Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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La pensée conspirationniste dans le génocide des Tutsi

Publié par Lionel Chanel17 juillet 2019

Vingt-cinq ans ont passé depuis la fin du génocide des Tutsi du Rwanda. Un génocide justifié par une idéologie aux forts accents complotistes et dont les procédés douteux, les biais cognitifs et les éléments de langage font écho à ceux des conspirationnistes d’aujourd’hui.

Machette (crédits : Musée canadien de la guerre)

Il y a vingt-cinq ans, le 17 juillet 1994, s’achevait le génocide des Tutsi du Rwanda. Cette folie meurtrière s’était accomplie sur le terreau d’une idéologie d’essence raciste, bien sûr, mais caractérisée également par une forte dimension complotiste.

Appuyons-nous sur la fameuse définition que Karl Popper proposait du conspirationnisme :

« Il existe […] une thèse […] que j’appellerai la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Elle part de l’idée erronée que tout ce qui se passe dans une société, guerre, chômage, pénurie, pauvreté, etc., résulte directement des desseins d’individus ou de groupes puissants. » [1]

Deux éléments sont ici à retenir : le premier est la représentation d’un groupe social fantasmé auquel les complotistes attribuent des intentions mauvaises — on identifie ici un biais cognitif connu sous le nom de biais d’intentionnalité — ; le second, tient dans l’idée qu’« on nous ment », que les choses telles qu’elles sont décrites ne sont pas celles qui se passent réellement, qu’il existe des événements, des décisions, des actions occultes visant à la réalisation d’un funeste projet élaboré par ce groupe de personnes identifié par les complotistes. C’est ce présupposé, combiné à une idéologie raciste, qui a mené au génocide de 1994.

Dans le discours complotiste des extrémistes hutu, en effet, le Tutsi incarnait cette « race » de seigneurs féodaux et monarchistes, avides de reconquérir le pouvoir. Nous décelons ici un biais cognitif saillant de la mentalité conspirationniste : la méfiance envers des personnes extérieures à un groupe auquel on appartient. Comme le rappelait Science & Vie dans un dossier consacré aux théories du complot, notre tendance innée à voir des dangers partout se traduit, entre autres, par une hyperméfiance à l’égard de notre environnement social. Le magazine citait un chercheur en psychologie sociale : « Certaines études montrent que nous pouvons tous développer une forme de méfiance intense, irrationnelle et persistante à l’égard d’autrui, une "paranoïa normale" en quelque sorte. » [2]

Une telle paranoïa fut savamment entretenue par la propagande du régime de Juvénal Habyarimana : les Tutsi y étaient décrits comme les agents occultes d’une domination insidieuse et comme une « élite » arrogante et imbue de son sentiment de supériorité. La rhétorique anti-élitiste, on le sait, est une autre caractéristique du discours complotiste passé et présent. Il est d’usage en effet, dans la complosphère actuelle, de s’en prendre aux malversations d’une élite tantôt juive ou « sioniste », tantôt « mondialiste », quand elle n’est pas « bruxelloise » ou « maçonnique ».

Les thèmes insistant sur la réussite économique et sociale des Tutsi, sur leur aisance matérielle et même sur leur beauté physique, permettaient, en négatif, de faire naître ou de renforcer un puissant complexe d’infériorité chez nombre de Hutu dans un contexte difficile. Le Rwanda se trouvait alors frappé par une grave crise économique et sociale depuis la fin des années 1980 et l’État ne parvenait guère à y répondre, gangrené qu’il était par une corruption endémique. Brandir devant eux, comme le faisait la propagande, la figure du Tutsi affairiste et exploiteur revenait à leur proposer un bouc-émissaire idéal.

Dans un tel contexte, une théorie conspirationniste trouve une voie royale par où se déployer parce qu’elle offre la commodité à ceux qui y adhèrent, à la fois de comprendre dans leur globalité les événements qui l’ont amené à leur condition actuelle, et de se décharger totalement de leur propre responsabilité en reportant la faute sur autrui : ce peut être les Juifs, les francs-maçons, la finance, la mondialisation, Bruxelles ou encore Israël, bref, le « Système ».

