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La France et le génocide rwandais : la fabrique de « l’histoire-complot »

Publié par La Rédaction01 décembre 2008

La France et le génocide rwandais : la fabrique de « l’histoire-complot »

Spécialiste du Rwanda, Claudine Vidal estime que la France a une responsabilité considérable dans le génocide de 1994 et reconnaît la légitimité des enquêtes portant sur les zones d’ombre qui persistent dans cette affaire. Pour autant, l’auteur considère que de telles enquêtes doivent faire preuve de distance et d’exigence critique et ne pas s’engager dans une logique propagandiste de dénonciation. On trouvera à la fin de cette note la version intégrale de l’article en format PDF.

La guerre civile, qui commença au Rwanda en octobre 1990, demeura quasiment ignorée jusqu’au génocide d’une partie de la population, perpétré d’avril à juin 1994. La victoire, en juillet 1994, du Front Patriotique Rwandais (FPR) mit fin au génocide et à la guerre.

En 2006, un recensement de la bibliographie (de langue française et anglaise) centrée sur le génocide des Rwandais tutsis comporterait plusieurs centaines de titres. (…) Des auteurs, qui se spécialisèrent sur [les conséquences des interventions (ou des non interventions) de puissances et d’acteurs étrangers, ainsi que de la communauté internationale], adoptèrent le plus souvent le ton du réquisitoire. Suivant les logiques propres à « la topique de la dénonciation » telles que les a analysées Luc Boltanski (cf. La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Métailié, 1993), ils prolongèrent l’expression de sentiments d’horreur et d’indignation par des accusations et des démarches d’enquêtes. Dans cette perspective, ils se donnèrent pour objectif de révéler comment des autorités rwandaises criminelles avaient bénéficié du soutien politique et militaire de la France avant et pendant le génocide. Dès 1994, l’intitulé d’un ouvrage de François-Xavier Verschave donnait le ton : Complicité de génocide. La politique de la France au Rwanda (La Découverte, 1994). Dix ans plus tard, ce même auteur suscitait une « commission d’enquête citoyenne » dont le rapport avait pour sous-titre « l’État français et le génocide » (1). Entre ces deux publications, d’autres auteurs se donnèrent pour tâche de révéler les ressorts cachés de l’action française au Rwanda afin de dénoncer l’existence de complots, de faits secrets, de liaisons clandestines, d’agents et de bureaucraties cachés qui auraient dominé les institutions publiques, grâce à la complicité d’acteurs officiels. Les titres des ouvrages publiés suffisent à montrer l’unanimité de leurs objectifs ainsi qu’en témoigne la liste reproduite dans la note ci-dessous (2), liste qui ne rend pas compte d’une prolifération d’articles, d’interventions sur le net, de campagnes menées par des associations, de films documentaires, tous animés d’une même passion dénonciatrice en quête d’un mouvement d’opinion exigeant la vérité sur les agissements criminels imputés à des responsables civils et militaires.

Ainsi, les interventions diplomatiques et militaires de la France au Rwanda, menées de 1990 à 1994 ont-elles mobilisé, des années durant, un ensemble d’acteurs pratiquant, pour reprendre l’expression d’Alain Dewerpe, le « soupçon civique », et cherchant à communiquer leur « interprétation conspiratoire » de la politique française (3). Non sans succès : outre l’adhésion d’un public déjà attiré par « l’histoire-complot », ils captèrent un nouvel auditoire qui, jugeant inexplicable l’échec de la France officielle à prévenir la tragédie rwandaise, admettait volontiers des « révélations » officieuses sur cette faillite.

Sans doute, dans une époque marquée par l’emprise mémorielle de la Shoah, la mobilisation persistante de ces acteurs, de ces groupes dénonciateurs ainsi que de leur audience, doit-elle beaucoup à l’émotion causée par le génocide des Rwandais tutsis. Mais cette constance tient aussi au fait que les autorités françaises qui avaient soutenu, des années durant, un régime raciste, capable du pire, n’acceptèrent jamais de revenir sur leur erreurs. Au contraire, elles procédèrent régulièrement à des déclarations publiques défendant leurs options et leurs engagements d’alors. Une telle dénégation de leurs responsabilités propres, une telle attitude d’infaillibilité, provocantes, ne pouvaient qu’alimenter antipathie et réceptivité aux soupçons.

