Est-ce un « dérapage » mélenchonien de plus ou un élément de sa stratégie populiste visant à fédérer le peuple contre les élites ? Depuis son interview sur France Inter dimanche 6 juin, où il a prédit qu’un « un grave incident », « écrit d’avance », se produirait dans la dernière semaine de la campagne présidentielle (« Ça a été Merah en 2012. Ça a été l’attentat la dernière semaine sur les Champs-Elysées [en 2017]. Avant, on avait eu Papy Voise dont plus personne n’a jamais entendu parler après. Tout ça, c’est écrit d’avance »), Jean-Luc Mélenchon a déclenché la colère des familles de victimes des attentats terroristes et fait l’unanimité de la classe politique contre lui. Depuis, le député des Bouches-du-Rhône explique qu’il entendait pointer l’instrumentalisation politique des faits divers et attaques commises avant la présidentielle, sans retirer ses propos.
Selon Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch et expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, le leader de La France insoumise (LFI) n’en est pas à son coup d’essai en matière de complotisme. Entretien.
L'Obs : Les propos de Jean-Luc Mélenchon sont-ils complotistes ?
Rudy Reichstadt : Le complotisme semble devenu une seconde nature chez lui comme s’il avait fini par être complètement contaminé par cette vision du monde. Défendre l’idée que la démocratie française est un simulacre, prédire qu’il va se produire un événement grave dont « le système » serait à l’origine pour disqualifier des candidats, cela relève du complotisme le plus banal.
Attardons-nous un instant sur ce terme de « système ». Il s’agit d’un mot-valise qui permet de faire oublier qu’on en fait partie – c’est son cas – et qui autorise surtout à fustiger un petit groupe d’individus sans le nommer précisément et qui serait assez puissant pour faire « sortir du chapeau » toujours les mêmes, « des petits Macron »… C’est là une lecture démonologique de la réalité. Si Emmanuel Macron est élu en 2017, c’est en raison d’une adhésion d’une part importante du pays à sa candidature mais également au terme d’un concours de circonstances : le fait que François Hollande ne se représente pas, que François Fillon soit rattrapé par la justice ou encore que François Bayrou le rallie. Il n’y a là aucun complot, aucun plan « écrit d’avance » comme le suggère Mélenchon. Ses déclarations me font penser à celles de Donald Trump avant la dernière présidentielle américaine. Il annonçait qu’il ne pouvait que gagner et que, dans le cas contraire, ce serait la preuve que le système est frauduleux. Et puis, comme si ça ne suffisait pas, il y a cette insinuation indigne et navrante selon laquelle les attentats terroristes auraient été fomentés par ledit « système »…
L'Obs : Est-ce un dérapage ou y a-t-il une part de calcul dans sa sortie ?
R. R. : Les commentaires qui évoquent un dérapage m’étonnent beaucoup. Le complotisme chez Mélenchon n’est pas un accident, c’est un tropisme. Plutôt que de faire acte de contrition, d’expliquer que ses mots ont dépassé sa pensée – ce dont tout le monde aurait pris acte –, il choisit de se faire passer pour la victime d’une cabale et d’accuser ceux qui se sont émus de ses propos d’être les complices des assassins ! On est là dans ce que le populisme produit de pire. Or, Jean-Luc Mélenchon n’a pas l’excuse d’être un imbécile. C’est un homme politique blanchi sous le harnais, doté d’une authentique culture historique. Il a pu, dans ses meilleurs moments, se hisser plus haut que lui-même et témoigner d’une réelle hauteur de vue. L’hypothèse de la sortie de route est trop charitable au regard de toutes les déclarations du même type qu’il a eues ces dernières années.
L'Obs : A quelles déclarations faites-vous allusion ?
R. R. : Il y a eu les attaques contre la justice, après les perquisitions au siège de LFI, le soutien indéfectible à Nicolas Maduro, le président vénézuélien. Lors d’une passe d’armes avec Manuel Valls en octobre 2017, Mélenchon avait également relayé une vidéo issue d’un compte YouTube ouvertement complotiste qui suggérait une sorte d’allégeance de l’ancien Premier ministre à la communauté juive. Plus récemment, en 2019, quand il accusait le Crif dans un post sur la défaite de Jeremy Corbyn aux élections britanniques, il parlait à une partie de sa base qui est sensible aux idées de Dieudonné et d’Alain Soral. Je ne peux pas croire qu’il se mette à parler la langue du complotisme aussi méthodiquement et avec une telle régularité par étourderie ou simple maladresse.
