La sortie en salles de J’accuse, le dernier film de Roman Polanski consacré à l’Affaire Dreyfus, est l’occasion de rappeler que celle-ci fut d’abord une conspiration de militaires contre l’un de leur frère d’armes dont le seul tort était d’être juif. Ironie de l’histoire : cette vraie machination a accouché d’une théorie du complot qui perdure jusqu’à nos jours au sein de l’extrême droite antisémite.
« La conspiration des militaires [1] » : tel était le titre d’un article de L’Histoire qui évoquait ce que fut, à l’origine, l’Affaire Dreyfus. Car il s’agissait bien d’un complot auxquels prirent part le ministre de la Guerre, Auguste Mercier, et plusieurs officiers de l’état-major qui, tous, virent en Alfred Dreyfus le coupable idéal.La découverte d’une lettre-missive, passée à la postérité sous le nom de « bordereau », marqua le début de l’Affaire : cette lettre faisait état de la communication de plusieurs documents confidentiels, principalement relatifs au canon de 120 mm, à l’attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne. Après quelques investigations, les soupçons se portèrent sur le capitaine Dreyfus, polytechnicien, officier d'artillerie et stagiaire à l’état-major. Soupçons favorisés par des préjugés antisémites bien ancrés au sein de l’Armée. Comme l’écrivit Marcel Thomas dans L’Affaire sans Dreyfus (Fayard, 1961) :
« Bien entendu, il ne vint à l’idée de personne, le 6 octobre 1894, de considérer que Dreyfus était coupable parce que juif, mais du fait qu’il était juif, on accepta, plus facilement qu’on ne l’eût fait pour un autre, l’idée de sa culpabilité [2]. »
Mais les charges restaient très minces. Or, le ministre de la Guerre, le général Mercier, était alors en butte à une hostilité croissante de la part des parlementaires et d’une partie de la presse. L’annonce de la découverte d’un espion agissant en totale impunité au sein de l’Armée pouvait lui coûter non seulement son poste mais également toutes ses ambitions politiques – il se portera, en 1895, candidat à la présidence de la République. Il fallait donc trouver le coupable. Et rapidement.
Alors s’échafauda progressivement la conspiration qui devait aboutir à la condamnation du capitaine d'artillerie. Sur les cinq expertises graphologiques chargées de déterminer si le bordereau était de la main de Dreyfus, les deux qui l'innocentaient furent mises de côté tandis que deux autres furent faites par des experts que l’on avait fortement « invités » à conclure dans le sens souhaité par l’accusation.
Des fuites dans la presse aboutirent à l’annonce de la nouvelle de l’arrestation de Dreyfus. Mercier était mis en cause pour son incompétence et sa négligence. Pour se défendre, le ministre ne trouva rien de mieux que de déclarer, dans Le Figaro du 28 novembre 1894, que la culpabilité du suspect était « absolue, certaine [3] ».
À ce stade, tout retour en arrière était impossible. Pour être certain de faire condamner Dreyfus par le Conseil de Guerre devant lequel il devait comparaître, Mercier prit la décision de faire confectionner un dossier secret. Le commandant Henry se chargea d’effectuer une première sélection de neuf documents. Le colonel Sandherr, chef de la Section de statistique [4] de l’état-major (c’est-à-dire le contre-espionnage militaire), opéra ensuite, parmi eux, une seconde sélection. Au final, ce furent quatre pièces qui constituèrent le dossier secret. Leur fut adjoint un commentaire du commandant du Paty de Clam, l’officier chargé de l’instruction préliminaire, qui accablait Dreyfus. Un commentaire rédigé sous l’œil du général de Boisdeffre, chef d’état-major, et de Sandherr [5]. Le dossier secret fut ensuite transmis aux juges dans la plus totale illégalité, sans que la défense ait pu en prendre connaissance.
La conspiration des militaires se poursuivit lorsque les premiers doutes sur la culpabilité de Dreyfus s’exprimèrent publiquement. Le commandant Henry fabriqua de nouveaux faux pour étoffer le dossier secret. Du Paty de Clam manœuvra pour disculper le commandant Esterhazy pourtant confondu par le lieutenant-colonel Picquart. Le général Gonse, sous-chef d’état-major, couvrit les agissements de ceux-ci et invita Picquart à se taire. Dans leur entreprise de falsification, les conspirateurs étaient aidés par toute une presse s’adonnant au complotisme.