Ce lien entre sentiment d’échec personnel et adhésion aux idées complotistes fut évoqué, entre autres, par Joseph E. Uscinski et Joseph M. Parent dans leur livre American Conspiracy Theories et, quelques années auparavant, par l’essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger dans Le perdant radical. Le psychologue Adam Galinsky expliquait dans Science & Vie : « Les théories du complot permettent de retrouver le contrôle et de rendre le monde plus lisible. » [3] Les ethno-nationalistes rwandais « rassurèrent » ainsi les Hutu en leur servant le cliché d’un Tutsi machiavélique, fourbe, supérieur et riche, infiltré dans tous les rouages de la société, qui s’appliquait à les maintenir dans leur condition de « nègres » tout juste bons à le servir.

En raisonnant ainsi en termes d’intentionnalité, les conspirationnistes hutu pouvaient attribuer aux Tutsi la préparation d’un vaste complot aux ramifications internationales. Appliquant la méthode de l’« accusation en miroir » définie et enseignée à ses collègues par un propagandiste du pouvoir [4], les ethno-nationalistes imputaient aux Tutsi le dessein de commettre un génocide sur le peuple hutu, un génocide qui s’inscrivait dans un plan ambitionnant de remodeler complètement la région des Grands Lacs pour y installer leur empire. En novembre 1990 par exemple, Kangura – l’organe de presse du Hutu Power – présenta comme authentique un document faisant état d’un « plan de la recolonisation tutsi au Kivu et région centrale de l’Afrique » [5]. Sous forme d’instructions, ce faux rassemblait tous les poncifs du discours antitutsi et du complotisme le plus paranoïaque : le noyautage des institutions, la perfidie et la malhonnêteté intrinsèques des Tutsi, leurs manœuvres visant à « diviser pour régner », leur projet de soumettre les autres ethnies… Le procédé rappelait, bien sûr, Les Protocoles des Sages de Sion.

Enfin, le projet de « colonisation » tutsi ne pouvait aboutir sans complicités, celles d’Etats et d’organisations internationales. Aux yeux des propagandistes, les médias étrangers, notamment occidentaux, les organisations de défense des droits de l’homme, l’ONU, les États-Unis, pays anglophone où Paul Kagame, patron du FPR, avait effectué un stage militaire, et la Belgique, ancienne puissance coloniale qui s’était longtemps appuyée sur l’aristocratie tutsi, constituaient autant de relais de ce complot international.

Pour accomplir leurs sombres desseins, les Tutsi, affirmait la propagande, ne s’encombraient d’aucun scrupule. Tous les attentats et tous les assassinats politiques leur étaient attribués, réflexe conspirationniste qui n’est pas sans évoquer les spéculations fumeuses délirantes concernant les prétendus « false flags » chers à nos complotistes actuels. Un article paru dans Kangura Magazine, s’intitulait « A qui profitent les attentats actuels ? Qui commandite les attentats ? » [6] La première question trahissait ce fameux biais d’intentionnalité qui affecte tant les conspirationnistes, exprimé dans la fameuse formule latine : ist fecit cui prodest, « le criminel est celui à qui profite le crime ». Même l’assassinat du président Habyarimana le 6 avril 1994 était attribué aux Tutsi.