L'Obs : En parlant comme il l’a fait dimanche, il s’adresse donc à une partie de ses sympathisants ?
R. R. : Il s’adresse à une partie minoritaire mais substantielle de son électorat. Chez les sympathisants de La France insoumise et chez ceux du Rassemblement national [RN, ex-Front national], il y a une appétence supérieure à la moyenne pour les théories du complot. L’une de nos enquêtes d’opinion montrait par exemple que 22 % des Français approuveraient l’idée qu’il existe un « complot sioniste mondial ». Ce chiffre monte à 33 % chez les sympathisants LFI et 36 % chez les sympathisants RN. On observe le même genre de tendance s’agissant de la théorie du complot sur les attentats du 11 septembre 2001 ou sur les Illuminati.
Lors de la campagne 2017, Mélenchon avait pu avoir des intonations jauressiennes. Il s’est fait instituteur du peuple, c’est donc la preuve qu’il peut tenir à ses partisans un autre langage que celui du populisme. Lorsqu’on rompt avec le lexique de la gauche, lorsqu’on pourfend « l’oligarchie » par exemple – terme utilisé en son temps par Charles Maurras pour s’en prendre à ce qu’il appelait les « quatre Etats confédérés » – au lieu de s’attaquer aux structures du capitalisme, on est en rupture complète avec l’imaginaire non seulement du socialisme démocratique mais aussi du marxisme, qui faisait une nette distinction entre les hommes, interchangeables, et le système. Déserter le terrain de l’analyse critique des structures pour investir celui de la haine contre une poignée de comploteurs présumés est la marque d’une profonde régression théorique. Politiquement, c’est une impasse pour la gauche et cela ne profite en définitive qu’à l’extrême droite.
L'Obs : Y a-t-il un complotisme spécifiquement mélenchonien ?
R. R. : Jean-Luc Mélenchon est animé d’une sorte de tyranophilie assez singulière dans la gauche démocratique, où l’on est d’ordinaire peu à l’aise avec les régimes dictatoriaux. Il a voué une admiration pour le régime de Hugo Chavez [au Venezuela] et vante encore aujourd’hui le régime cubain. Souvenez-vous qu’à la mort de Fidel Castro, il avait rassemblé ses partisans devant la statue de Simon Bolivar à Paris pour y tenir un discours d’hommage enflammé, repeignant le dictateur tropical en « serviteur de la liberté ». Il ne va pas jusqu’à afficher sa sympathie pour le régime de Poutine, dont on sait les liens avec les extrêmes droites européennes. Mais on voit bien qu’il retient ses coups à son encontre et accepte avec une étrange facilité le storytelling du Kremlin sur la situation en Ukraine ou le sort réservé à certains opposants. En 2016, il avait salué l’intervention militaire russe sur le théâtre syrien, laquelle devait combattre Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] mais s’en était surtout pris aux civils, aux rebelles modérés et aux Kurdes. Mélenchon est aussi un proche du cofondateur d’un site complotiste, Maxime Vivas – qui le considère comme un ami personnel –, qui s’emploie à nier la violence de la répression qui s’abat sur les Ouïgours [minorité turcophone et musulmane du Xinjiang, région du nord-ouest de la Chine]. En 2008, à l’époque des jeux Olympiques de Pékin, Mélenchon défendait déjà les « droits » du régime chinois sur le Tibet au prétexte qu’il n’approuvait pas la théocratie…
L'Obs : Ses sorties rencontrent-elles un écho dans la complosphère ?
R. R. : Sur Internet, la mouvance complotiste la plus influente penche indéniablement du côté de l’extrême droite. Soit identitaire : elle met alors l’accent sur le rejet de l’immigration. Soit « antimondialiste » : elle réactualise alors des thèmes antisémites. Mélenchon y est vu soit comme l’idiot utile du « mondialisme » en raison de ses positions sur l’immigration et de son islamophilie, soit comme faisant partie du « système » justement, comme représentant d’une « opposition contrôlée ». On souligne alors son passage par la franc-maçonnerie ou sa pusillanimité face au « sionisme ». On le crédite d’être sur la bonne voie, mais on lui reproche de ne pas l’emprunter suffisamment clairement. « Encore un effort Jean-Luc », a pu tweeter Alain Soral en 2017.
* Propos recueillis par Rémy Dodet.
Source : L'Obs, 8 juin 2021.
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