Dès le début, les journalistes antisémites usèrent et abusèrent d’explications et d’accusations aux relents complotistes. Puisque, d’après leur vision du monde paranoïaque, les Juifs étaient supposés diriger le monde en coulisses, il y avait toutes les chances pour que l’affaire fût étouffée. Car s’« il y avait risque d’étouffement, c’était parce que Dreyfus était juif [6] » écrit l’historien Philippe Oriol, auteur d’une monumentale Histoire de l’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours (Les Belles Lettres, 2014), pour rendre compte des campagnes de presse antijuives.
Ainsi, La Libre Parole d’Edouard Drumont s’en prenait, le 2 novembre 1894, à « [l]a Juiverie tout entière », réputée avoir tout manigancé « dans l’espoir qu’en gagnant du temps elle parviendrait à étouffer l’affaire [7] ». Le lendemain, le même journal dénonça « les Juifs qui, en sous-main, s’emplo[yai]ent plus énergiquement à sauver leur coreligionnaire [8] ».
Le journal La Cocarde de Maurice Barrès entonna lui aussi le refrain complotiste en condamnant les « sérieuses tentatives de sauvetages faites par des personnalités influentes », qui ne pouvaient être que de « puissants membres de la haute société juive [9] ».
Quant au quotidien bonapartiste L’Autorité, il voulait voir dans une manifestation d’amabilité de Joseph Reinach à l’égard de Mercier un moyen de le faire agir en faveur de ses coreligionnaires, « seraient-ils au Cherche-Midi [10] » (une prison militaire où Dreyfus fut détenu).
Tout au long de l’Affaire, les opinions antisémites ne se départirent jamais d’une vision conspirationniste des événements. Ainsi, ce qu’il devint convenu d’appeler le « Syndicat » — c’est-à-dire le camp des partisans de la révision du procès de Dreyfus — ne pouvait être soutenu que par l’argent des Juifs. Le député de l’Aisne André Castelin, qui siégeait au groupe nationaliste à la Chambre des députés, s’emporta, le 18 novembre 1896, contre ce « syndicat d’espionnage et de corruption [11] » qui avait l’intention de ramener Dreyfus de son île – il avait été déporté sur l'île du Diable, au large de la Guyane, en avril 1895.
L’évocation des fortes sommes d’argent utilisées par le « Syndicat » pour corrompre le plus grand nombre de personnes possibles était courante. En novembre 1897, la presse parlait de deux millions de francs [12] mobilisés pour sauver « le traître ». Le thème de l’or corrupteur des Juifs fut clairement exposé par Paul de Cassagnac dans un article pour L’Autorité paru le 8 décembre 1897 et dans lequel il présentait ainsi les Juifs : « Ce sont nos maîtres aujourd’hui. Car ils ont l’or, et l’or dans un pays qui tombe, c’est tout [13]. » Comme le résume Philippe Oriol :
« Défendre Dreyfus, c’était faire partie de ce grand complot antifrançais, antichrétien, un complot qui visait à dominer et asservir la France [14]. »
Le commandant Esterhazy se répandit lui-même dans la presse pour accréditer l’existence d’un complot mené contre lui. Déclarant, dans Le Figaro du 18 novembre 1897, avoir été mis au courant des projets des Juifs contre sa personne, il affirma qu’« ils [avaient] entrepris enquête sur enquête, employant les agences les plus interlopes, n’économisant ni leur influence ni leur argent ». Il raconta ensuite comment un « haut personnage » le mit au courant et entreprit de le défendre contre les sombres agissements des dreyfusards « afin de déjouer leur complot [15] ».