(...) Dès les premières parutions de 1994, les auteurs reconstituent la machination à partir de quelques éléments. Ces éléments sont et resteront communs à la plupart des rédacteurs qui s’efforcent de leur conférer un statut de vérité. De là, le caractère répétitif de cette littérature faisant appel aux mêmes documents et pratiquant la citation circulaire. Il en résulte un récit stéréotypé, basé sur l’enchaînement démonstratif de ces éléments. C’est, au début de l’histoire, le rôle trouble qu’aurait joué Jean-Christophe Mitterrand, responsable à l’Élysée, en 1990, de la cellule politique africaine et qui aurait partagé des intérêts de type maffieux (production de cannabis) avec un fils du Président rwandais ; c’est ensuite l’assistance militaire apportée par la France au gouvernement rwandais durant l’opération Noroît (1990 à 1993), assistance qui aurait outrepassé sa définition officielle puisqu’elle aurait comporté, outre l’intervention directe dans les combats contre la rébellion, des actions secrètes telles que la formation et l’entraînement de milices, la participation à des contrôles d’identité et à des interrogatoires accompagnés de tortures ; le troisième élément est l’implication qu’aurait eue la France dans l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du Président rwandais, attentat dont profitèrent les extrémistes pour déclencher le génocide ; puis, durant le génocide, un soutien aurait été apporté au gouvernement intérimaire (constitué après le 6 avril) : des livraisons clandestines d’armes auraient été effectuées, Paul Barril, ancien gendarme à l’Élysée, aurait rendu toutes sortes de « services » ; enfin, l’opération Turquoise n’aurait pas eu pour tâche principale le sauvetage des Tutsis survivants mais la protection des autorités responsables du génocide ; tout au long de ces quatre années, les services de renseignements auraient constamment manipulé milieux politiques, milieux militaires, ONG et medias. Conclusion : la catastrophe ne serait pas seulement la conséquence non voulue de lourdes erreurs politiques, des autorités françaises auraient sciemment contribué au génocide des Rwandais tutsis.

Ce réquisitoire possédait tous les ingrédients propres à susciter une « affaire » : il portait une accusation d’une extrême gravité, le secret politique avait bien existé dans la mesure où les engagements diplomatiques et militaires de la France au Rwanda n’avaient pas fait l’objet de débats parlementaires, enfin, le dévoilement de la machination était opéré selon des procédures propres à la fabrique de « l’histoire-complot » par des publicistes spécialisés et leur offre rencontrait une demande.

(…) Le rapport de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda, publié le 15 décembre 1998, (…) fit reculer la frontière du secret notamment en ce qui concernait les engageme
nts militaires. Le récit élaboré par les parlementaires détruisit-il le récit de la machination développé jusqu’alors par les tenants du soupçon critique ? En d’autres termes, ont-ils réussi à lever les suspicions concernant les complicités présumées de la France avec les pouvoirs impliqués dans la préparation puis l’exécution du génocide ? Il ressort du rapport parlementaire une vue généralement sévère des orientations soutenues : erreurs d’appréciation sur les réalités politiques rwandaises (« sous estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais »), « coopération militaire trop engagée » (entre 1990 et 1993), « inaction de la France pour prévenir le génocide par des actions concrètes », une série de critiques vise les actions des autorités françaises durant le génocide puis pendant l’opération Turquoise. A l’égard d’acccusations portant sur le soutien officieux des autorités rwandaises pendant le génocide, par exemple sous la forme d’un trafic d’armes, dénoncé par l’organisation Human Rights Watch, qui aurait eu lieu en mai et juin 1994, la Mission répond par un constat d’incertitude (elle « n’a pas pu recueillir à ce jour d’éléments probants ») sans en nier la possibilité (elle ne prétend pas « avoir élucidé tous les cas de marché parallèlle ou de livraisons effectuées au moment des massacres »). Néanmoins l’enquête dégage fermement la France de toute implication dans l’exécution du génocide (4).

