Par Jacques Attali
Chaque fois qu’un événement considérable et énigmatique se produit, les hommes cherchent non seulement un responsable, mais, lorsqu’ils en sont les victimes, un coupable. Et ils ne se contentent pas en général d’un mobile, il leur faut un complot.
L’idée en est toujours séduisante : un complot donne à penser que l’inexplicable trouve sa source dans une action secrète, lâche, masquée, globale, cohérente, organisée longtemps à l’avance par un petit groupe, tirant les fils dans l’ombre, dont il suffirait de se débarrasser pour régler le problème.
Aujourd’hui, la théorie du complot fait florès pour expliquer la crise économique et financière. Ou plutôt la théorie des complots. Car en fait, mille et un comploteurs sont dénoncés : on entend dire de manière également péremptoire que la crise a été, depuis longtemps, voulue, pensée, organisée et conduite de main de maître par l’ensemble des banques américaines, pour transférer leurs pertes sur les contribuables ; par Goldman Sachs pour écarter ses concurrents ; par les compagnies pétrolières, pour qu’une récession interrompe les investissements et pousse à la hausse le prix du brut ; par les détenteurs d’or, pour le faire monter ; par les détenteurs d’argent, pour remplacer l’or ; par les Démocrates américains, pour en finir avec les Républicains ; par les Républicains pour laisser le sale boulot aux Démocrates ; par la Chine pour supplanter les Etats-Unis, en faisant baisser les taux d’intérêt, incitant les Américains à s’endetter ; par les Etats-Unis, pour ruiner la Chine, qui a placé l’essentiel de ses réserves en dollars ; par la Banque Centrale européenne, pour mettre à genoux le dollar ; par les islamistes, pour détruire le capitalisme financier après avoir détruit les Twin Towers. Chaque tenant d’une théorie prétend détenir des preuves parfaitement documentées, solidement établies, issues de sources les plus sures, de la véracité de sa thèse.
Bien sur, certains des groupes dénoncés dans cette longue liste ont profité, profitent ou profiteront de la crise, d’une façon ou d’une autre, parce que plusieurs ont trouvé une façon d’en tirer le meilleur. Mais aucun d’entre eux n’en est le responsable ; ils ont réussi à en être les bénéficiaires, ce qui n’est pas du tout la même chose. Tout autre, placé dans la même situation qu’eux, chercherait aussi à en tirer profit, ne serait ce que pour survivre. Et il est important de contraindre ces puissances à ne pas l’aggraver en en faisant leur miel.
D’autres encore désignent des comploteurs d’autant plus masqués qu’ils sont, eux, totalement imaginaires : les juifs, les francs-maçons, les Illuminati.
De fait, s’il y a un complot, c’est bien celui ci : tout pouvoir, tout groupe de pression, même moribond, surtout moribond, a besoin, pour durer, de donner un sens à ce qu’il ne sait pas expliquer, et pour cela de dénoncer un complot et de désigner un bouc émissaire. Et comme tous les pouvoirs, sont, dans la globalisation, chacun à sa manière, moribonds, il y aura avalanche de boucs émissaires, et les bourreaux s’entre-tueront.
Là est l’essentiel : aucun pouvoir, aucun contre-pouvoir, n’a plus la moindre influence sérieuse sur le cours des événements, parce que l’humanité s’est laissée déborder par les systèmes qu’elle a créés, à commencer par le marché. Et les théories du complot sont avant tout la manifestation de l’impuissance de l’humanité face à son destin.
Il faudrait donc avoir le courage, aujourd’hui, de s’attaquer aux règles du jeu, et non aux joueurs, si l’on veut éviter que la partie tourne au carnage.
Source : L'Express.fr, blog de Jacques Attali (11 août 2009).
Lire aussi, du même auteur :
Par Jacques Attali
Chaque fois qu’un événement considérable et énigmatique se produit, les hommes cherchent non seulement un responsable, mais, lorsqu’ils en sont les victimes, un coupable. Et ils ne se contentent pas en général d’un mobile, il leur faut un complot.
L’idée en est toujours séduisante : un complot donne à penser que l’inexplicable trouve sa source dans une action secrète, lâche, masquée, globale, cohérente, organisée longtemps à l’avance par un petit groupe, tirant les fils dans l’ombre, dont il suffirait de se débarrasser pour régler le problème.
Aujourd’hui, la théorie du complot fait florès pour expliquer la crise économique et financière. Ou plutôt la théorie des complots. Car en fait, mille et un comploteurs sont dénoncés : on entend dire de manière également péremptoire que la crise a été, depuis longtemps, voulue, pensée, organisée et conduite de main de maître par l’ensemble des banques américaines, pour transférer leurs pertes sur les contribuables ; par Goldman Sachs pour écarter ses concurrents ; par les compagnies pétrolières, pour qu’une récession interrompe les investissements et pousse à la hausse le prix du brut ; par les détenteurs d’or, pour le faire monter ; par les détenteurs d’argent, pour remplacer l’or ; par les Démocrates américains, pour en finir avec les Républicains ; par les Républicains pour laisser le sale boulot aux Démocrates ; par la Chine pour supplanter les Etats-Unis, en faisant baisser les taux d’intérêt, incitant les Américains à s’endetter ; par les Etats-Unis, pour ruiner la Chine, qui a placé l’essentiel de ses réserves en dollars ; par la Banque Centrale européenne, pour mettre à genoux le dollar ; par les islamistes, pour détruire le capitalisme financier après avoir détruit les Twin Towers. Chaque tenant d’une théorie prétend détenir des preuves parfaitement documentées, solidement établies, issues de sources les plus sures, de la véracité de sa thèse.
Bien sur, certains des groupes dénoncés dans cette longue liste ont profité, profitent ou profiteront de la crise, d’une façon ou d’une autre, parce que plusieurs ont trouvé une façon d’en tirer le meilleur. Mais aucun d’entre eux n’en est le responsable ; ils ont réussi à en être les bénéficiaires, ce qui n’est pas du tout la même chose. Tout autre, placé dans la même situation qu’eux, chercherait aussi à en tirer profit, ne serait ce que pour survivre. Et il est important de contraindre ces puissances à ne pas l’aggraver en en faisant leur miel.
D’autres encore désignent des comploteurs d’autant plus masqués qu’ils sont, eux, totalement imaginaires : les juifs, les francs-maçons, les Illuminati.
De fait, s’il y a un complot, c’est bien celui ci : tout pouvoir, tout groupe de pression, même moribond, surtout moribond, a besoin, pour durer, de donner un sens à ce qu’il ne sait pas expliquer, et pour cela de dénoncer un complot et de désigner un bouc émissaire. Et comme tous les pouvoirs, sont, dans la globalisation, chacun à sa manière, moribonds, il y aura avalanche de boucs émissaires, et les bourreaux s’entre-tueront.
Là est l’essentiel : aucun pouvoir, aucun contre-pouvoir, n’a plus la moindre influence sérieuse sur le cours des événements, parce que l’humanité s’est laissée déborder par les systèmes qu’elle a créés, à commencer par le marché. Et les théories du complot sont avant tout la manifestation de l’impuissance de l’humanité face à son destin.
Il faudrait donc avoir le courage, aujourd’hui, de s’attaquer aux règles du jeu, et non aux joueurs, si l’on veut éviter que la partie tourne au carnage.
Source : L'Express.fr, blog de Jacques Attali (11 août 2009).
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