L’une des cibles de choix des conspirationnistes de l’époque fut le lieutenant-colonel Picquart qui, après avoir succédé à Jean Sandherr à la tête de la Section de statistique, découvrit l’innocence de Dreyfus et le nom du véritable espion, Esterhazy. À propos des accusations portées contre ce dernier, L’Intransigeant, dirigé par le boulangiste Henri Rochefort, fit paraître un article intitulé : « Machination effroyable. Chez le commandant Esterhazy ». On pouvait y lire : « L’affaire est machinée de toutes pièces par trois personnes [16] » — au nombre desquelles figurait Picquart. Ce dernier déclara : « Le commandant Esterhazy qui, comme on le sait, écrit tous les articles de La Libre Parole, m’a pris à partie, m’accuse d’être l’âme damnée du complot dirigé contre lui [17]. »
L’obsession conspirationniste des antidreyfusards était donc bien réelle et on sait que, lorsque la réalité donne tort aux complotistes, ceux-ci la fuient et se réfugient dans la forteresse imprenable de leurs croyances. Par conséquent, il ne faut pas s’étonner que, malgré la réhabilitation de Dreyfus en 1906, la certitude de la culpabilité de Dreyfus ait survécu jusqu’à nos jours sous la forme de la dénonciation d’une « histoire-complot » : les historiens nous serviraient, depuis plus d’un siècle une « version officielle » de l’Affaire, dissimulant au public la vérité et manipulant les faits.
Un exemple de la survivance de l’antidreyfusisme conspirationniste se trouve dans le livre d’un certain André Galabru, paru en 1994 sous le titre Variations sur l’Affaire, qui, selon son auteur, s’adresse aux « amateurs d’histoire non trafiqué [sic] » et propose une « approche non conformiste de l’Affaire [18] ».
En 2000, Monique Delcroix publie un Dreyfus-Esterhazy. Réfutation de la vulgate qui imagine un vaste complot mêlant non seulement la famille Dreyfus, Joseph Reinach et le colonel Picquart, mais également le commandant Esterhazy qui accepta de jouer le traître pour disculper Dreyfus. Le complot s’étendit même, selon elle, à tous les acteurs de l’Affaire (les avocats du capitaine, celui de Picquart, le sénateur Scheurer-Kestner…) qui auraient délibérément menti jusque dans leurs correspondances. Philippe Oriol se moque gentiment de cette thèse farfelue : « Pour un beau complot, ce serait un beau complot [19]… »
Dix ans plus tard sort aux éditions Dualpha, du militant d’extrême droite Philippe Randa, La Ténébreuse Affaire Dreyfus, d’un dénommé Bernard Plouvier dont l’objectif est de mettre à bas les « mensonges » des « auteurs académiques [20] ». Fidèle à la tradition conspirationniste, il voit dans l’Affaire un complot orchestré par Zadoc Kahn, le Grand Rabbin de France à cette époque, qui aurait décidé de lancer « une fantastique campagne médiatique ». Dans quel intérêt ? Pour créer des divisions dans la nation. Une citation est d’ailleurs placée en tête de l’un des chapitres du livre : « le rôle de la presse est de créer des mécontents [21]. » Elle provient des Protocoles des Sages de Sion [22]…
Plus récemment, en 2018, c’est un avocat du nom d’Adrien Abauzit qui voulut exploiter le filon en faisant paraître L’Affaire Dreyfus. Entre farces et grosses ficelles. Rien de fondamentalement nouveau, la figure du comploteur étant ici, comme l’indique la quatrième de couverture de l’ouvrage, « l’Antifrance ». Celle-ci aurait profité de l’Affaire pour « épurer » l’Armée de ses bons éléments et les remplacer par les agents du camp de la Révolution, dont on comprend qu’elle est une entité étrangère, malfaisante et hostile à la « vraie » France.
Au-delà de ses idées complotistes, l’auteur nous renseigne sur son incapacité à appréhender les documents qu’il étudie. Dans une interview donnée à Radio Courtoisie le 26 octobre 2018, Abauzit croit pouvoir attribuer le bordereau à Dreyfus parce que celui-ci était un artilleur et était stagiaire à l’état-major.
En réalité, s’il s’était livré à une analyse plus fine du bordereau, il se serait rendu compte que l’attribuer à Dreyfus était une ineptie, comme se plaît à le montrer, en quelques pages, Philippe Oriol [23]. Le vocabulaire utilisé, d’abord [24]. Cette référence, ensuite, à un manuel de tir prétendument « extrêmement difficile à se procurer » : on sait que ce manuel était, au contraire, très répandu puisqu’il avait été envoyé à tous les régiments à plus de trois mille exemplaires et que deux copies se trouvaient à la libre disposition des officiers à l’état-major. La dernière phrase du bordereau (« Je vais partir en manœuvres ») aurait pu suffire, à elle seule, à écarter tous les soupçons portant sur Dreyfus car les stagiaires, dont il faisait partie, avaient été prévenus en mai 1894 qu’ils n’iraient pas en manœuvres. Enfin, la première phrase du document, qui laissait supposer que l’auteur était dans le besoin, n’aurait pu s’appliquer à Alfred Dreyfus. Or, on sait qu'Esterhazy était, quant à lui, criblé de dettes.