(…) Il fallut attendre l’année 2004 et la dixième commémoration du génocide pour que des accusations soient relancées devant un public élargi. La magie du chiffre 10 opéra pleinement : la commémoration fut commentée de multiples façons par la presse française et internationale, par des ouvrages, des revues, des films. La troisième semaine de mars, paraissait un ouvrage de Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable, auquel ses confrères journalistes donnèrent un large écho. Du 22 au 26 mars, siégeait, à Paris, une « Commission d’enquête citoyenne » destinée à donner au réquisitoire mené par Patrick de Saint-Exupéry un renfort de témoignages et d’expertises (5). Aux premiers jours de février 2005, la Commission publia ses travaux dont la quatrième de couverture indiquait la teneur : « Les membres de la Commission d’enquête citoyenne, même ceux qui connaissaient très bien le sujet, ont été saisis d’effroi et de dégoût devant ce qui ressort d’un tel faisceau de preuves et d’informations : leur pays est inextricablement mêlé à un génocide » (6). La parution coïncida avec le dépôt d’une plainte pour « complicité de génocide » devant le tribunal aux armées de Paris, plainte portée au nom de Rwandais par des avocats français. Mais cette coordination ne fit pas événement : l’ouvrage et la plainte ne suscitèrent pas de réactions en dehors des milieux déjà persuadés du bien-fondé de leurs accusations.

Durant ces années, les publicistes critiques ne rencontrèrent guère d’adversaires. (…) Sans doute l’absence de contradicteurs décidés et renommés laissa-t-elle toute latitude au récit de la machination, mais elle fut aussi un facteur décisif de sa difficulté à « prendre » : faute de polémique, les accusateurs parlaient tout seuls. A la fin de l’année 2006, Pierre Péan, célèbre journaliste d’investigation, publia une défense de la politique française en forme d’attaque de ses détracteurs (7). Un livre violent dont l’auteur mena, en professionnel, une campagne médiatique éclatante. Les dénonciateurs des autorités françaises étaient traités de « blancs menteurs » et leur lobby surnommé « cabinet noir du FPR », en raison des relations privilégiées que certains dénonciateurs entretenaient avec les autorités de Kigali. Par ailleurs, il fondait son analyse positive des interventions diplomatiques et militaires de la France en chargeant le FPR (émanation d’une ethnie chez qui « la culture du mensonge et de la domination domine toutes les autres » !), en minimisant le génocide des Rwandais tutsis et en alignant d’énormes contre-vérités sur le régime du président Habyarimana, soutenu par la France. Le livre fut très critiqué par la presse et à juste titre : y abondaient les manquements au souci d’exactitude et à l’exigence de distance critique, si bien que l’activité enquêtrice tournait en discours propagandiste.

(…) A plusieurs reprises, au cours de projections organisées le plus souvent par des associations militantes, j’ai eu l’occasion de montrer le documentaire réalisé avec Robert Genoud sur le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994 (8). Le film se montre très critique à l’égard de la politique française dont il relate l’engagement militaire quasi direct face à la rébellion, l’inertie à l’égard des autorités rwandaises recourant aux pogroms et aux assassinats, l’infamie que fut le départ précipité en avril 1994 et l’abandon du personnel tutsi de l’Ambassade, le long silence officiel sur le génocide en cours, l’effort mené jusqu’aux derniers jours avant sa défaite pour sauver la face d’un gouvernement intérimaire criminel. Durant les débats, des orateurs demandaient régulièrement pourquoi le film ne mettait pas l’accent sur l’essentiel : l’implication directe de la France dans le génocide. Répondre que, jusqu’alors, il n’existait pas de preuves permettant d’avancer une telle conclusion déclenchait à mon égard des insinuations ou des accusations explicites de mauvaise foi, d’intention délibérée de masquer la vérité, ou de prudence à la limite de la lâcheté. Certes, il s’agissait d’intervenants « spécialisés », qui avaient lu certains des publicistes critiques et les citaient parfois. Ils n’étaient pas nombreux mais j’avais le sentiment qu’ils impressionnaient : ils ne rencontraient pas de contradiction ouverte venant du public, mais plutôt une sorte d’assentiment confus. Souvent, au sortir de la séance, s’engageaient des discussions plus libres et nullement agressives à mon égard où l’on me demandait souvent « d’aller plus loin », de continuer l’enquête. Comme si le réquisitoire documenté, et sévère, mené par le film à l’encontre des interventions de la France au Rwanda rendait évident que l’État français avait voulu le génocide tutsi de façon délibérée. C’était la thèse défendue par les publicistes critiques, cependant, le plus souvent, mes interlocuteurs ne les avaient pas lus. Il me semble qu’ils trouvaient cette thèse acceptable, nullement « effarante », comme s’il allait de soi que tout était possible de la part des autorités, y compris le pire. Or ce constat n’entraîne pas de mobilisation particulière. A un journaliste de l’Idiot du village qui lui demandait quelles avaient été les réactions médiatiques et politiques à son ouvrage, Géraud de la Pradelle répondait : « Aucune. Ça n’intéresse personne ! », faisant écho, dix ans après, à un Michel Sitbon, désillusionné, reconnaissant qu’il n’était pas arrivé à faire comprendre « cette chose simple », l’implication de la France dans le génocide. Pourtant, il me semble que d’une certaine façon, ces publicistes ont trouvé leur audience aussi restreinte soit-elle,
mais une audience structurellement désabusée au point de ne plus mesurer les degrés de gravité dans la critique des pouvoirs et d’accepter que cette critique s’en tienne à des affirmations sans preuves solidement étayées.

