l’occasion de revenir sur les origines et les sources de la haine des Juifs chez Hitler. Mais comme on n’a aucun indice que l’idée qu’il pût être partiellement juif lui soit venue avant que ses ennemis politiques n’aient commencé à en propager la rumeur dans les années 1920 – époque à laquelle son antisémitisme était profondément enraciné –, il n’y a pas grand-chose pour étayer cette spéculation. En tout état de cause, cette interrogation sur ses origines partiellement juives aurait signifié que Hitler était déjà antisémite. (…)
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