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La dénonciation et la révélation : les logiques négationnistes

Historienne spécialiste du négationnisme, Stéphanie Courouble Share publie ce jour Les idées fausses ne meurent jamais*. Conspiracy Watch en publie en exclusivité les bonnes feuilles.

Les idées fausses ne meurent jamais, de Stéphanie Courouble Share (éd. Le Bord de l'eau, 2021).

En énonçant la question « Faut-il croire aux chambres à gaz ? », les négationnistes tentent de faire passer un fait historique dans le domaine de la « croyance ». Or, ce procédé tient de la logique de dénonciation définie par le sociologue français Luc Boltanski. En effet : « La dénonciation de l’injustice suppose […] la référence à un coupable ou à un responsable [1]. » Le dénonciateur doit « instituer une croyance et, au moyen d’une rhétorique, convaincre d’autres personnes, les associer à sa protestation, les mobiliser, et pour cela non seulement les assurer qu’il dit vrai, mais aussi que cette vérité est bonne à dire et que la violence consécutive au dévoilement est à la mesure de l’injustice dénoncée [2] ».

En s’inscrivant toujours dans la sphère religieuse, nos dénonciateurs se placent également dans une logique prophétique dans le sens où le prophète est investi du rôle de porter une révélation bonne ou mauvaise [3]. Malgré le fait que les négationnistes n’aient pas pour objectif final la révélation, cette définition s’applique partiellement à eux : tout comme les prophètes, ils entendent bien révéler la bonne nouvelle. Dans leur livre L’Échec d’une prophétie, les sociologues américains Leon Festinger, Henry Riecken et Stanley Schachter décrivent cet étrange comportement : « L’homme de foi est inébranlable. Dites-lui votre désaccord, il vous tourne le dos. Montrez-lui des faits et des chiffres, il vous interroge sur leur provenance. Faites appel à la logique, il ne voit pas en quoi cela le concerne. » Les auteurs ajoutent sur l’entêtement du prophète :

« Mais l’ingéniosité de l’homme ne se borne pas à défendre sa foi. Supposons qu’un individu croie de tout cœur à quelque chose. Supposons aussi qu’il se soit engagé et ait commis au nom de cette conviction des actes irréversibles. Supposons enfin qu’on lui fournisse la preuve incontestable et sans équivoque du caractère erroné de sa croyance. Que se passera-t-il souvent ? Non seulement, l’individu ne sera pas ébranlé, mais il en sortira plus convaincu que jamais de la « vérité » de sa foi. Peut-être ira-t-il jusqu’à montrer une ardeur nouvelle à convaincre et à convertir des profanes. »

Car cette mission, il est vrai, ne peut réussir que si le prophète est soutenu :

« Un croyant isolé a peu de chances de tenir face au désaveu des faits. Si, au contraire, il fait partie d’un groupe de fidèles capables de se fournir un soutien réciproque, on peut s’attendre à ce que la croyance soit maintenue : les fidèles se lancent dans le prosélytisme et tentent de convaincre les profanes de la justesse de leurs prédictions avortées [4]. »

Pour les négationnistes, il s’agit de dénoncer un mensonge et de démontrer l’imposture qui se serait emparée du sens commun. Les négationnistes deviennent des pamphlétaires. Dans son livre La Parole pamphlétaire, M. Angenot explique ainsi : « Le pamphlétaire est porteur d’une vérité à ses yeux aveuglante, telle qu’elle devrait de toute évidence imprégner le champ où il prétend agir – et pourtant il se trouve seul à la défendre et refoulé sur les marges par un inexplicable scandale. » Il doit démontrer l’« imposture » qui, semble-t-il, a convaincu le sens commun. Il lui faut donc persuader « avec un long train de raisons d’une évidence qui lui est immédiate. La vérité qu’il va défendre apparaît comme un paradoxe et la stratégie qu’il doit employer pour la défendre est elle-même paradoxale et frustrante [5] ».