Notes :
(1) Laure Coret et François-Xavier Verschave (dir.), L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide. Rapport de la Commission d’enquête citoyenne, Paris, Karthala, 2005.
(2) Pascal Krop, Le génocide franco-africain. Faut-il juger les Mitterrand ?, Paris, JC Lattès, 1994 ; Mehdi Ba, Rwanda - 1994, Un génocide français, Paris, L’Esprit frappeur, 1997 ; Jean-Paul Gouteux, Un génocide secret d’État. La France et le Rwanda, 1990-1997, Paris, Éditions sociales, 1998 ; Michel Sitbon, Un génocide sur la conscience, Paris, L’Esprit frappeur, 1998 ; Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable. La France au Rwanda, Paris, Les Arènes, 2004.
(3) Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994, Chapitre 3, "Le soupçon civique", p. 103-114.
(4) Rappelons les termes employés par le président de la mission : « Ce sont bien des Rwandais qui, pendant plusieurs semaines, ont tué d’autres Rwandais, dans les conditions d’atrocité que l’on sait. Au moment où il se produit, la France n’est nullement impliquée dans ce déchaînement de violence ». Présentation du rapport de la mission d’information sur le Rwanda par Paul Quilès, président de la mission, 15 décembre 1998.
(5) « Dans un livre intitulé “L'inavouable”, [Patrick de Saint-Exupéry] affirme que des soldats français “ont formé, sur ordre, les tueurs du génocide des Tutsis”, en leur inculquant les principes de la guerre anti-subversive. Un collectif d'ONG et de personnalités françaises, s'appuyant largement sur son livre, a ouvert lundi une “commission d'enquête citoyenne”, interrogeant témoins et experts pour faire la lumière sur ces accusations. », AFP, Paris, 23 mars 1994, « Dix ans après le génocide, le rôle de la France remis en cause ».
(6) Laure Coret et François-Xavier Verschave (dir.), L’horreur qui nous prend au visage, op.cit.
(7) Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994, Paris, Mille et Une Nuits, 2005.
(8) Robert Genoud et Claudine Vidal, La France au Rwanda : « une neutralité coupable », 58 minutes, Films du Village – État d’urgence production, 1999. Distribué par Zarafa Films.

L'auteur :
Claudine Vidal travaille depuis 1967 au Centre d’Études africaines de l’EHESS. Directeur de recherche émérite au CNRS, elle a effectué de nombreuses missions de recherche au Rwanda et en Côte d'Ivoire afin d’analyser les relations de pouvoir et de dépendance dans une perspective de sociologie historique.

