Rancoeur, antisémitisme, incompréhension, islamisme, contestation des cours, complotisme... : deux ans après l'assassinat de Samuel Paty, un enseignant tire la sonnette d'alarme et témoigne sous le couvert de l'anonymat.
Journaliste à France Télévisions, Carine Azzopardi a perdu le père de ses filles dans l'attentat du Bataclan le 13 novembre 2015. En discutant avec un professeur de lettres, elle a pris conscience du danger que représentait la banalisation du complotisme et de l'antisémitisme. Dans « Ces petits renoncements qui tuent »*, ils dressent ensemble le constat d'un monde scolaire traversé par le ressentiment, les fake news et les théories du complot. L'enseignant, Laurent Valogne (c'est un pseudonyme, il témoigne ici sous le sceau de l'anonymat), répond à nos questions.
Conspiracy Watch : Au cours de votre carrière, de quelle manière avez-vous été confronté au complotisme ? Est-ce que vous feriez le constat que cela est devenu de plus en plus prégnant ?
Laurent Valogne : Lorsque j’ai commencé à enseigner il y a maintenant plus de trente ans, j’étais plutôt confronté à ce que l’on appelle aujourd’hui des « légendes urbaines ». Il s’agissait de rumeurs qui circulaient parmi mes élèves. Des choses plutôt loufoques. Cela pouvait par exemple concerner les messages subliminaux supposément racistes ou maçonniques qu'on trouvait soi-disant sur les paquets de Marlboro. C’était plutôt anodin et marginal. Et puis, à l’époque, les élèves étaient un peu moins politisés. Cela a beaucoup changé. En fait, j’ai constaté un véritable tournant avec l’avènement des réseaux sociaux et l’apparition du smartphone. On a en quelque sorte changé d’échelle.
CW : Par exemple ?
L. V. : J’ai eu affaire à des choses parfois délirantes. Une année, un élève de seconde m’a dit que la Terre était creuse, qu’il y avait un souterrain qui permettait de pénétrer dans les entrailles de la Terre du côté du pôle Sud ! Autre exemple : je fais beaucoup de gestes en cours, je suis très expressif, surtout avec mes mains. Avec une de mes classes, à la fin de l’année scolaire, une poignée de garçons est venue me voir pour me dire qu’ils pensaient que j'envoyais des messages « illuminati » durant mon cours. Ou encore cette autre fois où un élève, téléphone en main, m’a assuré avec le plus grand sérieux que Barack Obama était un « reptilien ». Il m'a montré une photo où on voit l’ancien président des États-Unis avec des yeux de batracien...
Cela dit, tous ces exemples sont grossiers. Parfois, ce sont des choses beaucoup plus ténues, mais tout aussi effarantes : après l'attentat contre Charlie Hebdo, un élève de première est venu me voir à la fin du cours pour me dire qu’il savait où étaient « les véritables assassins » : « à Tel-Aviv » ! Plus récemment, lors du « Black Friday », un élève a brandi son téléphone avec une gravure qui datait du XIXe siècle, en expliquant que les soldes aux États-Unis tiraient leur origine des marchés aux esclaves. Il n’est pas très difficile de répondre à toutes ces questions. Il faut à chaque fois les reprendre avec les élèves très méthodiquement, leur inculquer les méthodes à la fois du raisonnement et de la vérification des sources. J’aime beaucoup par exemple étudier un texte de Fontenelle, très emblématique des Lumières, extrait de son Histoire des Oracles, « La dent d’or ». Cela fait toujours son petit effet sur les élèves.
CW : Ces paroles complotistes se sont-elles libérées dans un contexte précis ? Y a t-il des thèses complotistes plus populaires que les autres ? Vous citez par exemple les Illuminati mais aussi la « censure » qui frapperait Dieudonné et ces expressions : « Shoah business », « pornographie mémorielle »... qui sont reprises à leurs comptes par certains de vos élèves.
L. V. : Ce type de parole déshinibée intervient souvent dans le contexte de l’humour, lorsqu’on aborde la question de la satire. La rhétorique du « deux poids, deux mesures » est devenue une saillie que j’ai pu entendre dans la bouche de certains élèves : « on autorise des gens à se moquer du Prophète en faisant des caricatures, mais on interdit à Dieudonné de se moquer des juifs ». Je précise que cette remarque n’est même pas perçue comme quelque chose d’antisémite par beaucoup d’élèves, mais comme l’expression d’une injustice, avec ce sentiment d’être brimé. Répondre à ce type de remarque est assez facile : il suffit de leur expliquer que faire monter sur scène un négationniste [Robert Faurisson – ndlr] et un acteur en tenue de déporté ne relève pas de l’humour. J’avais été confronté au même problème, il y a un peu plus longtemps, avec un sketch du même Dieudonné grimé en rabbin. J’avais fait le parallèle avec le détournement de la publicité « Royal Canin » par Alain Chabat, lui aussi déguisé en rabbin, pour leur montrer la différence, une différence non de degré mais de nature.