En fabriquant des preuves du « complot tutsi », en propageant ce qu’on appelle aujourd’hui des « fake news », en faisant éclore des rumeurs infondées, en ancrant dans les esprits l’idée d’un complot à l’échelle mondiale, les conspirationnistes hutu répandaient des idées relevant du panekhthrisme. Ce néologisme fut créé par l’historien Maxime Rodinson à partir du grec ekhthros (« ennemi ») et pan (« tout »). Rodinson le définit comme la croyance d’une communauté ou d’un peuple qui voit « dans les attaques dont il est l’objet — voire dans les résistances à ses propres attaques — les manifestations d’une haine gratuite du reste de l’humanité envers lui. » [7] Ce sentiment distillé dans la population, ainsi persuadée d’être assiégée, menacée d’un génocide, en butte à l’incompréhension ou au mépris d’une communauté internationale rangée du côté de l’Ennemi, aboutit à un climat réellement anxiogène. Le danger de mort était réel. Alors, face à ce danger, il fallait réagir. Le génocide des Tutsi, d’avril à juillet 1994, fut la réaction terrifiante et jugée nécessaire d’un État raciste et d’une population abreuvée quotidiennement d’une croyance panekhthriste par des médias qui se considéraient comme des « lanceurs d’alerte ».

« Lanceurs d’alerte » : c’est ainsi qu’aiment se dépeindre eux-mêmes les complotistes actuels. L’expression suggère habilement la possession d’un savoir ignoré du plus grand nombre, voire secret, et dangereux, que le conspirationniste se propose, par son action citoyenne, de porter à la connaissance de la majorité.

Une autre image couramment employée est celle du sommeil dans lequel seraient plongées les masses lobotomisées par BFM-TV ou par la presse dite « mainstream », que nos ardents et désintéressés « chercheurs de vérité » se chargeraient de « réveiller ». Au Rwanda, c’est exactement cette métaphore qui fut parfois utilisée dans la propagande extrémiste. Il n’est pas anodin que l’un des principaux journaux racistes anti-tutsi s’appelait Kangura : littéralement, le titre signifie « Réveille-le ! » Le but de ses journalistes ne consistait en rien de moins que de « réveiller » le peuple hutu endormi sur ses lauriers depuis la révolution victorieuse de 1959, totalement inconscient des complots tramés par les Tutsi contre lui.

Les complotistes, de cette façon, font mine d’appartenir à une minorité éclairée qui détient la Vérité et qu’ils se chargent de répandre sur le troupeau de « moutons », encore ignorants, pour les guider vers la lumière. L’aspect utopique du conspirationnisme s’affiche de manière limpide sur le site internet Réseau international dont le texte de présentation se délecte de « l’émancipation des masses », de « l’aube d’un jour nouveau », de « la naissance de la vérité » et du travail salutaire de… Thierry Meyssan.

Dans le cas du génocide des Tutsi du Rwanda, il y avait bel et bien une dimension utopique. Dans l’esprit des génocidaires, la « cité idéale » était celle de la « vraie » démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du « peuple majoritaire » (hutu) débarrassé du « peuple minoritaire », cette « clique » de Tutsi infiltrés dans les institutions et complotant contre les Hutu. Le projet politique des assassins résidait dans une démocratie saine enfin purifiée de ses éléments parasites qu’étaient les Tutsi. Une véritable vision eschatologique se dessinait dans les discours des extrémistes. La société nouvelle surgie des charniers allait mettre un terme à l’Histoire. Le génocide au Rwanda constitua le moyen de réaliser l’utopie en éradiquant un danger dont le complotisme avait accrédité l’existence.

 

Notes :
[1] Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis. Tome 2 : Hegel et Marx, Paris, Le Seuil, 1979, p. 67.
[2] Science & Vie, août 2016.
[3] Science & Vie, août 2016.
[4] Dans un document intitulé « Note relative à la Propagande d’Expansion et de Recrutement », ce propagandiste enseignait à ses collègues qu’il fallait attribuer à leurs ennemis ce qu’ils préparaient eux-mêmes (Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 83).
[5] Texte reproduit dans son intégralité dans Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, pp. 123-124.
[6] Ibid., p. 294.
[7] Cité par Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Paris, Fayard, 2013, p. 352.

Voir aussi :

Le mythe récurrent du lobby tutsi

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Vingt-cinq ans ont passé depuis la fin du génocide des Tutsi du Rwanda. Un génocide justifié par une idéologie aux forts accents complotistes et dont les procédés douteux, les biais cognitifs et les éléments de langage font écho à ceux des conspirationnistes d’aujourd’hui.