Comme dans l’allégorie de Platon, les hommes sont, selon eux, enchaînés dans une « caverne » avec leurs illusions et refusent de faire l’effort nécessaire pour en sortir, pour retrouver lumière et vérité. Les négationnistes vivent ainsi avec le sentiment qu’il existe un complot, nommé par M. Angenot la « paranoïa de la conspiration », se traduisant par des délires d’interprétation, l’amalgame des personnes, des phénomènes, la haine et la peur de l’autre. Avec les négationnistes, la conspiration perdure puisqu’on les empêche de s’expliquer. Selon eux, les lois en vigueur dans plusieurs pays leur interdisant de s’exprimer sont une preuve supplémentaire qu’ils ont raison [6]. Les négationnistes créent des situations où ils peuvent se poser en victimes, ils développent ce que l’on peut nommer le « syndrome de Galilée » : ce sont des « révolutionnaires persécutés » à qui l’on n’octroie pas la parole. Parfois dénoncée, parfois implicite, se dresse une « conspiration juive internationale » qui vient rejoindre les autres théories conspirationnistes [7]. Malgré la difficulté à diagnostiquer de façon stricte la maladie de la paranoïa, l’historien Jacques Kornberg observait déjà, dans un texte paru dans les années quatre-vingt-dix, que les discours d’A. Butz en comportaient indubitablement les signes [8].

 

Notes :
[1] Luc Boltanski, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, n°51, p. 3.
[2] En se référant au sociologue Bruno Latour, L. Boltanski entreprend une description des actants, L'Amour et la Justice comme compétences, Paris, Métaillé, 1990, p. 266-300 : le dénonciateur (l’auteur de la dénonciation), la victime (celle au nom de qui on dénonce), le persécuteur (celui dont l’action préjudiciable est dénoncée), le juge (l’autorité devant laquelle la dénonciation est accomplie). Il explique qu’il peut également exister une proximité entre les actants, c’est-à-dire que la relation peut être proche ou distante, déterminant le taux de normalité de la dénonciation. Étant donné que celle-ci entraîne le châtiment du coupable, il semble donc anormal de dénoncer un proche ; c’est pourquoi, pour que la dénonciation soit efficace, il est nécessaire qu’il y ait une relation d’altérité entre la victime et le dénonciateur.
[3] Pour une définition du terme, cf. André Neher, Prophètes et Prophéties: l’essence du prophétisme, Paris, Payot, 1995, 322 p. Le sociologue Max Weber distingue le prophète du prêtre et du sorcier. Selon lui, le prophète, sauveur, n’a qu’un seul but : annoncer sa prophétie. Max Weber, Économie et société II. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, 1971.
[4] Leon Festinger, Henry Riecken et Stanley Schachter, L’Échec d’une prophétie : psychologie sociale d’un groupe de fidèles qui prédisaient la fin du monde, Paris, PUF, 1993, p. 1-2 (traduit de l’anglais : When Prophecy Fails : A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World, University of Minnesota Press, 1956).
[5] Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Payot & Rivages, 1995, p. 38-39.
[6] Bradley R. Smith, « The Holocaust Controversy. The Case For Open Debate », The Chronicle, 5 novembre 1991.
[7] Un exemple récent d’une telle théorie est que les Juifs n’étaient pas dans les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 durant les attaques parce que c’étaient eux les organisateurs de cet attentat. Voir le film de Marc Levin, Protocols of Zion (Les Protocoles de la Rumeur), 2005.
[8] Jacques Kornberg, « The Paranoid Style : Analysis of a Holocaust-denial Text », Patterns of Prejudice, vol. 29, 1995.

 

* Les idées fausses ne meurent jamais… Le négationnisme, histoire d’un réseau international (éd. Le Bord de l'Eau, préface de Pascal Ory, 2021, 26 €).

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Les idées fausses ne meurent jamais, de Stéphanie Courouble Share (éd. Le Bord de l'eau, 2021).