À chaque fois, il faut être précis et méticuleux dans les réponses. Certes, les artifices démagogiques dont use Dieudonné sont grossiers, mais aussi parfois pernicieux et donc redoutables et cela ne rend pas les choses faciles. Ses thèses et celles de son compère Soral sont souvent banalisées. Une anecdote à cet égard : une année, je fais passer l’oral du baccalauréat. J’interroge un candidat, qui portait ce jour-là un tee-shirt avec une image de guillotine surmontée de la phrase suivante « L’éternel retour du concret ». Je ne fais aucune réflexion, l’élève sort, je me creuse les méninges et je me souviens que c'est une phrase de Lénine. Je rentre chez moi, avec cette phrase qui me trotte dans la tête, j’ouvre mon ordinateur, je vais dans Google Images, je tape « tee-shirt + guillotine » avec la citation que j’attribue à Lénine et je tombe... sur le site de Soral, Égalité & Réconciliation !
CW : Vous rapportez que le mot « Shoah » ne fait plus partie de votre vocabulaire.
L. V. : À titre personnel, je n’aime pas tellement utiliser ce vocable et je ne l’emploie pas, de même que je ne parle jamais d’« Holocauste », car ces mots ont pour moi une connotation trop religieuse. Donc je parle tout simplement d’extermination. Par ailleurs, c’est un terme qui déclenche souvent des réactions exaspérées. Cela m’est arrivé plusieurs fois dans le cadre d’un cours, sur Primo Levi par exemple, ou sur Anne Frank… Là encore, certains élèves estiment qu'« on parle tout le temps de la Shoah », et vont mettre cela en parallèle avec le conflit israélo-palestinien par exemple, ou avec l’histoire de l’esclavage ou de la guerre d’Algérie. On comprend bien vite qu’il y a une sorte de concurrence victimaire autour de certains enjeux mémoriels. Il faut être très rigoureux lorsqu’on répond car les élèves sont en attente, et certains ont même de la rancœur. En règle générale, je réponds sur cette question de l’hypermnésie de l’extermination des Juifs d’Europe en leur expliquant que, longtemps, cette question a été occultée en France, et ce jusqu’au début des années 70 avec la parution du livre de Robert Paxton [La France de Vichy, 1973 – ndlr]. Je leur montre que le mythe des Français « tous résistants » institué par de Gaulle est en quelque sorte à l’origine de cette occultation, qu’il y a eu, après cette phase historique, une autre séquence, qui est celle du retour du refoulé, et qu’il est somme toute logique que l’on en parle beaucoup, car elle est le miroir d’un certain tabou qui a volé en éclats et surtout de notre mauvaise conscience.
CW : Vous évoquez aussi, suite à l’assassinat de Samuel Paty, le trouble que certains ont pu ressentir face à des fausses informations complotistes relayées par des collègues ou des amis trop crédules. C'est-à-dire ?
L. V. : Quand est survenue cette tragédie, tout un tas de nouvelles me sont parvenues dans la soirée, parmi lesquelles des choses fausses et polémiques qui traînaient sur les réseaux sociaux et relayées par certains sites d’extrême droite. Je dois dire que j’étais désemparé. J’ai lu des choses affreuses sur les circonstances du drame, qui appelaient clairement à l’esprit de vengeance. Sur un autre versant, certains commentaires remettaient en cause de façon éhontée et obscène le professionnalisme de Samuel Paty, affirmant qu'il était « raciste », qu'il avait « provoqué » gratuitement ses élèves. Je ne m’attarderai pas sur les « screenshots » envoyés par un ami qui montraient une mosaïque de comptes sur les réseaux sociaux qui se réjouissaient de cette abjection. Je ne veux même pas entrer dans le détail, tant tout cela était fangeux et nauséeux. J’ai mis un certain temps à dénouer tous les fils de cette histoire, durant les vacances de la Toussaint 2020. Et puis l’année dernière, j’ai lu le livre-enquête que David di Nota lui avait consacré**. C’est un livre absolument remarquable, magistral même dans la façon dont il est conduit. Je tiens ici à lui rendre un hommage appuyé.
* Carine Azzopardi & le témoin, « Ces petits renoncements qui tuent ». Le cri d’alarme d’un professeur contraint à l’anonymat, éd. Plon, 2022.