Voir aussi :
* Pierre Péan est-il un adepte de la théorie du « complot tutsi » ?
* Pierre Péan sur le Rwanda, ou le discours de la haine, par Assumpta Mugiraneza

Télécharger l'intégralité de l'article de Claudine Vidal ci-dessous :

c_vidal__une_histoire_conspirationniste.pdf C.Vidal._Une_histoire_conspirationniste.pdf

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La France et le génocide rwandais : la fabrique de « l’histoire-complot »

Spécialiste du Rwanda, Claudine Vidal estime que la France a une responsabilité considérable dans le génocide de 1994 et reconnaît la légitimité des enquêtes portant sur les zones d’ombre qui persistent dans cette affaire. Pour autant, l’auteur considère que de telles enquêtes doivent faire preuve de distance et d’exigence critique et ne pas s’engager dans une logique propagandiste de dénonciation. On trouvera à la fin de cette note la version intégrale de l’article en format PDF.

La guerre civile, qui commença au Rwanda en octobre 1990, demeura quasiment ignorée jusqu’au génocide d’une partie de la population, perpétré d’avril à juin 1994. La victoire, en juillet 1994, du Front Patriotique Rwandais (FPR) mit fin au génocide et à la guerre.

En 2006, un recensement de la bibliographie (de langue française et anglaise) centrée sur le génocide des Rwandais tutsis comporterait plusieurs centaines de titres. (…) Des auteurs, qui se spécialisèrent sur [les conséquences des interventions (ou des non interventions) de puissances et d’acteurs étrangers, ainsi que de la communauté internationale], adoptèrent le plus souvent le ton du réquisitoire. Suivant les logiques propres à « la topique de la dénonciation » telles que les a analysées Luc Boltanski (cf. La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Métailié, 1993), ils prolongèrent l’expression de sentiments d’horreur et d’indignation par des accusations et des démarches d’enquêtes. Dans cette perspective, ils se donnèrent pour objectif de révéler comment des autorités rwandaises criminelles avaient bénéficié du soutien politique et militaire de la France avant et pendant le génocide. Dès 1994, l’intitulé d’un ouvrage de François-Xavier Verschave donnait le ton : Complicité de génocide. La politique de la France au Rwanda (La Découverte, 1994). Dix ans plus tard, ce même auteur suscitait une « commission d’enquête citoyenne » dont le rapport avait pour sous-titre « l’État français et le génocide » (1). Entre ces deux publications, d’autres auteurs se donnèrent pour tâche de révéler les ressorts cachés de l’action française au Rwanda afin de dénoncer l’existence de complots, de faits secrets, de liaisons clandestines, d’agents et de bureaucraties cachés qui auraient dominé les institutions publiques, grâce à la complicité d’acteurs officiels. Les titres des ouvrages publiés suffisent à montrer l’unanimité de leurs objectifs ainsi qu’en témoigne la liste reproduite dans la note ci-dessous (2), liste qui ne rend pas compte d’une prolifération d’articles, d’interventions sur le net, de campagnes menées par des associations, de films documentaires, tous animés d’une même passion dénonciatrice en quête d’un mouvement d’opinion exigeant la vérité sur les agissements criminels imputés à des responsables civils et militaires.

Ainsi, les interventions diplomatiques et militaires de la France au Rwanda, menées de 1990 à 1994 ont-elles mobilisé, des années durant, un ensemble d’acteurs pratiquant, pour reprendre l’expression d’Alain Dewerpe, le « soupçon civique », et cherchant à communiquer leur « interprétation conspiratoire » de la politique française (3). Non sans succès : outre l’adhésion d’un public déjà attiré par « l’histoire-complot », ils captèrent un nouvel auditoire qui, jugeant inexplicable l’échec de la France officielle à prévenir la tragédie rwandaise, admettait volontiers des « révélations » officieuses sur cette faillite.

Sans doute, dans une époque marquée par l’emprise mémorielle de la Shoah, la mobilisation persistante de ces acteurs, de ces groupes dénonciateurs ainsi que de leur audience, doit-elle beaucoup à l’émotion causée par le génocide des Rwandais tutsis. Mais cette constance tient aussi au fait que les autorités françaises qui avaient soutenu, des années durant, un régime raciste, capable du pire, n’acceptèrent jamais de revenir sur leur erreurs. Au contraire, elles procédèrent régulièrement à des déclarations publiques défendant leurs options et leurs engagements d’alors. Une telle dénégation de leurs responsabilités propres, une telle attitude d’infaillibilité, provocantes, ne pouvaient qu’alimenter antipathie et réceptivité aux soupçons.

