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La pandémie entre peurs et rumeurs

Pierre-André Taguieff publie aujourd'hui en e-book aux éditions de l'Observatoire La Pandémie par-delà les peurs : réinventer l'État-nation ? Nous en publions ici les bonnes feuilles*.

La Pandémie par-delà les peurs : réinventer l'État-nation ?, de Pierre-André Taguieff (éd. de l'Observatoire, 2020).

Le 16 mars 2020, au cours d’une allocution solennelle, le président Macron a répété plusieurs fois : « Nous sommes en guerre. » Un nouvel « ennemi » imprévu, invisible et insaisissable, inconnu, résistant et mutant, s’ajoute ainsi à la liste des ennemis. Notre démonologie sécularisée se renouvelle en se biologisant et en se médicalisant. Il s’ensuit que notre imaginaire politique s’enrichit à mesure que s’affaiblit notre prise sur la réalité. Si, à l’âge moderne, « la santé remplace le salut », la maladie a remplacé la damnation éternelle. Les démons s’appellent désormais « virus ». Mais il s’agit d’une drôle de « guerre », puisque l’ennemi est inconnu et qu’elle ne fait de victimes que dans un camp, celui des humains. La métaphore guerrière est ici trompeuse. Mais elle est mobilisatrice.

Le confinement généralisé paraît être la seule réponse d’ensemble trouvée au défi sanitaire, en l’absence d’un dépistage systématique et de vaccin. Rien de vraiment nouveau depuis les mesures coercitives prises pour faire face aux grandes épidémies du passé, de la quarantaine au contrôle sanitaire des bateaux : la peste noire (1347-1349), la peste de Marseille (1720-1722), etc. Alors qu’il n’a rien d’un remède et que son efficacité relative se réduit à éviter que les hôpitaux soient submergés, le confinement général fait figure de remède miracle obligatoire, prescrit dans une sorte de catéchisme gouvernemental. C’est oublier, outre les dégâts collatéraux dans la vie économique du pays et les effets psychologiques négatifs induits (stress, dépression, fatigue émotionnelle, etc.), l’un des effets pervers du confinement général : empêcher que la majorité de la population puisse développer des anticorps neutralisants, et donc bloquer son immunisation. Il faut reconnaître cependant qu’il n’est pas scientifiquement établi que l’immunité collective puisse être acquise. Selon des études réalisées en Chine et aux États-Unis, le Covid-19 pourrait attaquer le système immunitaire humain, en détruisant les cellules T censées protéger le corps contre les envahisseurs nuisibles. Nous mesurons ici encore les limites de nos connaissances sur le Covid-19. [...]

Quant au malheureux Premier ministre britannique, Boris Johnson, après avoir fanfaronné en minimisant le danger – surfant sur l’idée rassurante qu’il fallait laisser se développer une immunisation collective –, il a dû reconnaître début mars 2020 qu’il s’agissait d’un « défi national », sans pour autant prendre des mesures claires face à la pandémie. Moins d’un mois plus tard, celui qui serrait ostensiblement des mains dans un hôpital (« même pas peur ! ») était testé positif au Covid-19, avant d’être hospitalisé le 5 avril. Tous ces hauts dirigeants politiques n’ont cessé d’envoyer des messages contradictoires, reflétant souvent les désaccords des experts entre eux. Voilà qui ne peut qu’accroître la défiance à l’égard des dirigeants politiques, qui naviguent à vue et entrent dans l’avenir à reculons. La démagogie des gouvernants, masquant leur imprévoyance, leurs incertitudes et leur impuissance par des discours d’experts sous le ciel d’un scientisme à la Homais, saute aux yeux. La sacralisation de « la Science » permet aux gouvernants de se déresponsabiliser à bon compte. En guise de science, on a surtout affaire à des flots quotidiens de statistiques qui, selon les lectures qu’on en fait, inquiètent ou rassurent, alimentant les fantasmes et les rumeurs.