** David di Nota, J'ai exécuté un chien de l'enfer. Rapport sur l'assassinat de Samuel Paty, éd. Le Cherche-Midi, 2021.
Voir aussi :
Journaliste à France Télévisions, Carine Azzopardi a perdu le père de ses filles dans l'attentat du Bataclan le 13 novembre 2015. En discutant avec un professeur de lettres, elle a pris conscience du danger que représentait la banalisation du complotisme et de l'antisémitisme. Dans « Ces petits renoncements qui tuent »*, ils dressent ensemble le constat d'un monde scolaire traversé par le ressentiment, les fake news et les théories du complot. L'enseignant, Laurent Valogne (c'est un pseudonyme, il témoigne ici sous le sceau de l'anonymat), répond à nos questions.
Conspiracy Watch : Au cours de votre carrière, de quelle manière avez-vous été confronté au complotisme ? Est-ce que vous feriez le constat que cela est devenu de plus en plus prégnant ?
Laurent Valogne : Lorsque j’ai commencé à enseigner il y a maintenant plus de trente ans, j’étais plutôt confronté à ce que l’on appelle aujourd’hui des « légendes urbaines ». Il s’agissait de rumeurs qui circulaient parmi mes élèves. Des choses plutôt loufoques. Cela pouvait par exemple concerner les messages subliminaux supposément racistes ou maçonniques qu'on trouvait soi-disant sur les paquets de Marlboro. C’était plutôt anodin et marginal. Et puis, à l’époque, les élèves étaient un peu moins politisés. Cela a beaucoup changé. En fait, j’ai constaté un véritable tournant avec l’avènement des réseaux sociaux et l’apparition du smartphone. On a en quelque sorte changé d’échelle.
CW : Par exemple ?
L. V. : J’ai eu affaire à des choses parfois délirantes. Une année, un élève de seconde m’a dit que la Terre était creuse, qu’il y avait un souterrain qui permettait de pénétrer dans les entrailles de la Terre du côté du pôle Sud ! Autre exemple : je fais beaucoup de gestes en cours, je suis très expressif, surtout avec mes mains. Avec une de mes classes, à la fin de l’année scolaire, une poignée de garçons est venue me voir pour me dire qu’ils pensaient que j'envoyais des messages « illuminati » durant mon cours. Ou encore cette autre fois où un élève, téléphone en main, m’a assuré avec le plus grand sérieux que Barack Obama était un « reptilien ». Il m'a montré une photo où on voit l’ancien président des États-Unis avec des yeux de batracien...
Cela dit, tous ces exemples sont grossiers. Parfois, ce sont des choses beaucoup plus ténues, mais tout aussi effarantes : après l'attentat contre Charlie Hebdo, un élève de première est venu me voir à la fin du cours pour me dire qu’il savait où étaient « les véritables assassins » : « à Tel-Aviv » ! Plus récemment, lors du « Black Friday », un élève a brandi son téléphone avec une gravure qui datait du XIXe siècle, en expliquant que les soldes aux États-Unis tiraient leur origine des marchés aux esclaves. Il n’est pas très difficile de répondre à toutes ces questions. Il faut à chaque fois les reprendre avec les élèves très méthodiquement, leur inculquer les méthodes à la fois du raisonnement et de la vérification des sources. J’aime beaucoup par exemple étudier un texte de Fontenelle, très emblématique des Lumières, extrait de son Histoire des Oracles, « La dent d’or ». Cela fait toujours son petit effet sur les élèves.
CW : Ces paroles complotistes se sont-elles libérées dans un contexte précis ? Y a t-il des thèses complotistes plus populaires que les autres ? Vous citez par exemple les Illuminati mais aussi la « censure » qui frapperait Dieudonné et ces expressions : « Shoah business », « pornographie mémorielle »... qui sont reprises à leurs comptes par certains de vos élèves.
L. V. : Ce type de parole déshinibée intervient souvent dans le contexte de l’humour, lorsqu’on aborde la question de la satire. La rhétorique du « deux poids, deux mesures » est devenue une saillie que j’ai pu entendre dans la bouche de certains élèves : « on autorise des gens à se moquer du Prophète en faisant des caricatures, mais on interdit à Dieudonné de se moquer des juifs ». Je précise que cette remarque n’est même pas perçue comme quelque chose d’antisémite par beaucoup d’élèves, mais comme l’expression d’une injustice, avec ce sentiment d’être brimé. Répondre à ce type de remarque est assez facile : il suffit de leur expliquer que faire monter sur scène un négationniste [Robert Faurisson – ndlr] et un acteur en tenue de déporté ne relève pas de l’humour. J’avais été confronté au même problème, il y a un peu plus longtemps, avec un sketch du même Dieudonné grimé en rabbin. J’avais fait le parallèle avec le détournement de la publicité « Royal Canin » par Alain Chabat, lui aussi déguisé en rabbin, pour leur montrer la différence, une différence non de degré mais de nature.
