Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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La religion du complot

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« Le 11 Septembre était un coup monté.» C'est un grand panneau posé contre le mur qui l'affirme. C'est aussi ce que pense la centaine de New-Yorkais, réunie le 3 septembre, devant ce panneau, dans une salle de l'East Village. Certains arborent le badge «Enquêtez sur le 9/11», d'autres «Révélez la supercherie». Comme chaque dimanche soir, le groupement New York 9/11 Truth organise une rencontre d'information. Au programme, des extraits de la prochaine version du documentaire Loose Change, qui engrange des millions de spectateurs sur l'Internet depuis le printemps 2005. Les arguments, déjà connus de tous, sont ressassés dans de nouveaux témoignages d'experts ou de journalistes indépendants. Ainsi, ce n'est pas un avion de ligne qui s'est écrasé sur le Pentagone (pas assez de débris, pelouse quasi intacte et brèche trop étroite dans l'enceinte) ; ce n'est pas la fusion de l'acier qui a provoqué l'effondrement des tours du World Trade Center (leur structure était trop résistante pour cela), il s'agit d'une démolition contrôlée grâce à des explosifs placés dans les bâtiments. Conclusion : le gouvernement américain (ou une entité le contrôlant) a conspiré pour organiser les attentats du 11 Septembre et justifier ainsi ses opérations au Moyen-Orient.

«Eduquer les gens»

Alors que, cinq ans après le drame, les Etats-Unis se préparent à commémorer les attentats, le mouvement conspirationniste prend de l'ampleur, avec la multiplication de sites web, de livres, de films et de conférences. «Ça a vraiment décollé récemment, explique Janice Matthews, directrice de 911truth.org, principale organisation nationale mettant en doute la version officielle. Nous essayons de progresser aussi vite que notre succès.» Selon un sondage réalisé en juillet par le Scripps Survey Research Center, un centre de recherches de l'université de l'Ohio, 36 % des Américains pensent qu'il est «assez probable» ou «très probable» que le gouvernement ait pris part aux attaques ou les ait autorisées. Mais ces résultats baissent lorsque les personnes interrogées sont confrontées aux versions conspirationnistes. Ils ne sont alors plus que 16 % à penser que des explosifs, et non les avions en feu, sont à l'origine de la chute des deux tours du World Trade Center.

La religion du complot

La soirée dans l'East Village vise aussi à présenter le programme de la mobilisation du 8 au 12 septembre. Le 11 septembre au matin, est notamment prévue une manifestation «paisible» sur le lieu du drame. Il y a débat. La réunion se termine dans la confusion. Un participant tente de convaincre l'assistance qu'il faut aller à Ground Zero le 10, «quand Bush y sera», et non le 11. Un jeune activiste cherche à entraîner les participants dans la rue pour «informer et éduquer les gens». Une vingtaine d'entre eux finit par le suivre. Ils enfilent des tee-shirts sur lesquels on peut lire : «La véritable théorie du complot est la version du gouvernement». Puis ils remontent la IIe Avenue en distribuant leurs tracts.

Ce foisonnement désordonné est à l'image du mouvement. Les initiatives abondent, tout comme les théories et les sites web pour les promouvoir. «C'est un phénomène qui vient du terrain, les gens lancent eux-mêmes leurs projets, explique Nicholas Levis, 41 ans, un activiste new-yorkais, traducteur le reste du temps. Nous manquons de coordination, c'est à la fois une force et une faiblesse.» Lui-même trouve que le documentaire Loose Change n'affronte pas les faits mais reconnaît qu'il a joué un rôle décisif dans la mobilisation. «Au départ, c'était une fiction sur des gens découvrant la vérité, raconte Korey Rowe, 23 ans, producteur du film. Mais, au fur et à mesure que nous nous informions, ce que nous découvrions était accablant. Nous n'avions d'autre choix que de faire un documentaire.» Korey Rowe, qui s'est engagé dans l'armée, a servi successivement en Afghanistan et en Irak. Dylan Avery, 22 ans, réalisateur du film, est alors serveur à Red Lobster, une chaîne de restauration. Le budget du documentaire est minimal, 2 000 dollars pour la première version, réalisée à l'aide de logiciels sur un ordinateur portable. Lâché sur l'Internet en avril 2005, le film se répand à une vitesse phénoménale. Korey Rowe estime que plus de 75 millions de personnes l'ont vu. «Pour un DVD vendu, nous en diffusons trois gratuitement et 20 personnes le voient sur l'Internet», indique-t-il. C'est dans les universités américaines que le documentaire suscite le plus d'engouement, les étudiants se passant le mot.

Directeur du Scripps Survey Research Center, à l'origine du sondage, Guido Stempel estime que «le succès de ces thèses est lié à la méfiance croissante vis-à-vis du gouvernement Bush, à son manque de crédibilité et à son penchant pour le secret». C'est d'ailleurs l'un des arguments les plus utilisés par les activistes : «Pourquoi devrions-nous croire le gouvernement alors qu'il nous ment sur tout le reste ?» lance Les Jamieson, coordinateur de New York 9/11 Truth, à la fin de la réunion dans l'East Village.