En énonçant la question « Faut-il croire aux chambres à gaz ? », les négationnistes tentent de faire passer un fait historique dans le domaine de la « croyance ». Or, ce procédé tient de la logique de dénonciation définie par le sociologue français Luc Boltanski. En effet : « La dénonciation de l’injustice suppose […] la référence à un coupable ou à un responsable [1]. » Le dénonciateur doit « instituer une croyance et, au moyen d’une rhétorique, convaincre d’autres personnes, les associer à sa protestation, les mobiliser, et pour cela non seulement les assurer qu’il dit vrai, mais aussi que cette vérité est bonne à dire et que la violence consécutive au dévoilement est à la mesure de l’injustice dénoncée [2] ».

En s’inscrivant toujours dans la sphère religieuse, nos dénonciateurs se placent également dans une logique prophétique dans le sens où le prophète est investi du rôle de porter une révélation bonne ou mauvaise [3]. Malgré le fait que les négationnistes n’aient pas pour objectif final la révélation, cette définition s’applique partiellement à eux : tout comme les prophètes, ils entendent bien révéler la bonne nouvelle. Dans leur livre L’Échec d’une prophétie, les sociologues américains Leon Festinger, Henry Riecken et Stanley Schachter décrivent cet étrange comportement : « L’homme de foi est inébranlable. Dites-lui votre désaccord, il vous tourne le dos. Montrez-lui des faits et des chiffres, il vous interroge sur leur provenance. Faites appel à la logique, il ne voit pas en quoi cela le concerne. » Les auteurs ajoutent sur l’entêtement du prophète :

« Mais l’ingéniosité de l’homme ne se borne pas à défendre sa foi. Supposons qu’un individu croie de tout cœur à quelque chose. Supposons aussi qu’il se soit engagé et ait commis au nom de cette conviction des actes irréversibles. Supposons enfin qu’on lui fournisse la preuve incontestable et sans équivoque du caractère erroné de sa croyance. Que se passera-t-il souvent ? Non seulement, l’individu ne sera pas ébranlé, mais il en sortira plus convaincu que jamais de la « vérité » de sa foi. Peut-être ira-t-il jusqu’à montrer une ardeur nouvelle à convaincre et à convertir des profanes. »

Car cette mission, il est vrai, ne peut réussir que si le prophète est soutenu :

« Un croyant isolé a peu de chances de tenir face au désaveu des faits. Si, au contraire, il fait partie d’un groupe de fidèles capables de se fournir un soutien réciproque, on peut s’attendre à ce que la croyance soit maintenue : les fidèles se lancent dans le prosélytisme et tentent de convaincre les profanes de la justesse de leurs prédictions avortées [4]. »

Pour les négationnistes, il s’agit de dénoncer un mensonge et de démontrer l’imposture qui se serait emparée du sens commun. Les négationnistes deviennent des pamphlétaires. Dans son livre La Parole pamphlétaire, M. Angenot explique ainsi : « Le pamphlétaire est porteur d’une vérité à ses yeux aveuglante, telle qu’elle devrait de toute évidence imprégner le champ où il prétend agir – et pourtant il se trouve seul à la défendre et refoulé sur les marges par un inexplicable scandale. » Il doit démontrer l’« imposture » qui, semble-t-il, a convaincu le sens commun. Il lui faut donc persuader « avec un long train de raisons d’une évidence qui lui est immédiate. La vérité qu’il va défendre apparaît comme un paradoxe et la stratégie qu’il doit employer pour la défendre est elle-même paradoxale et frustrante [5] ».