Les attentes du public vis-à-vis de la médecine augmentent avec le sentiment d’une menace sanitaire. L’affaire Raoult montre que, dans des situations marquées par l’incertitude et le désarroi, les médecins qui répondent à la demande d’espoir thérapeutique du public font figure de gourous, de maîtres de vérité et de sauveurs. Ils sont dotés d’un pouvoir charismatique comparable à celui des guérisseurs célèbres ou des chamans. Lorsqu’ils ne sont pas reconnus et soutenus par l’establishment politique et médical, ils apparaissent à la fois comme des Robin des Bois défiant le pouvoir en place et comme des bienfaiteurs de l’humanité. En remplaçant la référence à l’infection puerpérale par la mention de la pandémie de Covid-19, on pourrait attribuer à Didier Raoult, avec un zeste d’ironie, ces propos de Philippe Ignace Semmelweis cités par Céline dans sa thèse de médecine : « Le destin m’a choisi pour être le missionnaire de la vérité quant aux mesures qu’on doit prendre pour éviter et combattre le fléau puerpéral. » L’affaire Raoult présente l’intérêt de dévoiler l’antagonisme de deux logiques d’action : celle des défenseurs de la méthode scientifique, impliquant des essais cliniques qui prennent du temps, et celle des partisans de l’urgence thérapeutique, illustrant une médecine pragmatique dont Didier Raoult s’est fait le chantre. Ici encore, nous avançons sur un chemin de crête : il s’agit d’éviter autant le dogmatisme scientiste de la bureaucratie médicale que la démagogie des faiseurs de miracles, qui n’hésitent pas à solliciter la méfiance du public à l’égard de la « science officielle » coupée du terrain, prenant ainsi le risque d’alimenter l’imaginaire complotiste accompagnant la crise sanitaire (« on nous cache tout », « on nous mène en bateau », etc.). [...]

L’affaire Raoult, qui divise les Français selon le schème populiste « le peuple contre les élites », peut être appréhendée dans sa dimension psychosociale, ainsi caractérisée par Jérôme Fourquet :

« Il est classique qu’en période de crise les porteurs de bonnes nouvelles suscitent intérêt et sympathie. Mais l’engouement dont bénéficie le Pr Raoult, encouragé par son positionnement et sa communication bien travaillés, repose […] aussi sur un mouvement déjà présent pendant la crise des “Gilets jaunes” : une défiance très forte face aux autorités constituées, l’opposition du pragmatisme présumé du terrain face aux élites supposées déconnectées, la province (Marseille) contre Paris. » [...]

La défiance envers les élites constitue la toile de fond de la vague complotiste déclenchée par la crise sanitaire. Et cette défiance est le présupposé partagé par la posture populiste et la mentalité complotiste. Lorsqu’on mesure l’adhésion de la population française aux thèses complotistes, il s’avère que la perméabilité aux croyances complotistes n’est pas également répartie. Selon l’enquête réalisée du 24 au 26 mars 2020 par l’Ifop avec Conspiracy Watch et la Fondation Jean-Jaurès, plus d’un quart de la population française (26 %) adhère à la thèse de l’origine humaine du Covid-19, qui aurait été intentionnellement (17 %) ou accidentellement (9 %) conçu en laboratoire. Les publics les plus perméables aux thèses complotistes sont constitués, d’une part, par les générations les plus jeunes, qui s’approprient souvent des informations sur les réseaux sociaux sans les vérifier ni les hiérarchiser, et, d’autre part, par les catégories sociales les plus défavorisées, en moyenne moins diplômées que les autres, et plus tentées par des grilles de lectures alternatives, s’opposant aux « vérités officielles » et postulant que « la vérité est ailleurs ». C’est ainsi que 27 % des moins de 35 ans approuvent l’opinion selon laquelle le virus a été développé intentionnellement dans un laboratoire contre seulement 6 % des plus de 65 ans. Les catégories pauvres sont 22 % à adhérer à cette thèse alors que les catégories aisées ne sont que 4 % à y adhérer. Par ailleurs, du côté des sympathies partisanes, on observe que 40 % des sympathisants du Rassemblement national pensent que le Covid-19 a été intentionnellement créé en laboratoire, ce qui est parfaitement cohérent avec le soupçon systématique visant les élites supposées irresponsables, corrompues ou criminelles, ainsi qu’avec le postulat selon lequel les véritables causes de nos maux sont toujours cachées. Enfin, l’étude établit que l’inquiétude face au Covid-19 n’est pas corrélée avec l’adhésion aux thèses complotistes.