(...) Dès les premières parutions de 1994, les auteurs reconstituent la machination à partir de quelques éléments. Ces éléments sont et resteront communs à la plupart des rédacteurs qui s’efforcent de leur conférer un statut de vérité. De là, le caractère répétitif de cette littérature faisant appel aux mêmes documents et pratiquant la citation circulaire. Il en résulte un récit stéréotypé, basé sur l’enchaînement démonstratif de ces éléments. C’est, au début de l’histoire, le rôle trouble qu’aurait joué Jean-Christophe Mitterrand, responsable à l’Élysée, en 1990, de la cellule politique africaine et qui aurait partagé des intérêts de type maffieux (production de cannabis) avec un fils du Président rwandais ; c’est ensuite l’assistance militaire apportée par la France au gouvernement rwandais durant l’opération Noroît (1990 à 1993), assistance qui aurait outrepassé sa définition officielle puisqu’elle aurait comporté, outre l’intervention directe dans les combats contre la rébellion, des actions secrètes telles que la formation et l’entraînement de milices, la participation à des contrôles d’identité et à des interrogatoires accompagnés de tortures ; le troisième élément est l’implication qu’aurait eue la France dans l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du Président rwandais, attentat dont profitèrent les extrémistes pour déclencher le génocide ; puis, durant le génocide, un soutien aurait été apporté au gouvernement intérimaire (constitué après le 6 avril) : des livraisons clandestines d’armes auraient été effectuées, Paul Barril, ancien gendarme à l’Élysée, aurait rendu toutes sortes de « services » ; enfin, l’opération Turquoise n’aurait pas eu pour tâche principale le sauvetage des Tutsis survivants mais la protection des autorités responsables du génocide ; tout au long de ces quatre années, les services de renseignements auraient constamment manipulé milieux politiques, milieux militaires, ONG et medias. Conclusion : la catastrophe ne serait pas seulement la conséquence non voulue de lourdes erreurs politiques, des autorités françaises auraient sciemment contribué au génocide des Rwandais tutsis.

Ce réquisitoire possédait tous les ingrédients propres à susciter une « affaire » : il portait une accusation d’une extrême gravité, le secret politique avait bien existé dans la mesure où les engagements diplomatiques et militaires de la France au Rwanda n’avaient pas fait l’objet de débats parlementaires, enfin, le dévoilement de la machination était opéré selon des procédures propres à la fabrique de « l’histoire-complot » par des publicistes spécialisés et leur offre rencontrait une demande.

(…) Le rapport de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda, publié le 15 décembre 1998, (…) fit reculer la frontière du secret notamment en ce qui concernait les engageme
nts militaires. Le récit élaboré par les parlementaires détruisit-il le récit de la machination développé jusqu’alors par les tenants du soupçon critique ? En d’autres termes, ont-ils réussi à lever les suspicions concernant les complicités présumées de la France avec les pouvoirs impliqués dans la préparation puis l’exécution du génocide ? Il ressort du rapport parlementaire une vue généralement sévère des orientations soutenues : erreurs d’appréciation sur les réalités politiques rwandaises (« sous estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais »), « coopération militaire trop engagée » (entre 1990 et 1993), « inaction de la France pour prévenir le génocide par des actions concrètes », une série de critiques vise les actions des autorités françaises durant le génocide puis pendant l’opération Turquoise. A l’égard d’acccusations portant sur le soutien officieux des autorités rwandaises pendant le génocide, par exemple sous la forme d’un trafic d’armes, dénoncé par l’organisation Human Rights Watch, qui aurait eu lieu en mai et juin 1994, la Mission répond par un constat d’incertitude (elle « n’a pas pu recueillir à ce jour d’éléments probants ») sans en nier la possibilité (elle ne prétend pas « avoir élucidé tous les cas de marché parallèlle ou de livraisons effectuées au moment des massacres »). Néanmoins l’enquête dégage fermement la France de toute implication dans l’exécution du génocide (4).