Les conspirationnistes se souviennent tous de leur «point de basculement», la conférence ou la lecture qui a emporté leur adhésion. «Une fois que vous y croyez, vous ne revenez plus en arrière, vous y consacrez votre vie», raconte Janette MacKinlay, une artiste de 58 ans. Elle habitait en face des tours au moment des attentats et se considère comme une «survivante». Elle se met à douter en août 2004, lors d'une réunion à San Francisco, en écoutant deux membres de la commission du 11 Septembre, créée pour faire la lumière sur les attentats. «Ils ne répondaient à aucune question. J'ai eu l'impression d'une dissimulation.» Elle lit alors un livre de David Ray Griffin, théologien considéré comme une référence par le mouvement conspirationniste, et se «documente» sur la Toile. Depuis, c'est elle qui anime des conférences. «Je suis une patriote, dit-elle, j'essaie de lutter contre cette politique de la peur que nous subissons.»

Kevin Barrett, lui, se dit «toujours sceptique vis-à-vis des versions officielles des grands événements historiques». Mais cet universitaire spécialiste de l'
islam n'a pas plongé immédiatement : «Il y a d'abord eu un effet émotionnel. Les gens n'étaient pas capables de réagir de façon rationnelle.» Pour lui aussi, le déclic est venu après une lecture, puis il a passé beaucoup de temps sur l'Internet. «C'est la base pour la communication entre les gens qui partagent des renseignements sur le 11 Septembre», explique-t-il. Principale organisation nationale, 911truth.org n'a d'autre nom que son adresse Internet. Elle fédère des groupes dans 38 Etats, vit de dons individuels et salarie sa directrice, Janice Matthews, 45 ans, mère célibataire de six enfants vivant à Kansas City.

Autre organisation notable, les Scholars for 9/11 Truth visent à donner une respectabilité universitaire au mouvement en publiant une revue sur le Web. «Le but est d'organiser ceux qui ont fait des recherches sur les événements», explique Kevin Barrett, l'un de ses membres. «Historiquement, les théoriciens du complot sont souvent des gens qui ont réussi des carrières universitaires», observe Mark Fenster, coauteur d'un livre sur les théories conspirationnistes (1). Kevin Barrett se trouve aujourd'hui au centre d'une polémique en raison d'un cours sur l'islam qu'il donne à l'université du Wisconsin. Steve Nass, un représentant républicain, a demandé son éviction en raison de ses thèses sur le 11 Septembre. La direction de l'université a décidé de maintenir le cours.

Mark Fenster distingue deux catégories de conspirationnistes : «Il y a un groupe moteur, persuadé que Bush savait. Et il y a une fraction beaucoup plus grande du public américain qui pense que le gouvernement ne dit pas toute la vérité et exprime ainsi son ras-le-bol. Mais ils n'adhèrent pas pour autant dans le détail aux versions alternatives.» Selon lui, la contestation des événements du 11 Septembre s'inscrit dans une tradition de remise en cause des grands événements historiques aux Etats-Unis, à commencer par l'assassinat de Kennedy.

«Mythes» contre «vérités scientifiques»

«Le succès de ces thèses a pris tout le monde par surprise», remarque Pat Curley, 51 ans. Cet expert immobilier de Phoenix (Arizona) a monté un blog, Screw Loose Change, pour contester le film. «Nous sommes moins nombreux du côté des déboulonneurs que des conspirateurs, dit-il. Le sondage [Scripps Survey, ndlr] a été un énorme catalyseur. Les gens se sont dit que c'était sérieux.»

La religion du complot

En mars 2005, le magazine Popular Mechanics a publié une enquête détaillée pour «déboulonner les mythes» sur le 11 Septembre. Il vient d'en tirer un livre (2), préfacé par le sénateur républicain John McCain. Plusieurs sites, réalisés par des particuliers, reprennent le même procédé, opposant les «mythes» conspirationnistes aux «vérités» scientifiques. «C'est une course pour avoir les faveurs du public», relève Mark Fenster, également professeur de droit à l'université de Floride. Une course dans laquelle le gouvernement s'est longtemps tenu en marge. «S'il répond, il légitime la contestation, explique l'auteur. S'il ne répond pas, il la légitime aussi en donnant l'impression de manquer d'arguments. C'est une position difficile.» Deux sites web gouvernementaux viennent de publier une page de questions-réponses pour réfuter les thèses conspirationnistes, celui du département d'Etat et celui du National Institute of Standards and Technology, une agence du département du Commerce qui a enquêté pendant trois ans sur la chute des tours.

Judicial Watch, une association conservatrice cherchant à promouvoir la transparence du gouvernement, a obtenu que ce dernier diffuse deux films montrant l'attentat contre le Pentagone. Les organisations conspirationnistes ont jugé les images floues. Elles réclament, par ailleurs, les enregistrements de trois autres caméras de surveillance alentour, saisis par le FBI.

L'expert immobilier de Phoenix Pat Curley «adorerait» lui aussi voir ces vidéos. Mais il doute de l'efficacité de toute preuve tangible sur les conspirationnistes. «Une fois qu'ils ont basculé, il est impossible de les convaincre», constate-t-il. Mark Fenster approuve : «C'est comme un débat entre un croyant et un athée. Il n'y a pas suffisamment de base commune.» «Si une preuve ne soutient pas leur théorie, elle fait forcément partie du complot, reprend Pat Curley. La seule chose que vous puissiez espérer, c'est empêcher ceux qui sont en train d'enjamber la palissade de passer de l'autre côté.»

Notes :
(1) Conspiracy Theories : Secrecy and Power in American Culture, Mark Fenster et Philip Rosen, University of Minnesota Press, avril 2001.
(2) Debunking 9/11 Myths : Why Conspiracy Theories Can't Stand Up to the Facts, Popular Mechanics, Hearst, août 2006.

Source : Libération, 8 septembre 2006.

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