Machette (crédits : Musée canadien de la guerre)

Il y a vingt-cinq ans, le 17 juillet 1994, s’achevait le génocide des Tutsi du Rwanda. Cette folie meurtrière s’était accomplie sur le terreau d’une idéologie d’essence raciste, bien sûr, mais caractérisée également par une forte dimension complotiste.

Appuyons-nous sur la fameuse définition que Karl Popper proposait du conspirationnisme :

« Il existe […] une thèse […] que j’appellerai la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Elle part de l’idée erronée que tout ce qui se passe dans une société, guerre, chômage, pénurie, pauvreté, etc., résulte directement des desseins d’individus ou de groupes puissants. » [1]

Deux éléments sont ici à retenir : le premier est la représentation d’un groupe social fantasmé auquel les complotistes attribuent des intentions mauvaises — on identifie ici un biais cognitif connu sous le nom de biais d’intentionnalité — ; le second, tient dans l’idée qu’« on nous ment », que les choses telles qu’elles sont décrites ne sont pas celles qui se passent réellement, qu’il existe des événements, des décisions, des actions occultes visant à la réalisation d’un funeste projet élaboré par ce groupe de personnes identifié par les complotistes. C’est ce présupposé, combiné à une idéologie raciste, qui a mené au génocide de 1994.

Dans le discours complotiste des extrémistes hutu, en effet, le Tutsi incarnait cette « race » de seigneurs féodaux et monarchistes, avides de reconquérir le pouvoir. Nous décelons ici un biais cognitif saillant de la mentalité conspirationniste : la méfiance envers des personnes extérieures à un groupe auquel on appartient. Comme le rappelait Science & Vie dans un dossier consacré aux théories du complot, notre tendance innée à voir des dangers partout se traduit, entre autres, par une hyperméfiance à l’égard de notre environnement social. Le magazine citait un chercheur en psychologie sociale : « Certaines études montrent que nous pouvons tous développer une forme de méfiance intense, irrationnelle et persistante à l’égard d’autrui, une "paranoïa normale" en quelque sorte. » [2]

Une telle paranoïa fut savamment entretenue par la propagande du régime de Juvénal Habyarimana : les Tutsi y étaient décrits comme les agents occultes d’une domination insidieuse et comme une « élite » arrogante et imbue de son sentiment de supériorité. La rhétorique anti-élitiste, on le sait, est une autre caractéristique du discours complotiste passé et présent. Il est d’usage en effet, dans la complosphère actuelle, de s’en prendre aux malversations d’une élite tantôt juive ou « sioniste », tantôt « mondialiste », quand elle n’est pas « bruxelloise » ou « maçonnique ».

Les thèmes insistant sur la réussite économique et sociale des Tutsi, sur leur aisance matérielle et même sur leur beauté physique, permettaient, en négatif, de faire naître ou de renforcer un puissant complexe d’infériorité chez nombre de Hutu dans un contexte difficile. Le Rwanda se trouvait alors frappé par une grave crise économique et sociale depuis la fin des années 1980 et l’État ne parvenait guère à y répondre, gangrené qu’il était par une corruption endémique. Brandir devant eux, comme le faisait la propagande, la figure du Tutsi affairiste et exploiteur revenait à leur proposer un bouc-émissaire idéal.

Dans un tel contexte, une théorie conspirationniste trouve une voie royale par où se déployer parce qu’elle offre la commodité à ceux qui y adhèrent, à la fois de comprendre dans leur globalité les événements qui l’ont amené à leur condition actuelle, et de se décharger totalement de leur propre responsabilité en reportant la faute sur autrui : ce peut être les Juifs, les francs-maçons, la finance, la mondialisation, Bruxelles ou encore Israël, bref, le « Système ».