Écartons les matamores qui prétendent ou laissent entendre qu’ils avaient prévu l’arrivée du virus et que, s’ils avaient été au pouvoir, ils auraient pris les bonnes mesures. Ces vantardises sont infantiles. Mais elles n’excusent en rien les atermoiements, les palinodies et les injonctions contradictoires des dirigeants politiques. Quoi qu’il en soit, on voit mal comment les responsables politiques et administratifs qui se sont montrés irresponsables dans la gestion de la crise sanitaire pourraient ne pas avoir à rendre des comptes. [...]

Dans les réactions à la pandémie, on relève le recours à la généralisation confuse accompagnée d’accusations diabolisantes. Schématisons le modèle interprétatif : la crise sanitaire est inscrite dans une crise planétaire et celle-ci est imputée à des acteurs irresponsables ou à des agents mal intentionnés. Les changements planétaires sont perçus sous l’angle de la catastrophe non naturelle et expliqués par les mauvais comportements des humains en général (tous coupables !), ou, pour les complotistes, de certains groupes humains incarnant la causalité diabolique (les Juifs, les Chinois, etc.). Il y a là une lourde erreur d’analyse : toute épidémie est en effet surdéterminée, en ce qu’elle surgit de l’interaction entre facteurs naturels et facteurs sociaux ou humains. Ceux qui négligent les facteurs naturels tendent à chercher des causes dans le système social, le régime politique ou les habitudes culturelles. Les ennemis du marché mondial ou de la globalisation sont enclins à lier la pandémie à la multiplication des échanges et des voyages, notamment par voie aérienne. Et il est vrai que le virus se déplace avec les humains.

On assiste par exemple, dans les milieux de l’écologie savante, au retour de la pensée magique, sur le thème « tout est lié », pour expliquer la source de nos maux. Un collectif de scientifiques se présentant comme « écologues » dénonce ainsi le « déni de la crise écologique », supposée corrélée avec la crise sanitaire : « Les pandémies qui nous frappent ne sont qu’une facette du changement planétaire. Celui-ci inclut aussi les perturbations climatiques provoquées par l’émission de gaz à effet de serre et l’extinction massive d’espèces. » La conclusion est aussi claire qu’attendue : il faut d’urgence changer de modèle du changement planétaire. Le « changement » reste la solution-miracle des Modernes (Postmodernes compris). Quant au projet rédempteur, il varie avec les convictions idéologiques de chacun : démondialiser radicalement pour les uns, mondialiser plus et mieux pour les autres ; en finir avec le capitalisme ou « humaniser » la mondialisation techno-marchande. Rien ne change de base dans le paysage idéologique mondial, dont les grands clivages, déclarés obsolètes d’une façon régulière, semblent dotés d’une démoniaque résilience. [...]

 

NB : Le texte qui précède est protégé par le droit d’auteur. Merci à l’auteur et aux éditions de l'Observatoire de nous autoriser à le reproduire.

* Les notes de bas de page de la version originale n’ont pas été reproduites ici afin de faciliter la lecture.

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La Pandémie par-delà les peurs : réinventer l'État-nation ?, de Pierre-André Taguieff (éd. de l'Observatoire, 2020).