(…) Il fallut attendre l’année 2004 et la dixième commémoration du génocide pour que des accusations soient relancées devant un public élargi. La magie du chiffre 10 opéra pleinement : la commémoration fut commentée de multiples façons par la presse française et internationale, par des ouvrages, des revues, des films. La troisième semaine de mars, paraissait un ouvrage de Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable, auquel ses confrères journalistes donnèrent un large écho. Du 22 au 26 mars, siégeait, à Paris, une « Commission d’enquête citoyenne » destinée à donner au réquisitoire mené par Patrick de Saint-Exupéry un renfort de témoignages et d’expertises (5). Aux premiers jours de février 2005, la Commission publia ses travaux dont la quatrième de couverture indiquait la teneur : « Les membres de la Commission d’enquête citoyenne, même ceux qui connaissaient très bien le sujet, ont été saisis d’effroi et de dégoût devant ce qui ressort d’un tel faisceau de preuves et d’informations : leur pays est inextricablement mêlé à un génocide » (6). La parution coïncida avec le dépôt d’une plainte pour « complicité de génocide » devant le tribunal aux armées de Paris, plainte portée au nom de Rwandais par des avocats français. Mais cette coordination ne fit pas événement : l’ouvrage et la plainte ne suscitèrent pas de réactions en dehors des milieux déjà persuadés du bien-fondé de leurs accusations.

Durant ces années, les publicistes critiques ne rencontrèrent guère d’adversaires. (…) Sans doute l’absence de contradicteurs décidés et renommés laissa-t-elle toute latitude au récit de la machination, mais elle fut aussi un facteur décisif de sa difficulté à « prendre » : faute de polémique, les accusateurs parlaient tout seuls. A la fin de l’année 2006, Pierre Péan, célèbre journaliste d’investigation, publia une défense de la politique française en forme d’attaque de ses détracteurs (7). Un livre violent dont l’auteur mena, en professionnel, une campagne médiatique éclatante. Les dénonciateurs des autorités françaises étaient traités de « blancs menteurs » et leur lobby surnommé « cabinet noir du FPR », en raison des relations privilégiées que certains dénonciateurs entretenaient avec les autorités de Kigali. Par ailleurs, il fondait son analyse positive des interventions diplomatiques et militaires de la France en chargeant le FPR (émanation d’une ethnie chez qui « la culture du mensonge et de la domination domine toutes les autres » !), en minimisant le génocide des Rwandais tutsis et en alignant d’énormes contre-vérités sur le régime du président Habyarimana, soutenu par la France. Le livre fut très critiqué par la presse et à juste titre : y abondaient les manquements au souci d’exactitude et à l’exigence de distance critique, si bien que l’activité enquêtrice tournait en discours propagandiste.

(…) A plusieurs reprises, au cours de projections organisées le plus souvent par des associations militantes, j’ai eu l’occasion de montrer le documentaire réalisé avec Robert Genoud sur le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 1994 (8). Le film se montre très critique à l’égard de la politique française dont il relate l’engagement militaire quasi direct face à la rébellion, l’inertie à l’égard des autorités rwandaises recourant aux pogroms et aux assassinats, l’infamie que fut le départ précipité en avril 1994 et l’abandon du personnel tutsi de l’Ambassade, le long silence officiel sur le génocide en cours, l’effort mené jusqu’aux derniers jours avant sa défaite pour sauver la face d’un gouvernement intérimaire criminel. Durant les débats, des orateurs demandaient régulièrement pourquoi le film ne mettait pas l’accent sur l’essentiel : l’implication directe de la France dans le génocide. Répondre que, jusqu’alors, il n’existait pas de preuves permettant d’avancer une telle conclusion déclenchait à mon égard des insinuations ou des accusations explicites de mauvaise foi, d’intention délibérée de masquer la vérité, ou de prudence à la limite de la lâcheté. Certes, il s’agissait d’intervenants « spécialisés », qui avaient lu certains des publicistes critiques et les citaient parfois. Ils n’étaient pas nombreux mais j’avais le sentiment qu’ils impressionnaient : ils ne rencontraient pas de contradiction ouverte venant du public, mais plutôt une sorte d’assentiment confus. Souvent, au sortir de la séance, s’engageaient des discussions plus libres et nullement agressives à mon égard où l’on me demandait souvent « d’aller plus loin », de continuer l’enquête. Comme si le réquisitoire documenté, et sévère, mené par le film à l’encontre des interventions de la France au Rwanda rendait évident que l’État français avait voulu le génocide tutsi de façon délibérée. C’était la thèse défendue par les publicistes critiques, cependant, le plus souvent, mes interlocuteurs ne les avaient pas lus. Il me semble qu’ils trouvaient cette thèse acceptable, nullement « effarante », comme s’il allait de soi que tout était possible de la part des autorités, y compris le pire. Or ce constat n’entraîne pas de mobilisation particulière. A un journaliste de l’Idiot du village qui lui demandait quelles avaient été les réactions médiatiques et politiques à son ouvrage, Géraud de la Pradelle répondait : « Aucune. Ça n’intéresse personne ! », faisant écho, dix ans après, à un Michel Sitbon, désillusionné, reconnaissant qu’il n’était pas arrivé à faire comprendre « cette chose simple », l’implication de la France dans le génocide. Pourtant, il me semble que d’une certaine façon, ces publicistes ont trouvé leur audience aussi restreinte soit-elle,
mais une audience structurellement désabusée au point de ne plus mesurer les degrés de gravité dans la critique des pouvoirs et d’accepter que cette critique s’en tienne à des affirmations sans preuves solidement étayées.