Ce lien entre sentiment d’échec personnel et adhésion aux idées complotistes fut évoqué, entre autres, par Joseph E. Uscinski et Joseph M. Parent dans leur livre American Conspiracy Theories et, quelques années auparavant, par l’essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger dans Le perdant radical. Le psychologue Adam Galinsky expliquait dans Science & Vie : « Les théories du complot permettent de retrouver le contrôle et de rendre le monde plus lisible. » [3] Les ethno-nationalistes rwandais « rassurèrent » ainsi les Hutu en leur servant le cliché d’un Tutsi machiavélique, fourbe, supérieur et riche, infiltré dans tous les rouages de la société, qui s’appliquait à les maintenir dans leur condition de « nègres » tout juste bons à le servir.

En raisonnant ainsi en termes d’intentionnalité, les conspirationnistes hutu pouvaient attribuer aux Tutsi la préparation d’un vaste complot aux ramifications internationales. Appliquant la méthode de l’« accusation en miroir » définie et enseignée à ses collègues par un propagandiste du pouvoir [4], les ethno-nationalistes imputaient aux Tutsi le dessein de commettre un génocide sur le peuple hutu, un génocide qui s’inscrivait dans un plan ambitionnant de remodeler complètement la région des Grands Lacs pour y installer leur empire. En novembre 1990 par exemple, Kangura – l’organe de presse du Hutu Power – présenta comme authentique un document faisant état d’un « plan de la recolonisation tutsi au Kivu et région centrale de l’Afrique » [5]. Sous forme d’instructions, ce faux rassemblait tous les poncifs du discours antitutsi et du complotisme le plus paranoïaque : le noyautage des institutions, la perfidie et la malhonnêteté intrinsèques des Tutsi, leurs manœuvres visant à « diviser pour régner », leur projet de soumettre les autres ethnies… Le procédé rappelait, bien sûr, Les Protocoles des Sages de Sion.

Enfin, le projet de « colonisation » tutsi ne pouvait aboutir sans complicités, celles d’Etats et d’organisations internationales. Aux yeux des propagandistes, les médias étrangers, notamment occidentaux, les organisations de défense des droits de l’homme, l’ONU, les États-Unis, pays anglophone où Paul Kagame, patron du FPR, avait effectué un stage militaire, et la Belgique, ancienne puissance coloniale qui s’était longtemps appuyée sur l’aristocratie tutsi, constituaient autant de relais de ce complot international.

Pour accomplir leurs sombres desseins, les Tutsi, affirmait la propagande, ne s’encombraient d’aucun scrupule. Tous les attentats et tous les assassinats politiques leur étaient attribués, réflexe conspirationniste qui n’est pas sans évoquer les spéculations fumeuses délirantes concernant les prétendus « false flags » chers à nos complotistes actuels. Un article paru dans Kangura Magazine, s’intitulait « A qui profitent les attentats actuels ? Qui commandite les attentats ? » [6] La première question trahissait ce fameux biais d’intentionnalité qui affecte tant les conspirationnistes, exprimé dans la fameuse formule latine : ist fecit cui prodest, « le criminel est celui à qui profite le crime ». Même l’assassinat du président Habyarimana le 6 avril 1994 était attribué aux Tutsi.

En fabriquant des preuves du « complot tutsi », en propageant ce qu’on appelle aujourd’hui des « fake news », en faisant éclore des rumeurs infondées, en ancrant dans les esprits l’idée d’un complot à l’échelle mondiale, les conspirationnistes hutu répandaient des idées relevant du panekhthrisme. Ce néologisme fut créé par l’historien Maxime Rodinson à partir du grec ekhthros (« ennemi ») et pan (« tout »). Rodinson le définit comme la croyance d’une communauté ou d’un peuple qui voit « dans les attaques dont il est l’objet — voire dans les résistances à ses propres attaques — les manifestations d’une haine gratuite du reste de l’humanité envers lui. » [7] Ce sentiment distillé dans la population, ainsi persuadée d’être assiégée, menacée d’un génocide, en butte à l’incompréhension ou au mépris d’une communauté internationale rangée du côté de l’Ennemi, aboutit à un climat réellement anxiogène. Le danger de mort était réel. Alors, face à ce danger, il fallait réagir. Le génocide des Tutsi, d’avril à juillet 1994, fut la réaction terrifiante et jugée nécessaire d’un État raciste et d’une population abreuvée quotidiennement d’une croyance panekhthriste par des médias qui se considéraient comme des « lanceurs d’alerte ».