Comme dans l’allégorie de Platon, les hommes sont, selon eux, enchaînés dans une « caverne » avec leurs illusions et refusent de faire l’effort nécessaire pour en sortir, pour retrouver lumière et vérité. Les négationnistes vivent ainsi avec le sentiment qu’il existe un complot, nommé par M. Angenot la « paranoïa de la conspiration », se traduisant par des délires d’interprétation, l’amalgame des personnes, des phénomènes, la haine et la peur de l’autre. Avec les négationnistes, la conspiration perdure puisqu’on les empêche de s’expliquer. Selon eux, les lois en vigueur dans plusieurs pays leur interdisant de s’exprimer sont une preuve supplémentaire qu’ils ont raison [6]. Les négationnistes créent des situations où ils peuvent se poser en victimes, ils développent ce que l’on peut nommer le « syndrome de Galilée » : ce sont des « révolutionnaires persécutés » à qui l’on n’octroie pas la parole. Parfois dénoncée, parfois implicite, se dresse une « conspiration juive internationale » qui vient rejoindre les autres théories conspirationnistes [7]. Malgré la difficulté à diagnostiquer de façon stricte la maladie de la paranoïa, l’historien Jacques Kornberg observait déjà, dans un texte paru dans les années quatre-vingt-dix, que les discours d’A. Butz en comportaient indubitablement les signes [8].

 

Notes :
[1] Luc Boltanski, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, n°51, p. 3.
[2] En se référant au sociologue Bruno Latour, L. Boltanski entreprend une description des actants, L'Amour et la Justice comme compétences, Paris, Métaillé, 1990, p. 266-300 : le dénonciateur (l’auteur de la dénonciation), la victime (celle au nom de qui on dénonce), le persécuteur (celui dont l’action préjudiciable est dénoncée), le juge (l’autorité devant laquelle la dénonciation est accomplie). Il explique qu’il peut également exister une proximité entre les actants, c’est-à-dire que la relation peut être proche ou distante, déterminant le taux de normalité de la dénonciation. Étant donné que celle-ci entraîne le châtiment du coupable, il semble donc anormal de dénoncer un proche ; c’est pourquoi, pour que la dénonciation soit efficace, il est nécessaire qu’il y ait une relation d’altérité entre la victime et le dénonciateur.
[3] Pour une définition du terme, cf. André Neher, Prophètes et Prophéties: l’essence du prophétisme, Paris, Payot, 1995, 322 p. Le sociologue Max Weber distingue le prophète du prêtre et du sorcier. Selon lui, le prophète, sauveur, n’a qu’un seul but : annoncer sa prophétie. Max Weber, Économie et société II. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, 1971.
[4] Leon Festinger, Henry Riecken et Stanley Schachter, L’Échec d’une prophétie : psychologie sociale d’un groupe de fidèles qui prédisaient la fin du monde, Paris, PUF, 1993, p. 1-2 (traduit de l’anglais : When Prophecy Fails : A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World, University of Minnesota Press, 1956).
[5] Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Payot & Rivages, 1995, p. 38-39.
[6] Bradley R. Smith, « The Holocaust Controversy. The Case For Open Debate », The Chronicle, 5 novembre 1991.
[7] Un exemple récent d’une telle théorie est que les Juifs n’étaient pas dans les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 durant les attaques parce que c’étaient eux les organisateurs de cet attentat. Voir le film de Marc Levin, Protocols of Zion (Les Protocoles de la Rumeur), 2005.
[8] Jacques Kornberg, « The Paranoid Style : Analysis of a Holocaust-denial Text », Patterns of Prejudice, vol. 29, 1995.

 

* Les idées fausses ne meurent jamais… Le négationnisme, histoire d’un réseau international (éd. Le Bord de l'Eau, préface de Pascal Ory, 2021, 26 €).

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Stéphanie Courouble Share
Historienne, ancienne élève du professeur Pierre Vidal-Naquet, Stéphanie Courouble Share est chercheure associée à The Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy (ISGAP), New York, USA. Elle intervient également sur le négationnisme à l’École Internationale pour l'enseignement de la Shoah, Yad Vashem. Livre à paraître : "Les idées fausses ne meurent jamais, Le négationnisme, histoire d'un réseau international" (Le Bord de l'eau, 5 novembre 2021).
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