Le 16 mars 2020, au cours d’une allocution solennelle, le président Macron a répété plusieurs fois : « Nous sommes en guerre. » Un nouvel « ennemi » imprévu, invisible et insaisissable, inconnu, résistant et mutant, s’ajoute ainsi à la liste des ennemis. Notre démonologie sécularisée se renouvelle en se biologisant et en se médicalisant. Il s’ensuit que notre imaginaire politique s’enrichit à mesure que s’affaiblit notre prise sur la réalité. Si, à l’âge moderne, « la santé remplace le salut », la maladie a remplacé la damnation éternelle. Les démons s’appellent désormais « virus ». Mais il s’agit d’une drôle de « guerre », puisque l’ennemi est inconnu et qu’elle ne fait de victimes que dans un camp, celui des humains. La métaphore guerrière est ici trompeuse. Mais elle est mobilisatrice.

Le confinement généralisé paraît être la seule réponse d’ensemble trouvée au défi sanitaire, en l’absence d’un dépistage systématique et de vaccin. Rien de vraiment nouveau depuis les mesures coercitives prises pour faire face aux grandes épidémies du passé, de la quarantaine au contrôle sanitaire des bateaux : la peste noire (1347-1349), la peste de Marseille (1720-1722), etc. Alors qu’il n’a rien d’un remède et que son efficacité relative se réduit à éviter que les hôpitaux soient submergés, le confinement général fait figure de remède miracle obligatoire, prescrit dans une sorte de catéchisme gouvernemental. C’est oublier, outre les dégâts collatéraux dans la vie économique du pays et les effets psychologiques négatifs induits (stress, dépression, fatigue émotionnelle, etc.), l’un des effets pervers du confinement général : empêcher que la majorité de la population puisse développer des anticorps neutralisants, et donc bloquer son immunisation. Il faut reconnaître cependant qu’il n’est pas scientifiquement établi que l’immunité collective puisse être acquise. Selon des études réalisées en Chine et aux États-Unis, le Covid-19 pourrait attaquer le système immunitaire humain, en détruisant les cellules T censées protéger le corps contre les envahisseurs nuisibles. Nous mesurons ici encore les limites de nos connaissances sur le Covid-19. [...]

Quant au malheureux Premier ministre britannique, Boris Johnson, après avoir fanfaronné en minimisant le danger – surfant sur l’idée rassurante qu’il fallait laisser se développer une immunisation collective –, il a dû reconnaître début mars 2020 qu’il s’agissait d’un « défi national », sans pour autant prendre des mesures claires face à la pandémie. Moins d’un mois plus tard, celui qui serrait ostensiblement des mains dans un hôpital (« même pas peur ! ») était testé positif au Covid-19, avant d’être hospitalisé le 5 avril. Tous ces hauts dirigeants politiques n’ont cessé d’envoyer des messages contradictoires, reflétant souvent les désaccords des experts entre eux. Voilà qui ne peut qu’accroître la défiance à l’égard des dirigeants politiques, qui naviguent à vue et entrent dans l’avenir à reculons. La démagogie des gouvernants, masquant leur imprévoyance, leurs incertitudes et leur impuissance par des discours d’experts sous le ciel d’un scientisme à la Homais, saute aux yeux. La sacralisation de « la Science » permet aux gouvernants de se déresponsabiliser à bon compte. En guise de science, on a surtout affaire à des flots quotidiens de statistiques qui, selon les lectures qu’on en fait, inquiètent ou rassurent, alimentant les fantasmes et les rumeurs.