« Lanceurs d’alerte » : c’est ainsi qu’aiment se dépeindre eux-mêmes les complotistes actuels. L’expression suggère habilement la possession d’un savoir ignoré du plus grand nombre, voire secret, et dangereux, que le conspirationniste se propose, par son action citoyenne, de porter à la connaissance de la majorité.

Une autre image couramment employée est celle du sommeil dans lequel seraient plongées les masses lobotomisées par BFM-TV ou par la presse dite « mainstream », que nos ardents et désintéressés « chercheurs de vérité » se chargeraient de « réveiller ». Au Rwanda, c’est exactement cette métaphore qui fut parfois utilisée dans la propagande extrémiste. Il n’est pas anodin que l’un des principaux journaux racistes anti-tutsi s’appelait Kangura : littéralement, le titre signifie « Réveille-le ! » Le but de ses journalistes ne consistait en rien de moins que de « réveiller » le peuple hutu endormi sur ses lauriers depuis la révolution victorieuse de 1959, totalement inconscient des complots tramés par les Tutsi contre lui.

Les complotistes, de cette façon, font mine d’appartenir à une minorité éclairée qui détient la Vérité et qu’ils se chargent de répandre sur le troupeau de « moutons », encore ignorants, pour les guider vers la lumière. L’aspect utopique du conspirationnisme s’affiche de manière limpide sur le site internet Réseau international dont le texte de présentation se délecte de « l’émancipation des masses », de « l’aube d’un jour nouveau », de « la naissance de la vérité » et du travail salutaire de… Thierry Meyssan.

Dans le cas du génocide des Tutsi du Rwanda, il y avait bel et bien une dimension utopique. Dans l’esprit des génocidaires, la « cité idéale » était celle de la « vraie » démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du « peuple majoritaire » (hutu) débarrassé du « peuple minoritaire », cette « clique » de Tutsi infiltrés dans les institutions et complotant contre les Hutu. Le projet politique des assassins résidait dans une démocratie saine enfin purifiée de ses éléments parasites qu’étaient les Tutsi. Une véritable vision eschatologique se dessinait dans les discours des extrémistes. La société nouvelle surgie des charniers allait mettre un terme à l’Histoire. Le génocide au Rwanda constitua le moyen de réaliser l’utopie en éradiquant un danger dont le complotisme avait accrédité l’existence.

 

Notes :
[1] Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis. Tome 2 : Hegel et Marx, Paris, Le Seuil, 1979, p. 67.
[2] Science & Vie, août 2016.
[3] Science & Vie, août 2016.
[4] Dans un document intitulé « Note relative à la Propagande d’Expansion et de Recrutement », ce propagandiste enseignait à ses collègues qu’il fallait attribuer à leurs ennemis ce qu’ils préparaient eux-mêmes (Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 83).
[5] Texte reproduit dans son intégralité dans Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, pp. 123-124.
[6] Ibid., p. 294.
[7] Cité par Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Paris, Fayard, 2013, p. 352.

Voir aussi :

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à propos de l'auteur
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Lionel Chanel
Historien de formation, Lionel Chanel a collaboré pour France Inter à l’écriture de plusieurs pièces radiophoniques historiques. Il est l'auteur d'un livre d’histoire pour la jeunesse, "Résister à la nuit" (éd. Palanquée, 2019). Il anime le blog "Thucydide" : https://blogthucydide.wordpress.com
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