À chaque fois, il faut être précis et méticuleux dans les réponses. Certes, les artifices démagogiques dont use Dieudonné sont grossiers, mais aussi parfois pernicieux et donc redoutables et cela ne rend pas les choses faciles. Ses thèses et celles de son compère Soral sont souvent banalisées. Une anecdote à cet égard : une année, je fais passer l’oral du baccalauréat. J’interroge un candidat, qui portait ce jour-là un tee-shirt avec une image de guillotine surmontée de la phrase suivante « L’éternel retour du concret ». Je ne fais aucune réflexion, l’élève sort, je me creuse les méninges et je me souviens que c'est une phrase de Lénine. Je rentre chez moi, avec cette phrase qui me trotte dans la tête, j’ouvre mon ordinateur, je vais dans Google Images, je tape « tee-shirt + guillotine » avec la citation que j’attribue à Lénine et je tombe... sur le site de Soral, Égalité & Réconciliation !
CW : Vous rapportez que le mot « Shoah » ne fait plus partie de votre vocabulaire.
L. V. : À titre personnel, je n’aime pas tellement utiliser ce vocable et je ne l’emploie pas, de même que je ne parle jamais d’« Holocauste », car ces mots ont pour moi une connotation trop religieuse. Donc je parle tout simplement d’extermination. Par ailleurs, c’est un terme qui déclenche souvent des réactions exaspérées. Cela m’est arrivé plusieurs fois dans le cadre d’un cours, sur Primo Levi par exemple, ou sur Anne Frank… Là encore, certains élèves estiment qu'« on parle tout le temps de la Shoah », et vont mettre cela en parallèle avec le conflit israélo-palestinien par exemple, ou avec l’histoire de l’esclavage ou de la guerre d’Algérie. On comprend bien vite qu’il y a une sorte de concurrence victimaire autour de certains enjeux mémoriels. Il faut être très rigoureux lorsqu’on répond car les élèves sont en attente, et certains ont même de la rancœur. En règle générale, je réponds sur cette question de l’hypermnésie de l’extermination des Juifs d’Europe en leur expliquant que, longtemps, cette question a été occultée en France, et ce jusqu’au début des années 70 avec la parution du livre de Robert Paxton [La France de Vichy, 1973 – ndlr]. Je leur montre que le mythe des Français « tous résistants » institué par de Gaulle est en quelque sorte à l’origine de cette occultation, qu’il y a eu, après cette phase historique, une autre séquence, qui est celle du retour du refoulé, et qu’il est somme toute logique que l’on en parle beaucoup, car elle est le miroir d’un certain tabou qui a volé en éclats et surtout de notre mauvaise conscience.
CW : Vous évoquez aussi, suite à l’assassinat de Samuel Paty, le trouble que certains ont pu ressentir face à des fausses informations complotistes relayées par des collègues ou des amis trop crédules. C'est-à-dire ?
L. V. : Quand est survenue cette tragédie, tout un tas de nouvelles me sont parvenues dans la soirée, parmi lesquelles des choses fausses et polémiques qui traînaient sur les réseaux sociaux et relayées par certains sites d’extrême droite. Je dois dire que j’étais désemparé. J’ai lu des choses affreuses sur les circonstances du drame, qui appelaient clairement à l’esprit de vengeance. Sur un autre versant, certains commentaires remettaient en cause de façon éhontée et obscène le professionnalisme de Samuel Paty, affirmant qu'il était « raciste », qu'il avait « provoqué » gratuitement ses élèves. Je ne m’attarderai pas sur les « screenshots » envoyés par un ami qui montraient une mosaïque de comptes sur les réseaux sociaux qui se réjouissaient de cette abjection. Je ne veux même pas entrer dans le détail, tant tout cela était fangeux et nauséeux. J’ai mis un certain temps à dénouer tous les fils de cette histoire, durant les vacances de la Toussaint 2020. Et puis l’année dernière, j’ai lu le livre-enquête que David di Nota lui avait consacré**. C’est un livre absolument remarquable, magistral même dans la façon dont il est conduit. Je tiens ici à lui rendre un hommage appuyé.
* Carine Azzopardi & le témoin, « Ces petits renoncements qui tuent ». Le cri d’alarme d’un professeur contraint à l’anonymat, éd. Plon, 2022.
** David di Nota, J'ai exécuté un chien de l'enfer. Rapport sur l'assassinat de Samuel Paty, éd. Le Cherche-Midi, 2021.
Voir aussi :
Depuis seize ans, Conspiracy Watch contribue à sensibiliser aux dangers du complotisme en assurant un travail d’information et de veille critique sans équivalent. Pour pérenniser nos activités, le soutien de nos lecteurs est indispensable.