Le conspirationnisme antidreyfusard tente ainsi de jeter le discrédit sur la discipline historique, ramenée au statut de fable travestissant la réalité, réduite à n’être, pour reprendre une fameuse citation de Napoléon, qu’« une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord ». Reste que cent vingt ans après l’Affaire, l’argumentaire antidreyfusard ne résiste pas plus qu’alors à l’examen des faits.
Notes :
[1] Maurice Vaïsse et Jean-François Boulanger, « La conspiration des militaires », in L’Histoire, n° 173, janvier 1994, pp. 12-19.
[2] Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961, p. 130.
[3] Cité par Maurice Vaïsse et Jean-François Boulanger, art. cit., p. 17.
[4] La section de statistique désignait l’organisme chargé de la collecte du renseignement. Elle était placée sous les ordres du Deuxième bureau, chargé du renseignement.
[5] Philippe Oriol, L’histoire de l’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 69.
[6] Ibid., p. 78.
[7] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 78.
[8] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 78.
[9] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 78.
[10] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 79 (le Cherche-Midi était le nom de la prison dans laquelle Dreyfus était détenu).
[11] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 245.
[12] Ibid., p. 676.
[13] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 470.
[14] Ibid., p. 470.
[15] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 464.
[16] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 468.
[17] Cité par Philippe Oriol dans Le faux ami du capitaine Dreyfus. Picquart, l’Affaire et ses mythes, Paris, Grasset, 2019, p. 108.
[18] Cité par Philippe Oriol, op. cit., p. 1196.
[19] Philippe Oriol, ibid., p. 1198.
[20] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 1199.
[21] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 1199.
[22] Ibid., p. 1199.
[23] Ibid., pp. 39-42.
[24] Le texte du bordereau est reproduit dans plusieurs ouvrages consacrés à l’Affaire. Dans le livre de Philippe Oriol (2014) on peut le lire page 16.
Voir aussi :
« La conspiration des militaires [1] » : tel était le titre d’un article de L’Histoire qui évoquait ce que fut, à l’origine, l’Affaire Dreyfus. Car il s’agissait bien d’un complot auxquels prirent part le ministre de la Guerre, Auguste Mercier, et plusieurs officiers de l’état-major qui, tous, virent en Alfred Dreyfus le coupable idéal.La découverte d’une lettre-missive, passée à la postérité sous le nom de « bordereau », marqua le début de l’Affaire : cette lettre faisait état de la communication de plusieurs documents confidentiels, principalement relatifs au canon de 120 mm, à l’attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne. Après quelques investigations, les soupçons se portèrent sur le capitaine Dreyfus, polytechnicien, officier d'artillerie et stagiaire à l’état-major. Soupçons favorisés par des préjugés antisémites bien ancrés au sein de l’Armée. Comme l’écrivit Marcel Thomas dans L’Affaire sans Dreyfus (Fayard, 1961) :
« Bien entendu, il ne vint à l’idée de personne, le 6 octobre 1894, de considérer que Dreyfus était coupable parce que juif, mais du fait qu’il était juif, on accepta, plus facilement qu’on ne l’eût fait pour un autre, l’idée de sa culpabilité [2]. »
Mais les charges restaient très minces. Or, le ministre de la Guerre, le général Mercier, était alors en butte à une hostilité croissante de la part des parlementaires et d’une partie de la presse. L’annonce de la découverte d’un espion agissant en totale impunité au sein de l’Armée pouvait lui coûter non seulement son poste mais également toutes ses ambitions politiques – il se portera, en 1895, candidat à la présidence de la République. Il fallait donc trouver le coupable. Et rapidement.
Alors s’échafauda progressivement la conspiration qui devait aboutir à la condamnation du capitaine d'artillerie. Sur les cinq expertises graphologiques chargées de déterminer si le bordereau était de la main de Dreyfus, les deux qui l'innocentaient furent mises de côté tandis que deux autres furent faites par des experts que l’on avait fortement « invités » à conclure dans le sens souhaité par l’accusation.