Les attentes du public vis-à-vis de la médecine augmentent avec le sentiment d’une menace sanitaire. L’affaire Raoult montre que, dans des situations marquées par l’incertitude et le désarroi, les médecins qui répondent à la demande d’espoir thérapeutique du public font figure de gourous, de maîtres de vérité et de sauveurs. Ils sont dotés d’un pouvoir charismatique comparable à celui des guérisseurs célèbres ou des chamans. Lorsqu’ils ne sont pas reconnus et soutenus par l’establishment politique et médical, ils apparaissent à la fois comme des Robin des Bois défiant le pouvoir en place et comme des bienfaiteurs de l’humanité. En remplaçant la référence à l’infection puerpérale par la mention de la pandémie de Covid-19, on pourrait attribuer à Didier Raoult, avec un zeste d’ironie, ces propos de Philippe Ignace Semmelweis cités par Céline dans sa thèse de médecine : « Le destin m’a choisi pour être le missionnaire de la vérité quant aux mesures qu’on doit prendre pour éviter et combattre le fléau puerpéral. » L’affaire Raoult présente l’intérêt de dévoiler l’antagonisme de deux logiques d’action : celle des défenseurs de la méthode scientifique, impliquant des essais cliniques qui prennent du temps, et celle des partisans de l’urgence thérapeutique, illustrant une médecine pragmatique dont Didier Raoult s’est fait le chantre. Ici encore, nous avançons sur un chemin de crête : il s’agit d’éviter autant le dogmatisme scientiste de la bureaucratie médicale que la démagogie des faiseurs de miracles, qui n’hésitent pas à solliciter la méfiance du public à l’égard de la « science officielle » coupée du terrain, prenant ainsi le risque d’alimenter l’imaginaire complotiste accompagnant la crise sanitaire (« on nous cache tout », « on nous mène en bateau », etc.). [...]

L’affaire Raoult, qui divise les Français selon le schème populiste « le peuple contre les élites », peut être appréhendée dans sa dimension psychosociale, ainsi caractérisée par Jérôme Fourquet :

« Il est classique qu’en période de crise les porteurs de bonnes nouvelles suscitent intérêt et sympathie. Mais l’engouement dont bénéficie le Pr Raoult, encouragé par son positionnement et sa communication bien travaillés, repose […] aussi sur un mouvement déjà présent pendant la crise des “Gilets jaunes” : une défiance très forte face aux autorités constituées, l’opposition du pragmatisme présumé du terrain face aux élites supposées déconnectées, la province (Marseille) contre Paris. » [...]

La défiance envers les élites constitue la toile de fond de la vague complotiste déclenchée par la crise sanitaire. Et cette défiance est le présupposé partagé par la posture populiste et la mentalité complotiste. Lorsqu’on mesure l’adhésion de la population française aux thèses complotistes, il s’avère que la perméabilité aux croyances complotistes n’est pas également répartie. Selon l’enquête réalisée du 24 au 26 mars 2020 par l’Ifop avec Conspiracy Watch et la Fondation Jean-Jaurès, plus d’un quart de la population française (26 %) adhère à la thèse de l’origine humaine du Covid-19, qui aurait été intentionnellement (17 %) ou accidentellement (9 %) conçu en laboratoire. Les publics les plus perméables aux thèses complotistes sont constitués, d’une part, par les générations les plus jeunes, qui s’approprient souvent des informations sur les réseaux sociaux sans les vérifier ni les hiérarchiser, et, d’autre part, par les catégories sociales les plus défavorisées, en moyenne moins diplômées que les autres, et plus tentées par des grilles de lectures alternatives, s’opposant aux « vérités officielles » et postulant que « la vérité est ailleurs ». C’est ainsi que 27 % des moins de 35 ans approuvent l’opinion selon laquelle le virus a été développé intentionnellement dans un laboratoire contre seulement 6 % des plus de 65 ans. Les catégories pauvres sont 22 % à adhérer à cette thèse alors que les catégories aisées ne sont que 4 % à y adhérer. Par ailleurs, du côté des sympathies partisanes, on observe que 40 % des sympathisants du Rassemblement national pensent que le Covid-19 a été intentionnellement créé en laboratoire, ce qui est parfaitement cohérent avec le soupçon systématique visant les élites supposées irresponsables, corrompues ou criminelles, ainsi qu’avec le postulat selon lequel les véritables causes de nos maux sont toujours cachées. Enfin, l’étude établit que l’inquiétude face au Covid-19 n’est pas corrélée avec l’adhésion aux thèses complotistes.