Notes :
(1) Laure Coret et François-Xavier Verschave (dir.), L’horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide. Rapport de la Commission d’enquête citoyenne, Paris, Karthala, 2005.
(2) Pascal Krop, Le génocide franco-africain. Faut-il juger les Mitterrand ?, Paris, JC Lattès, 1994 ; Mehdi Ba, Rwanda - 1994, Un génocide français, Paris, L’Esprit frappeur, 1997 ; Jean-Paul Gouteux, Un génocide secret d’État. La France et le Rwanda, 1990-1997, Paris, Éditions sociales, 1998 ; Michel Sitbon, Un génocide sur la conscience, Paris, L’Esprit frappeur, 1998 ; Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable. La France au Rwanda, Paris, Les Arènes, 2004.
(3) Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994, Chapitre 3, "Le soupçon civique", p. 103-114.
(4) Rappelons les termes employés par le président de la mission : « Ce sont bien des Rwandais qui, pendant plusieurs semaines, ont tué d’autres Rwandais, dans les conditions d’atrocité que l’on sait. Au moment où il se produit, la France n’est nullement impliquée dans ce déchaînement de violence ». Présentation du rapport de la mission d’information sur le Rwanda par Paul Quilès, président de la mission, 15 décembre 1998.
(5) « Dans un livre intitulé “L'inavouable”, [Patrick de Saint-Exupéry] affirme que des soldats français “ont formé, sur ordre, les tueurs du génocide des Tutsis”, en leur inculquant les principes de la guerre anti-subversive. Un collectif d'ONG et de personnalités françaises, s'appuyant largement sur son livre, a ouvert lundi une “commission d'enquête citoyenne”, interrogeant témoins et experts pour faire la lumière sur ces accusations. », AFP, Paris, 23 mars 1994, « Dix ans après le génocide, le rôle de la France remis en cause ».
(6) Laure Coret et François-Xavier Verschave (dir.), L’horreur qui nous prend au visage, op.cit.
(7) Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994, Paris, Mille et Une Nuits, 2005.
(8) Robert Genoud et Claudine Vidal, La France au Rwanda : « une neutralité coupable », 58 minutes, Films du Village – État d’urgence production, 1999. Distribué par Zarafa Films.

L'auteur :
Claudine Vidal travaille depuis 1967 au Centre d’Études africaines de l’EHESS. Directeur de recherche émérite au CNRS, elle a effectué de nombreuses missions de recherche au Rwanda et en Côte d'Ivoire afin d’analyser les relations de pouvoir et de dépendance dans une perspective de sociologie historique.

Voir aussi :
* Pierre Péan est-il un adepte de la théorie du « complot tutsi » ?
* Pierre Péan sur le Rwanda, ou le discours de la haine, par Assumpta Mugiraneza

Télécharger l'intégralité de l'article de Claudine Vidal ci-dessous :

c_vidal__une_histoire_conspirationniste.pdf C.Vidal._Une_histoire_conspirationniste.pdf

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