Des fuites dans la presse aboutirent à l’annonce de la nouvelle de l’arrestation de Dreyfus. Mercier était mis en cause pour son incompétence et sa négligence. Pour se défendre, le ministre ne trouva rien de mieux que de déclarer, dans Le Figaro du 28 novembre 1894, que la culpabilité du suspect était « absolue, certaine [3] ».
À ce stade, tout retour en arrière était impossible. Pour être certain de faire condamner Dreyfus par le Conseil de Guerre devant lequel il devait comparaître, Mercier prit la décision de faire confectionner un dossier secret. Le commandant Henry se chargea d’effectuer une première sélection de neuf documents. Le colonel Sandherr, chef de la Section de statistique [4] de l’état-major (c’est-à-dire le contre-espionnage militaire), opéra ensuite, parmi eux, une seconde sélection. Au final, ce furent quatre pièces qui constituèrent le dossier secret. Leur fut adjoint un commentaire du commandant du Paty de Clam, l’officier chargé de l’instruction préliminaire, qui accablait Dreyfus. Un commentaire rédigé sous l’œil du général de Boisdeffre, chef d’état-major, et de Sandherr [5]. Le dossier secret fut ensuite transmis aux juges dans la plus totale illégalité, sans que la défense ait pu en prendre connaissance.
La conspiration des militaires se poursuivit lorsque les premiers doutes sur la culpabilité de Dreyfus s’exprimèrent publiquement. Le commandant Henry fabriqua de nouveaux faux pour étoffer le dossier secret. Du Paty de Clam manœuvra pour disculper le commandant Esterhazy pourtant confondu par le lieutenant-colonel Picquart. Le général Gonse, sous-chef d’état-major, couvrit les agissements de ceux-ci et invita Picquart à se taire. Dans leur entreprise de falsification, les conspirateurs étaient aidés par toute une presse s’adonnant au complotisme.
Dès le début, les journalistes antisémites usèrent et abusèrent d’explications et d’accusations aux relents complotistes. Puisque, d’après leur vision du monde paranoïaque, les Juifs étaient supposés diriger le monde en coulisses, il y avait toutes les chances pour que l’affaire fût étouffée. Car s’« il y avait risque d’étouffement, c’était parce que Dreyfus était juif [6] » écrit l’historien Philippe Oriol, auteur d’une monumentale Histoire de l’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours (Les Belles Lettres, 2014), pour rendre compte des campagnes de presse antijuives.
Ainsi, La Libre Parole d’Edouard Drumont s’en prenait, le 2 novembre 1894, à « [l]a Juiverie tout entière », réputée avoir tout manigancé « dans l’espoir qu’en gagnant du temps elle parviendrait à étouffer l’affaire [7] ». Le lendemain, le même journal dénonça « les Juifs qui, en sous-main, s’emplo[yai]ent plus énergiquement à sauver leur coreligionnaire [8] ».
Le journal La Cocarde de Maurice Barrès entonna lui aussi le refrain complotiste en condamnant les « sérieuses tentatives de sauvetages faites par des personnalités influentes », qui ne pouvaient être que de « puissants membres de la haute société juive [9] ».
Quant au quotidien bonapartiste L’Autorité, il voulait voir dans une manifestation d’amabilité de Joseph Reinach à l’égard de Mercier un moyen de le faire agir en faveur de ses coreligionnaires, « seraient-ils au Cherche-Midi [10] » (une prison militaire où Dreyfus fut détenu).
Tout au long de l’Affaire, les opinions antisémites ne se départirent jamais d’une vision conspirationniste des événements. Ainsi, ce qu’il devint convenu d’appeler le « Syndicat » — c’est-à-dire le camp des partisans de la révision du procès de Dreyfus — ne pouvait être soutenu que par l’argent des Juifs. Le député de l’Aisne André Castelin, qui siégeait au groupe nationaliste à la Chambre des députés, s’emporta, le 18 novembre 1896, contre ce « syndicat d’espionnage et de corruption [11] » qui avait l’intention de ramener Dreyfus de son île – il avait été déporté sur l'île du Diable, au large de la Guyane, en avril 1895.