Écartons les matamores qui prétendent ou laissent entendre qu’ils avaient prévu l’arrivée du virus et que, s’ils avaient été au pouvoir, ils auraient pris les bonnes mesures. Ces vantardises sont infantiles. Mais elles n’excusent en rien les atermoiements, les palinodies et les injonctions contradictoires des dirigeants politiques. Quoi qu’il en soit, on voit mal comment les responsables politiques et administratifs qui se sont montrés irresponsables dans la gestion de la crise sanitaire pourraient ne pas avoir à rendre des comptes. [...]

Dans les réactions à la pandémie, on relève le recours à la généralisation confuse accompagnée d’accusations diabolisantes. Schématisons le modèle interprétatif : la crise sanitaire est inscrite dans une crise planétaire et celle-ci est imputée à des acteurs irresponsables ou à des agents mal intentionnés. Les changements planétaires sont perçus sous l’angle de la catastrophe non naturelle et expliqués par les mauvais comportements des humains en général (tous coupables !), ou, pour les complotistes, de certains groupes humains incarnant la causalité diabolique (les Juifs, les Chinois, etc.). Il y a là une lourde erreur d’analyse : toute épidémie est en effet surdéterminée, en ce qu’elle surgit de l’interaction entre facteurs naturels et facteurs sociaux ou humains. Ceux qui négligent les facteurs naturels tendent à chercher des causes dans le système social, le régime politique ou les habitudes culturelles. Les ennemis du marché mondial ou de la globalisation sont enclins à lier la pandémie à la multiplication des échanges et des voyages, notamment par voie aérienne. Et il est vrai que le virus se déplace avec les humains.

On assiste par exemple, dans les milieux de l’écologie savante, au retour de la pensée magique, sur le thème « tout est lié », pour expliquer la source de nos maux. Un collectif de scientifiques se présentant comme « écologues » dénonce ainsi le « déni de la crise écologique », supposée corrélée avec la crise sanitaire : « Les pandémies qui nous frappent ne sont qu’une facette du changement planétaire. Celui-ci inclut aussi les perturbations climatiques provoquées par l’émission de gaz à effet de serre et l’extinction massive d’espèces. » La conclusion est aussi claire qu’attendue : il faut d’urgence changer de modèle du changement planétaire. Le « changement » reste la solution-miracle des Modernes (Postmodernes compris). Quant au projet rédempteur, il varie avec les convictions idéologiques de chacun : démondialiser radicalement pour les uns, mondialiser plus et mieux pour les autres ; en finir avec le capitalisme ou « humaniser » la mondialisation techno-marchande. Rien ne change de base dans le paysage idéologique mondial, dont les grands clivages, déclarés obsolètes d’une façon régulière, semblent dotés d’une démoniaque résilience. [...]

 

NB : Le texte qui précède est protégé par le droit d’auteur. Merci à l’auteur et aux éditions de l'Observatoire de nous autoriser à le reproduire.

* Les notes de bas de page de la version originale n’ont pas été reproduites ici afin de faciliter la lecture.

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à propos de l'auteur
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Pierre-André Taguieff
Philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff a publié de très nombreux travaux sur le conspirationnisme et l'antisémitisme. On peut citer notamment La Foire aux « Illuminés ». Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme (Fayard/Mille et une nuits, 2005), Court Traité de complotologie (Fayard/Mille et une nuits, 2013), Criminaliser les Juifs. Le mythe du “meurtre rituel” et ses avatars (éditions Hermann, 2020) ou encore Théories du complot : populisme et complotisme (Entremises éditions, 2023).
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