L’évocation des fortes sommes d’argent utilisées par le « Syndicat » pour corrompre le plus grand nombre de personnes possibles était courante. En novembre 1897, la presse parlait de deux millions de francs [12] mobilisés pour sauver « le traître ». Le thème de l’or corrupteur des Juifs fut clairement exposé par Paul de Cassagnac dans un article pour L’Autorité paru le 8 décembre 1897 et dans lequel il présentait ainsi les Juifs : « Ce sont nos maîtres aujourd’hui. Car ils ont l’or, et l’or dans un pays qui tombe, c’est tout [13]. » Comme le résume Philippe Oriol :
« Défendre Dreyfus, c’était faire partie de ce grand complot antifrançais, antichrétien, un complot qui visait à dominer et asservir la France [14]. »
Le commandant Esterhazy se répandit lui-même dans la presse pour accréditer l’existence d’un complot mené contre lui. Déclarant, dans Le Figaro du 18 novembre 1897, avoir été mis au courant des projets des Juifs contre sa personne, il affirma qu’« ils [avaient] entrepris enquête sur enquête, employant les agences les plus interlopes, n’économisant ni leur influence ni leur argent ». Il raconta ensuite comment un « haut personnage » le mit au courant et entreprit de le défendre contre les sombres agissements des dreyfusards « afin de déjouer leur complot [15] ».
L’une des cibles de choix des conspirationnistes de l’époque fut le lieutenant-colonel Picquart qui, après avoir succédé à Jean Sandherr à la tête de la Section de statistique, découvrit l’innocence de Dreyfus et le nom du véritable espion, Esterhazy. À propos des accusations portées contre ce dernier, L’Intransigeant, dirigé par le boulangiste Henri Rochefort, fit paraître un article intitulé : « Machination effroyable. Chez le commandant Esterhazy ». On pouvait y lire : « L’affaire est machinée de toutes pièces par trois personnes [16] » — au nombre desquelles figurait Picquart. Ce dernier déclara : « Le commandant Esterhazy qui, comme on le sait, écrit tous les articles de La Libre Parole, m’a pris à partie, m’accuse d’être l’âme damnée du complot dirigé contre lui [17]. »
L’obsession conspirationniste des antidreyfusards était donc bien réelle et on sait que, lorsque la réalité donne tort aux complotistes, ceux-ci la fuient et se réfugient dans la forteresse imprenable de leurs croyances. Par conséquent, il ne faut pas s’étonner que, malgré la réhabilitation de Dreyfus en 1906, la certitude de la culpabilité de Dreyfus ait survécu jusqu’à nos jours sous la forme de la dénonciation d’une « histoire-complot » : les historiens nous serviraient, depuis plus d’un siècle une « version officielle » de l’Affaire, dissimulant au public la vérité et manipulant les faits.
Un exemple de la survivance de l’antidreyfusisme conspirationniste se trouve dans le livre d’un certain André Galabru, paru en 1994 sous le titre Variations sur l’Affaire, qui, selon son auteur, s’adresse aux « amateurs d’histoire non trafiqué [sic] » et propose une « approche non conformiste de l’Affaire [18] ».
En 2000, Monique Delcroix publie un Dreyfus-Esterhazy. Réfutation de la vulgate qui imagine un vaste complot mêlant non seulement la famille Dreyfus, Joseph Reinach et le colonel Picquart, mais également le commandant Esterhazy qui accepta de jouer le traître pour disculper Dreyfus. Le complot s’étendit même, selon elle, à tous les acteurs de l’Affaire (les avocats du capitaine, celui de Picquart, le sénateur Scheurer-Kestner…) qui auraient délibérément menti jusque dans leurs correspondances. Philippe Oriol se moque gentiment de cette thèse farfelue : « Pour un beau complot, ce serait un beau complot [19]… »
Dix ans plus tard sort aux éditions Dualpha, du militant d’extrême droite Philippe Randa, La Ténébreuse Affaire Dreyfus, d’un dénommé Bernard Plouvier dont l’objectif est de mettre à bas les « mensonges » des « auteurs académiques [20] ». Fidèle à la tradition conspirationniste, il voit dans l’Affaire un complot orchestré par Zadoc Kahn, le Grand Rabbin de France à cette époque, qui aurait décidé de lancer « une fantastique campagne médiatique ». Dans quel intérêt ? Pour créer des divisions dans la nation. Une citation est d’ailleurs placée en tête de l’un des chapitres du livre : « le rôle de la presse est de créer des mécontents [21]. » Elle provient des Protocoles des Sages de Sion [22]…
Plus récemment, en 2018, c’est un avocat du nom d’Adrien Abauzit qui voulut exploiter le filon en faisant paraître L’Affaire Dreyfus. Entre farces et grosses ficelles. Rien de fondamentalement nouveau, la figure du comploteur étant ici, comme l’indique la quatrième de couverture de l’ouvrage, « l’Antifrance ». Celle-ci aurait profité de l’Affaire pour « épurer » l’Armée de ses bons éléments et les remplacer par les agents du camp de la Révolution, dont on comprend qu’elle est une entité étrangère, malfaisante et hostile à la « vraie » France.
Au-delà de ses idées complotistes, l’auteur nous renseigne sur son incapacité à appréhender les documents qu’il étudie. Dans une interview donnée à Radio Courtoisie le 26 octobre 2018, Abauzit croit pouvoir attribuer le bordereau à Dreyfus parce que celui-ci était un artilleur et était stagiaire à l’état-major.
En réalité, s’il s’était livré à une analyse plus fine du bordereau, il se serait rendu compte que l’attribuer à Dreyfus était une ineptie, comme se plaît à le montrer, en quelques pages, Philippe Oriol [23]. Le vocabulaire utilisé, d’abord [24]. Cette référence, ensuite, à un manuel de tir prétendument « extrêmement difficile à se procurer » : on sait que ce manuel était, au contraire, très répandu puisqu’il avait été envoyé à tous les régiments à plus de trois mille exemplaires et que deux copies se trouvaient à la libre disposition des officiers à l’état-major. La dernière phrase du bordereau (« Je vais partir en manœuvres ») aurait pu suffire, à elle seule, à écarter tous les soupçons portant sur Dreyfus car les stagiaires, dont il faisait partie, avaient été prévenus en mai 1894 qu’ils n’iraient pas en manœuvres. Enfin, la première phrase du document, qui laissait supposer que l’auteur était dans le besoin, n’aurait pu s’appliquer à Alfred Dreyfus. Or, on sait qu'Esterhazy était, quant à lui, criblé de dettes.
Le conspirationnisme antidreyfusard tente ainsi de jeter le discrédit sur la discipline historique, ramenée au statut de fable travestissant la réalité, réduite à n’être, pour reprendre une fameuse citation de Napoléon, qu’« une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord ». Reste que cent vingt ans après l’Affaire, l’argumentaire antidreyfusard ne résiste pas plus qu’alors à l’examen des faits.
Notes :
[1] Maurice Vaïsse et Jean-François Boulanger, « La conspiration des militaires », in L’Histoire, n° 173, janvier 1994, pp. 12-19.
[2] Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961, p. 130.
[3] Cité par Maurice Vaïsse et Jean-François Boulanger, art. cit., p. 17.
[4] La section de statistique désignait l’organisme chargé de la collecte du renseignement. Elle était placée sous les ordres du Deuxième bureau, chargé du renseignement.
[5] Philippe Oriol, L’histoire de l’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 69.
[6] Ibid., p. 78.
[7] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 78.
[8] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 78.
[9] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 78.
[10] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 79 (le Cherche-Midi était le nom de la prison dans laquelle Dreyfus était détenu).
[11] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 245.
[12] Ibid., p. 676.
[13] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 470.
[14] Ibid., p. 470.
[15] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 464.
[16] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 468.
[17] Cité par Philippe Oriol dans Le faux ami du capitaine Dreyfus. Picquart, l’Affaire et ses mythes, Paris, Grasset, 2019, p. 108.
[18] Cité par Philippe Oriol, op. cit., p. 1196.
[19] Philippe Oriol, ibid., p. 1198.
[20] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 1199.
[21] Cité par Philippe Oriol, ibid., p. 1199.
[22] Ibid., p. 1199.
[23] Ibid., pp. 39-42.
[24] Le texte du bordereau est reproduit dans plusieurs ouvrages consacrés à l’Affaire. Dans le livre de Philippe Oriol (2014) on peut le lire page 16.
Voir aussi :
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